Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
La coopération contre l'arabisation ?
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Le temps de la coopération, Karthala IREMAM, Paris, p.321-326

Sous la direction de Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin, en collaboration avec Sébastien Denis et François Siino C’est au terme de trois journées de réflexion sur la coopération qu’intervient cette table ronde sur le thème de La coopération à l’épreuve de l’arabisation. Au terme d’une longue enquête au cours de laquelle ont été recueillis des expériences vécues par des coopérants , après ces journées ont une partie de leurs auteurs ont pu apporter leur témoignage, la question de l’arabisation apparaît comme un trouble-fête, comme la négation d’un effort de développement qu’elle serait venue entraver. La langue arabe a été généralement absente de ces expériences. Certes des efforts ont été entrepris ici ou là pour parler la langue locale, arabe ou berbère, mais la place de la langue arabe écrite dite classique n’est pas apparue : la coopération se déroulait dans le cadre global de la francophonie, depuis les institutions qui la géraient de Paris ou d’Alger jusqu’aux enseignants qui la pratiquaient sur le terrain. Il n’est pas question ici de faire le procès de quiconque ni de mettre en cause les réelles bonnes volontés que les témoignages révèlent. Ceci d’autant plus que, du côté algérien, a été aussi entretenu le fantasme d’une Algérie où modernité et développement s’identifiaient à la langue française. Au terme d’une expérience d’enseignement de l’arabe en Algérie, puis d’une recherche sur la mise en place de l’arabisation , j’avais pu constater, comme je l’ai écrit dans Esprit en 1995 , à quel point l’Algérie se sentait « mal dans sa peau », après tant d’années d’indépendance, à quel point elle ne réussissait pas à « être elle-même » au terme d’une longue colonisation qui l’avait aliénée à elle-même en la privant – à la différence de la Tunisie et du Maroc - de références autres que l’islam et la langue arabe. Ceci permettait de comprendre quelle importance pouvaient prendre ces deux données dans une structuration identitaire de l’Algérie. La nécessité de faire place à la langue arabe pouvait dès lors apparaître, mais devait-elle se faire contre le français ou en l’y associant : là est tout le débat qui a marqué son histoire. Une Algérie duale Pour bien comprendre l’histoire des langues en Algérie depuis 1962 il faut réaliser qu’elle est sous-tendue par deux types de conflits entre une Algérie traditionaliste et une Algérie moderniste d’une part, et entre le pouvoir et la société civile d’autre part. Ces deux zones de conflits ne se recouvrent pas mais s’entrecroisent selon les situations. Le mythe d’une société algérienne homogène a été longtemps entretenu par le pouvoir et les idéologues algériens. L’historien Mohamed Harbi a été le premier à le mettre en question, en identifiant une couche bourgeoise et une couche plébéienne. Cette fracture, sans doute plus ancienne, se repère à deux types de réaction à la colonisation. La couche moderniste s’est appropriée la culture française en conservant – ou non - une culture arabe. La langue française est pour elle un outil essentiel de sa promotion sociale. En ses rangs s’est recrutée l’administration mise en place par la France à la veille de l’indépendance. La couche traditionaliste – ou plébéienne – est l’autre partie de la société, marginalisée par la colonisation pour des raisons économiques ou idéologiques. Elle est demeurée, souvent même après l’indépendance, exclue des avantages de la modernité et des perspectives d’ascension sociale. L’indépendance signifiait pour elle l’expulsion des occupants chrétiens et l’acquisition de leurs biens : purification et prédation. Son horizon était la restauration d’une société musulmane et de la langue arabe. Elle demeure réticente à la laïcisation de la société liée au développement. Son traditionalisme enraciné dans le passé algérien s’est renforcé durant ces dernières années d’une conscience de solidarité avec le monde arabe, à l’occasion des guerres contre l’Irak et