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Les singularités de l’islam français |
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Esprit, N°1, janvier 1998, p.52-65
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Le point de départ de ces considérations pourrait être cette réflexion attribuée à certains jeunes immigrés du Maghreb vivant en France : “Je ne suis pas Algérien, je ne suis pas Français, je suis musulman !” Une réflexion qui traduit la complexité du problème et qui nous introduit à une interrogation sur le rôle que joue l’Islam en France. Celui-ci en effet apparaît avec une visibilité sociale nouvelle qui fait problème pour l’ensemble de la société. Du coté des immigrés du Maghreb, la conscience de n’être ni d’ici ni de là-bas ne trouve de solution que dans le rattachement à l’Islam comme enracinement identitaire. A cela répond, pour une majorité de l’opinion française, le sentiment plus ou moins conscient que l’Islam en tant que tel, avec ses manifestations apparentes (le voile, les mosquées) ne fait pas partie du paysage français : “S’ils veulent des mosquées, qu'’”ils” aillent les construire chez eux”. Ces contradictions, longtemps supportées par le fait de l’idée qu'’”un jour, les immigrés retourneront chez eux” se heurte désormais au caractère définitif de leur présence en France, sanctionnée par l’acquisition de la nationalité française. Un “remède”, certes mauvais, mais largement utilisé, a cru être trouvé dans le phénomène de l’exclusion : une exclusion dans le domaine de l’économie, de l’habitat, de la culture, corrélative au sentiment de mal supporter une “population étrangère” dont on ne saurait que faire. Une population que les Français connaissent de longue date puisque, pour sa dominante maghrébine, c’est une population anciennement colonisée, voire même, pour sa partie algérienne, une population qui a rejeté la France, avec laquelle subsiste un contentieux d’autant plus profond qu’il n’est pas mis à jour. Mais voila que cette population s’intègre, demande à faire partie de la France à part entière. En même temps elle ne peut renoncer à se dire musulmane.
La question que pose ce numéro est donc bien celle-ci : que faire de l’Islam en France ? quelle place peut-on lui donner ? Certes la France dans le passé a intégré des générations d’immigrations : italienne, polonaise, portugaise : si, sur le moment, le rejet a été aussi violent que celui d’aujourd’hui, ces immigrations ont fini par s’intégrer dans le paysage français, on craint fortement, pour l’immigration musulmane, qu’elle ne constitue un ghetto. La position officielle est de rejeter le communautarisme - solution adoptée en Grande-Bretagne - en ne permettant pas que cette population reste enfermée sur elle-même. Mais pour une grande partie de l’opinion, la question est : “S’ils veulent être français, qu’ont-ils à faire de vouloir rester musulmans? Ils doivent choisir”, exprimant par là qu’elle considère bien l’islam comme une identité, comme une sorte de nationalité concurrente.
Que répondre à cela ? Sur le papier, les choses sont claires. La constitution française reconnaît le droit de pratiquer sa religion, elle reconnaît à tous les citoyens des droits et des devoirs égaux. Il suffirait donc de l’appliquer pour résoudre tous les problèmes. C’est oublier un peu vite qu’on ne résout bien que les problèmes que l’on comprend , et il y a sur ce sujet beaucoup à expliquer.
Le point de vue que je veux exprimer ici est celui-ci : pour la majorité des immigrés musulmans en France, ou plutôt des Français originaires de pays de culture islamique, l’islam est non seulement une religion, mais surtout une identité radicale. Après la rupture du lien local causée par le fait de l’émigration, elle demeure une référence essentielle nécessaire à l’équilibre de la personnalité. Elle est le socle à partir duquel peut se construire l’identité citoyenne correspondant à l’intégration. De ce fait, son rejet, par la société d’accueil, ou par les intéressés eux-mêmes, ne peut que nuire à cette intégration, l’empêcher de bien se réaliser. Des conclusions importantes, dans divers domaines, sont à tirer de ce fait.
L’IDENTITE MUSULMANE
Depuis des siècles, la religion musulmane, à l’instar de la religion chrétienne, a déterminé une vaste zone culturelle qui a déterminé une identité collective et individuelle. Pour le comprendre, il suffit de rappeler le fait historique de l’émergence de l’Islam. Sous l’égide du prophète Mohamed, à partir du VII° siècle, une nouvelle doctrine s’est fondée sur la base de l’adhésion à une révélation, incarnée dans un livre (le Coran) et des communautés. La société d’Arabie, où est née la nouvelle religion, était fondée sur des divisions tribales et ethniques parfois intégrées dans des ensembles citadins. L’originalité du nouveau message a été de transcender ces identités charnelles, sensibles, fondées sur les liens du sang, pour leur ajouter, voire leur substituer, une identité universelle (au moins pour les Arabes), fondée sur un lien spirituel, symbolique, constitué par la croyance à l’unicité d’Allah et à la vocation de son prophète. Même si cela n’a pas conduit ces populations à renoncer au tribalisme, une identité supérieure, d’une autre nature, a été ainsi créée : c’est en son nom que des musulmans d’origines ethniques, raciales, géographiques, culturelles très diverses ont reconnu entre eux un lien qui détermine parfois des solidarités réelles, et en tout cas toujours une conscience d’identité islamique très forte. C’est le cas encore aujourd’hui et cela vaut aussi pour les musulmans de France.
