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Islam et psychanalyse: quels rapports ? |
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Texte inédit en français
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Autant il est loisible de constater à quel point l'univers de la pensée occidentale s'est enrichi de l'apport de la psychanalyse, autant il est facile de constater à quel point le monde arabe est resté profondément réfractaire à cette pensée. Certes elle y exerce, au même titre que la pensée occidentale, une attraction puissante, mais les tentatives d'y implanter, soit la pratique de la cure, soit des structures de réflexion ou d'enseignement correspondantes, se sont jusqu'à présent révélées globalement vaines. D'où l'idée qui se répand de plus en plus d'une incompatibilité radicale entre la psychanalyse et l'Islam. Et puisqu'il faut toujours expliquer, on invoque en cette culture le poids prédominant de la communauté sur l'individu, ou les structures propres de la religion et de la langue, soulignant le caractère spécifiquement occidental que le psychanalyse tiendrait de son origine.
Avant d'en conclure que la psychanalyse ne peut être d'aucune utilité dans le cadre de la culture arabe islamique, il serait bon de s'interroger sur la façon dont Islam et psychanalyse se sont rencontrés jusqu'ici. Une investigation rapide du champ montre que, dans le cadre des sciences humaines, la psychanalyse a été utilisée - quand elle l'a été- comme un outil d'interprétation à appliquer à une autre culture : ainsi en est-on venu à poser la question de l'Oedipe maghrébin, de la mère castratrice, comme s'il s'agissait de jauger une autre culture à l'aune de ces théories. Ce faisant, les utilisateurs, sans doute bien intentionnés (puisqu'ils voulaient faire "bénéficier" le monde arabe de cet outil de pensée vivificateur qu'est la psychanalyse), ne faisaient que procéder à la façon "ethnologique" classique : prendre l'autre comme objet d'étude, en faisant abstraction - scientificité oblige - de leur position de sujet agissant dans l'opération. Cette imposition d'un savoir à partir de l'étranger qui s'est réalisée au Maghreb dans le cadre de la colonisation, mais s'est largement poursuivie par la suite, a souvent eu comme résultat d'établir une coupure entre ce qui reste malgré tout aux yeux des masses un savoir exogène - même s'il est incarné par des intellectuels originaires du pays -, et un autre savoir avec lequel on se trouve en continuité viscérale (par la langue arabe et la tradition islamique) mais dont on ne sait plus quel est le statut dans le contexte de la société moderne. Prise dans ce statut de savoir étranger, la psychanalyse ne pouvait se présenter que comme une étrangère dans l'étranger, puisque, concernant les valeurs profondes du sujet, elle se trouvait aux antipodes de ce que pouvait incarner la culture endogène.
S'agit-il d'un problème propre au rapport de la psychanalyse à la culture arabe et islamique ? Certainement pas. L'application de celle-là aux sciences humaines reste jusqu'à ce jour problématique. L'importation des concepts analytiques dans une discipline (même quand elle n'est pas faite sous le couvert d'y apporter la vérité dernière) est généralement peu convaincante : c'est le cas notamment de plusieurs tentatives d'anthropologie psychanalytique. Pour en comprendre la raison, on peut se reporter à ce que serait une interprétation donnée par un psychanalyste à un analysant qui n'aurait pas fait le travail personnel préliminaire : même si elle était juste, elle resterait sans effet. Ce n'est que par un processus de germination à l'intérieur d'une discipline, à l'intérieur d'une culture, que quelque chose de l'apport freudien peut être mis en oeuvre. Dans la mesure où celui-ci a pour objectif d'arracher à l'inconscient, par le travail du rêve ou du mythe, des lambeaux d'un passé refoulé, pour les faire passer à un état où l'homme peut en faire quelque chose, de la mémoire, de l'histoire, voire de l'oubli, il ne peut être réduit à l'application de concepts ni de méthodes, ni au déploiement d'un mécanisme de démonstration rationnelle.