du conflit israélo-palestinien et elle demeure sensible à ce qui le concerne. Ces deux couches s’opposent sur de nombreux points, tels que la place de la religion dans la société, le statut juridique de la femme et sur le plan linguistique. Le pouvoir s’appuie sur l’une ou l’autre selon les opportunités de sa politique. Leur opposition reflète l’injonction contradictoire devant laquelle s’est trouvé le pouvoir algérien dès 1962 : assurer un développement rapide du pays ou affirmer l’arabité de l’Algérie. A défaut d’un pouvoir suffisamment légitimé pour la dépasser, faute d’une structure démocratique où en débattre, elle demeure à ce jour une constante de la vie politique algérienne. La seconde opposition concerne la structure du pouvoir. Issu de coups d’Etat militaires (en 1962, 1965 et 1992) et d’élections douteuses (Boumediene élu président à 99% des suffrages le 10 décembre 1976, Bouteflika élu président à 90 % le 9 avril 2009) le pouvoir se heurte à l’hostilité de la société civile. Il se trouve de ce fait contraint de rechercher une légitimation par une utilisation démagogique des valeurs reconnues, l’islam et le sentiment national. L’histoire de l’arabisation est faite de l’opposition de ces deux couches de la société, et de sa manipulation plus ou moins efficace par le pouvoir en place. L’observateur qui n’aborde l’Algérie qu’à travers la langue française ne peut soupçonner cette ambivalence qui souvent, plutôt que d’opposer deux groupes distincts, traverse l’intime de chaque individu. Une observation banale ne pouvait qu’amener la coopération – structures et individus – à penser que la langue française était le seul atout de l’Algérie vers le progrès, et que le recours à la langue arabe ne pouvait aboutir qu’à la stagnation voire à la régression. Deux phases dans l’histoire de l’arabisation Une fois admise par tous la légitimité de la restauration de la langue arabe en Algérie, deux options se présentaient : ou bien associer cette restauration à la persistance de la langue étrangère française – et c’est l’option du bilinguisme généralement suivie par la Tunisie et le Maroc - , ou bien introduire l’arabe en opposition au français, en réduisant au maximum la place de ce dernier. Le malheur a voulu que ces deux options prennent en Algérie la forme de deux clans politiques, dont l’opposition ouvrait le champ aux manipulations du pouvoir. Le gouvernement algérien n’a jamais fait de choix explicite entre les deux voies, mais les a pratiquées successivement. Une première période, qu’on peut évaluer jusqu’à 1980 globalement (c’est-à-dire la présidence de Chadli Bendjedid) fut de fait, au moins dans les grandes villes, une période marquée par le bilinguisme. L’essentiel de la coopération se situe dans cette période. A tous les niveaux, du secondaire au supérieur, les élèves algériens ont été en contact, par le biais de deux langues, avec des enseignants et des systèmes pédagogiques différents. Certains participants se sont étonnés durant ce colloque de ce dualisme : les mêmes élèves entendaient parler de Voltaire, de Rousseau, de Marx, et en même temps, de la tradition islamique, de l’histoire du prophète. Au-delà des contenus les pédagogies différaient : alors que la pédagogie moderne sollicite la réflexion, la pédagogie traditionnelle arabe se fondait sur la mémorisation comme appropriation d’un dépôt à transmettre tel quel. On a souvent souligné le risque schizoïde d’une telle association, des auteurs algériens comme Malika Boudalia-Greffou s’y sont risqués, mais un bilan serein ne sera possible que lorsque le terrain aura été déminé de ses tensions politiques et idéologiques. Durant cette période, le champ de la coopération a été progressivement réduit par le processus d’algérianisation, qui consistait à remplacer les coopérants de langue française par des enseignants algériens, mais ce fut souvent l’occasion ou le prétexte d’introduire l’arabisation de ces enseignements. Mais c’est surtout après la mort de Boumediène que le pouvoir politique affaibli par la poussée islamiste a ouvert le champ à une arabisation totale (c’est-à-dire monolingue) qui a réduit considérablement la