Durant des siècles, ces deux identités (ethnique et islamique) ont été les deux seules reconnues, et ont coexisté sans problème. L’émergence de l’identité nationale, à partir du XIX° siècle, est venue perturber cet ordonnancement, du fait de son caractère ambigu. L’enracinement de la nation est généralement géographique ou ethnique, au mieux pluriethnique. Mais l’Etat qui incarne la nation cherche à se légitimer par une référence islamique, à la capter à son profit (alors qu’elle est d’essence internationale). L’Etat cherche à se constituer en absolu, en référence ultime, alors que les musulmans ne reconnaissent cette qualité qu’à l’Islam. Ce sera notamment le cas au Maghreb.
L’IDENTITE MUSULMANE EN ALGERIE
On dit souvent que les musulmans de France ne viennent pas tous du Maghreb, qu’il faut différencier les points de vue. Cela est vrai dans la matérialité des faits, mais non dans leur intelligence En France aujourd’hui, la pensée sur l’islam est profondément façonnée dans le moule des relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique du Nord : Tunisie, Algérie, Maroc. Certains diront que beaucoup de ces musulmans, nés en France, ne connaissent pas ces pays d’”origine”, n’y sont jamais allés, n’en parlent pas la langue, n’ont conscience d’aucun lien avec eux. Je dirai que, même si cela est leur cas, pour l’opinion publique, leur aspect (le fameux “faciès”) les y ramène. Mais ce serait surtout dénier toute réalité à la question de l’ascendance, croire naïvement que l’existence d’un être humain commence avec lui-même : la question alors à poser serait : “Pourquoi se sentent-ils musulmans ?”. Serait-ce parce qu’ils y ont été conduits par une propagande venue du Moyen-Orient ? Et pourquoi y seraient-ils sensibles ?
La réalité est que, pour en comprendre la question de l’islam en France, il faut considérer la relation entre l’Algérie et la France. Le centre de la pensée sur l’islam en France est élaboré par rapport à l’Algérie. L’Algérie a été longtemps colonisée, considérée comme française, les relations avec elles ont été (et sont encore) profondes, une bonne partie de la population française l’a connue , y a vécu, s’est engagée dans son histoire (comme fonctionnaire, soldat, militant ou simple citoyen, ) et réciproquement, des millions d’Algériens sont, depuis des décades, venus en France pour des séjours plus ou moins longs, plus ou moins heureux. Il y a surtout le fait que l’histoire inscrit, du point de vue sociétal, qu’on le reconnaisse ou non, une véritable filiation au plan des Etats comme à celui des sociétés.
C’est pourquoi je vais inscrire ma réflexion sur ce cas algérien, étant entendu que ce qui en est dit s’appliquera, à un degré moindre, aux deux autres pays : Tunisie et Maroc. La différence vient de ce que ceux-ci, à la différence de l’Algérie, ont toujours conservé leur identité globale : le régime de Protectorat y a toujours maintenu une structure symbolique par rapport à laquelle tout musulman de ces pays pouvait se dire aussi tunisien ou marocain, l’Algérien ne pouvant se dire que musulman...ou français.
L’islam en Algérie durant la colonisation
Faisons d’abord appel aux dénominations : avant l’indépendance, en Algérie, le langage courant nommait Algériens les colons, d’origine européenne. Les habitant du pays étaient, eux, appelés musulmans ou indigènes. La référence identitaire musulmane était donc bien admise par la France même dans son langage administratif. Dans cette perspective, ces musulmans étaient aussi considérés comme des Français (de seconde zone, c’est-à-dire de statut indigène) pour les besoins du rattachement de leur territoire à l’ensemble national, “de Dunkerque à Tamanrasset”.
La politique coloniale suivie par la France en Algérie (à la différence de celle qui fut pratiquée en Tunisie et au Maroc) a constamment tendu à gommer les repères d’ une identité algérienne propre. Celle-ci était antérieurement formée de la double référence aux ethnies d’origine et à l’islam. La politique de la France a tendu à accentuer les divisions entre les composantes ethniques (par le biais de politiques berberistes entre autres), mais elle a aussi contré l’islam. Dès les premières années, elle a supprimé toutes les structures de l’enseignement du Coran et de la langue arabe qui en était le support en confisquant les revenus sur lesquels elles reposaient. L’islam a été considéré pour ce qu’il est devenu réellement : le ferment de résistance, le pôle à partir duquel un habitant musulman pouvait se considérer comme autre chose qu’un indigène méprisé. La France a constitué, par la conquête, l’Algérie comme entité administrative et géographique, les habitants musulmans lui ont donné un contenu symbolique référé à l’Islam, tandis que colons et fonctionnaires estimaient que c’était la France. L’islam en Algérie a donc été amené à jouer le même rôle que le sultanat au Maroc ou le beylicat en Tunisie : une référence d’identité nationale.