L'enrichissement que pourrait apporter cet héritage de Freud à la culture arabe me semble cependant évident, à condition de prendre en compte l'enrichissement que cet héritage pourrait recevoir de son implantation dans cette culture. Ceci concerne deux domaines : celui de la pratique de la cure, et celui de la réflexion sur la société, celui qui concernerait l'individu (l'ontogenèse) et celui qui concernerait la société (phylogenèse) : on sait à quel point les deux champs sont liés dans la pensée freudienne, mais il s'agit ici de distinguer deux champs d'application.
En ce qui concerne la pratique de la cure, je ne peux qu'avouer mon incompétence, ce qui n'empêche pas de poser quelques questions. La plupart des analystes du monde arabe ont été formés à l'étranger : peu sans doute ont pu faire leur cure en langue arabe. C'est dans ce milieu étranger qu'ils doivent par la suite trouver appui intellectuel, mais leur pratique n'y fait pas reconnaître ce qui représenterait l'expérience de la cure dans une autre culture : peut-être précisément parce que, du fait de sa faible extension et de sa limitation à des couches occidentalisées de la population (comme cela est souvent le cas en Amérique latine), cette pratique n'est pas à même de faire le lien avec la population qui baigne dans la culture "endogène". Le cas de psychanalystes d'origine arabe exerçant en France est souvent révélateur d'une coupure avec leur culture d'origine : il ne peut s'agir ici d'un reproche, mais le fait est révélateur. Y aurait-il un tabou à ce que ces psychanalystes parlent de leur rapport à leur culture d'origine, de la langue de leur analyse, de ce qu'ils ont pu sentir d'une distance ? Ou bien tout cela n'a-t-il pu être vécu que sur le mode de la rupture ? Du fait de ce silence, l'impression prévaut qu'ils pratiquent leur métier comme le font leurs collègues européens, qu'ils en définissent le même cadre, qu'ils en font jouer les mêmes ressorts : quoi qu'il en soit, même si cela est concevable, cela mériterait d'être dit.
L'autre domaine est celui qui concernerait l'utilisation de la psychanalyse dans les sciences sociales. Si on veut bien considérer la tradition culturelle arabe, on constatera facilement que, concepts mis à part, elle a à faire aux mêmes objets que ceux qu'affronte la psychanalyse. Je ne parlerai pas ici des traditions thérapeutiques qui mériteraient un long développement. Je mentionnerai simplement la tradition écrite, notamment cette oeuvre étonnante que sont les Mille et Une Nuits.
A leur sujet on a souvent dit qu'elles représentaient une cure analytique, une cure d'amour. Sans doute. Mais qu'a-t-on dit de plus, en la ramenant à une donnée connue de notre culture? N'est-il pas plus important, puisque les Nuits ont été racontées depuis longtemps, de voir en quoi leur façon de procéder est spécifique, au lieu de pratiquer une assimilation réductrice et de perdre ainsi toute chance d'en recueillir l'apport original ?
Les Mille et Une Nuits représentent, même pour la pensée occidentale, un exemple extraordinaire du rôle de la parole. L'ensemble de la narration est contenu dans les limites d'un projet : celui par lequel la conteuse Schahrazade doit, pour sauver sa vie, celle de son père, et des autres femmes, arracher un roi au traumatisme dans lequel l'a plongé le spectacle de la trahison de son épouse : un traumatisme qui l'enferme dans la répétition : celle qui lui fait tuer chaque jour une vierge, femme que personne n'a possédée et que personne ne possédera plus. Shaharzade lui ouvre un double espace : un espace de temps par les attentes qu'elle instaure d'une nuit à l'autre, un espace de rêve par les histoires qu'elle raconte. A son malheur, elle offre une multitude de figures auxquelles le roi peut s'identifier, par rejet ou par proximité. Elle va ainsi le conduire à être capable de parler de ce malheur qui l'a frappé, d'en faire un élément de son histoire dont il pourra finalement se détacher. Elle va lui permettre de nommer ce qui lui est arrivé. Tout ceci sera possible parce que la parole, par l'espace d'imaginaire qu'elle ouvre, par la mise en proximité du réel et de l'imaginaire, permet au passé