place du français. Cette politique a abouti à la situation sinistrée de l’enseignement signalée par Boudiaf en 1992, et elle a décrédibilisé l’arabisation, alors que cet échec est aussi largement imputable à d’autres facteurs. Sa mise en place s’est généralement effectuée dans l’improvisation, les considérations démagogiques prenant le pas sur les nécessités pédagogiques. Le président Bouteflika a à partir de 1999 pratiqué une ouverture linguistique et levé le tabou que certains faisaient peser sur l’utilisation de la langue française. Il a mis en place à partir de 2000 une commission nationale de réforme du système éducatif (CNRSE) . Les débats de cette commission ont largement porté sur la place relative des langues et consacré un retour au bilinguisme, même si la position n’a pas été assumée officiellement. Ses conclusions ont été mises en place progressivement dans les années qui ont suivi, et divers plans de formation de professeurs de français ont été mis en place. De nouvelles perspectives Le risque de la situation nouvelle créée par le retour du français dans le système pédagogique algérien est d’aboutir à un certain triomphalisme des partisans du français et à un oubli de la place que l’arabe doit occuper dans un ensemble nécessairement multilingue. Or les raisons qui ont justifié autrefois la nécessité de l’arabe sont toujours valables au plan d’une conscience identitaire algérienne. Quant au français il n’est plus possible de revendiquer pour lui une place exclusive, même si certains Algériens s’en contenteraient. Sa place sera d’autant mieux assurée que sera distendu le lien entre France et langue française, et donc entre survivance coloniale et langue internationale, comme c’est le cas pour l’anglais. Même si les responsables diplomatiques français ont maintenant admis la légitimité de la présence de l’arabe, la présence du français semble devoir être mieux assurée dans un cadre européen ou par le biais d’organismes internationaux tels que l’Office International de la Francophonie (OIF) afin de mieux mettre en œuvre la nécessaire coopération entre les deux langues parfois nommée « arabo-francophonie ». Face à la place dominante occupée au plan mondial par l’anglais, les supporters des deux langues auraient intérêt à associer leurs efforts. Les deux langues ont des problèmes communs de norme et de pédagogie. Mohamed Benrabah a analysé les freins au développement de l’arabe liés à son statut de langue sacrée et au souci excessif de la norme. Le même obstacle s’oppose à l’expansion du français du fait de sa rigidité formelle. En ce qui concerne la pédagogie un contact des deux langues serait bénéfique. La place du français serait d’autant mieux assurée que les francophones accorderaient à l’arabe l’intérêt qu’il mérite et le soutien dont il a besoin pour asseoir son statut de langue internationale. Ainsi l’opposition entre coopération et arabisation, qui a marqué le passé pourrait-elle céder la place à une coopération mieux marquée par le respect de la personnalité de l’autre et plus efficace dans la poursuite d’objectifs devenus communs dans le contexte de la mondialisation. BIBLIOGRAPHIE DES AUTEURS CITES Benrabah, Mohamed, 2009, Devenir langue dominante mondiale. Un défi pour l’arabe, Genève, Librairie Droz. Boudalia-Greffou, Malika, 1989, L’école algérienne de Ibn Badis à Pavlov, Alger, Laphomic. Grandguillaume, Gilbert, 1983, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose. Grandguillaume, Gilbert, 1995, « Comment a-t-on pu en arriver là ? », Esprit, Avec l’Algérie, N°1, janvier p.12-34. Grandguillaume, Gilbert, 2003, « Les enjeux de la question des langues en Algérie » in Langues de la Méditerranée, Bistolfi (dir.) Paris, L’Harmattan, p.141-165 . Harbi, Mohamed, 1980, Le F.L.N. mirage et réalité, Paris, Editions J.A. Harbi, Mohamed, 2001, Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1 : 1945-1962, Paris, La Découverte.
1 Grandguillaume, 1983 et 2003. 2 Grandguillaume, 1995 3 Harbi 1980 ; 2001 4 Boudalia-Greffou, 1989 5 Benrabah, 2009. 6 Textes consultables sur le site internet www.ggrandguillaume.fr


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