de ressurgir dans le présent, et d'accéder de ce fait à un autre mode d'existence. C'est ce que le langage du conte permet de rendre figurable : est mis là en image ce que la théorie, au dire même de Freud parlant des poètes, mettra longtemps à énoncer et qui n'est autre que le travail du rêve. Mais ce que les Nuits montrent bien, c'est que ce n'est pas là travail de magicien, que l’œuvre de parole met en scène plusieurs personnages dont l'évolution se conditionne mutuellement : le roi bien sûr qui va être arraché à sa folie, et devenir père, mais aussi la conteuse qui devient femme et mère, et sa petite sœur qui, incitatrice de la narration et témoin de la vie nocturne, devient femme elle aussi. A l'évolution globale participent aussi le frère du roi, le père de la conteuse, et, fortement présente par son absence, la mère du roi.1
Dans cette perspective, ce qui est important, ce n'est pas de faire de l'anthropologie ou de la psychanalyse, c'est de se mettre à l'écoute des processus de la parole, que celle-ci soit située dans tel univers culturel ou dans tel autre. Chaque culture a mis en jeu la parole, et , si on croit à l'efficacité de la parole, à l'action du rêve, à celle du mythe, on ne peut que les retrouver au sein de chaque culture, chacune apportant sa marque spécifique susceptible de faire retour sur les autres lieux de la théorie.
Ce qu'il est important de croire, c'est que les choses ont un autre mode d'existence que celui qui tombe sous le sens, qu'elles ont une seconde actualité qui leur vient de leur charge de passé, que le présent est toujours travaillé par le passé, mais que ce passé, en tant que point d'origine, n'est jamais quelque chose de donné pour toujours : cette origine se recrée continuellement, grâce à cette coexistence du passé et du présent qu'organisent le rêve pour les individus, et le mythe pour les sociétés.
Si l'on voulait de ceci un exemple récent, on pourrait se référer à l'affaire des "Versets sataniques". Au-delà du tapage politique et idéologique qui l'a marquée, il faut bien se poser la question de la blessure profonde qui a été ressentie par une grande partie de l'opinion, à l'évocation d'un évènement de l'origine qui devait être oublié, c'est-à-dire refoulé. C'est un procédé analogue à celui du conte que le romancier utilise, en brouillant temporairement les frontières entre histoire passée et récit du présent, de façon à donner accès dans le vécu d'aujourd'hui à ce qui fit problème dès l'origine. Qu'Allah ne puisse exister sans déesses, ni l'archange sans démon, de même qu'il ne peut être conçu de masculin sans féminin, ni de bien sans mal, cela ne correspond-il pas aux interrogations les plus fondamentales de l'homme de tout temps ? Quelle parole pourrait accéder à leur reconnaissance si elle n'a pas pris d'abord le détour de l'imaginaire, afin de les délivrer de la "grotte" où elles étaient enfermées?
Il ne faut donc pas être pessimiste sur ce rapport de l'Islam et de la psychanalyse : chacun d'eux aura à apprendre de l'autre et à s'en enrichir. On peut certes regretter que des élaborations hâtives barrent le chemin qu'elles prétendent ouvrir. Il ne suffit pas d'appliquer une théorie fabriquée ici à une réalité arabe pour faire avancer la question, même si on prend à témoin le prestigieux dictionnaire Lisân al-'Arab, dont aucun des multiples sens qu'il apporte n'a jamais eu valeur d'énoncé. Mais l'urgence des problèmes est telle, la question des langues et des identités si lancinante, le poids des systèmes rigides si menaçant, qu'il est difficile de reprocher à quiconque d'avoir voulu faire un essai. A condition de ne jamais oublier que, dans la psychanalyse encore plus que dans toute autre oeuvre, ne saurait être mise de côté l'implication du sujet dans sa réflexion.
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1 Un groupe formé d'arabisants et d'analystes a travaillé sur cette question durant deux années et a produit un texte collectif, sous le pseudonyme de Layla, intitulé "Les Nuits parlent aux hommes de leur destin", publié dans la revueCorps Ecrit, L'Arabie Heuseuse, N° 3l, l989, p.47-62.
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