L’islam en Algérie après l’indépendance
Il est bien reconnu aujourd’hui que la lutte pour l’indépendance a été conduite principalement au nom de l’islam, même si les dirigeants tenaient pour l’opinion internationale un discours de libération nationale à résonance politique.
L’absence de pôle de référence national autre que l’islam a lourdement pesé sur le destin de l’Algérie. Alors que celui-ci était assumé par Bourguiba en Tunisie, et le sultan Mohamed V au Maroc, il n’a pas trouvé en Algérie de support individuel ni collectif consensuel : l’échec du Front de Libération Nationale, ou de personnalités telles que Ben Bella à l’assumer, s’est avéré patent. De ce fait, le pôle de référence est demeuré pour l’Algérie ce qu’il était avant et durant la guerre de libération nationale : l’opposition à la France, dans le cadre d’un dualisme Islam-France. Ce mode de référence de la légitimité, défini en creux, explique l’importance du discours de guerre, sur lequel le pouvoir algérien tente constamment d’asseoir sa légitimité (en attribuant toute opposition interne à “la main de l’étranger”, et notamment à la France, ennemi d’hier). Par rapport à l’islam, il explique l’importance de ce facteur dans la définition de l’identité algérienne, et les manoeuvres du pouvoir politique pour faire dériver sur lui-même la légitimité reconnue à l’islam en tant que tel.
Loin de se transférer sur le pouvoir national, la légitimité s’est encore plus enracinée dans l’islam à partir des années 80, lorsque le pouvoir a perdu en grande partie sa crédibilité par suite de ses échecs dans divers domaines et de la corruption qui s’est affichée. Les courants islamistes apparus en Algérie à cette époque ont réclamé cette légitimité au nom du seul islam, et affaibli d’autant plus l’autorité du pouvoir national. L’islam en Algérie est ainsi devenu un recours contre le pouvoir national, reprenant la position qu’il avait avant l’indépendance. Le pouvoir national se voyait ainsi défini comme pouvoir néo-colonial.
Qu’en est-il dès lors de l’identité algérienne ? Elle est juridiquement liée à l’Etat et à sa constitution. Elle est symboliquement attachée à la France sous une forme oppositionnelle. Elle est concrètement enracinée, sous un aspect, dans les terroirs, les régions et les clans, sous un autre, dans une référence historique à l’islam. Cet islam constitue une référence symbolique forte indépendamment de son contenu, qui s’est présenté sous des formes diverses. A l’islam rural et citadin des origines, le mouvement réformiste a tenté, à partir des années 30, sous la mouvance de cheikh Abdelhamid Ben Badis, de substituer un islam rationnel et moderniste , qui s’est plus ou moins prolongé dans la période de l’indépendance. Le mouvement islamiste par contre a tenté de lui donner une forme radicale importée du Moyen-Orient, et profondément impliquée dans une action essentiellement politique . Il est toutefois important de ne pas confondre l’islam de la population en Algérie avec celui qui est porté par le mouvement islamiste : celui-ci au contraire prône des pratiques étrangères à celles du pays et ressenties comme telles par la population. Cet islam de la population se caractérise au contraire par le souci qu’il a de préserver une personnalité algérienne différente du modèle présenté autrefois par le pouvoir colonial, et souvent repris par le pouvoir national.
L’IDENTITE MUSULMANE COMME SUPPORT DU VECU QUOTIDIEN
Dans le vécu quotidien des Maghrébins, et plus spécialement des Algériens, longuement confrontés à un milieu culturel ressenti comme chrétien et dominateur, la plupart des usages de la vie quotidienne sont ressentis comme des marques de l’identité musulmane. Cela allait autrefois de la manière de faire le pain (à la maison et au four), de se nourrir, de se vêtir, de régler les mariages, de pratiquer une certaine répartition de l’espace et des taches entre les sexes et les générations, d’enterrer les morts : toutes pratiques, et bien d’autres, effectuées d’une façon différente de celles qui avaient cours dans la population française. C’est pour cette raison qu’ils voyaient d’un mauvais oeil ceux des leurs qui se détournaient de ces usages pour adopter ceux des Français : le cas des naturalisés et convertis autrefois (mturni), et celui de la population “évoluée” de l’époque de l’indépendance, souvent considérée comme la copie conforme des maîtres coloniaux. C’est sur ce genre de références, beaucoup plus que sur des critères politiques ou idéologiques, que peut s’observer une certaine partition sociale de la société algérienne, souvent repérée selon des critères linguistiques (arabophones et francophones) ou culturels (traditionalistes ou modernistes). Mais la réalité est que l’ensemble de la population participe de ces deux aspects, est soumise à ces deux influences, de façon variable selon les personnes, les lieux et les temps.
Si l’ensemble de la vie peut être marquée d’une coloration musulmane, il en va encore plus de ce qui est identifié comme des pratiques religieuses : jeune du Ramadhan, prières, fêtes religieuses, fréquentation des mosquées, interdits alimentaires. Si pour une bonne partie de la population, ces usages sont ressentis comme religieux, ils sont en même temps, même pour des non-croyants, considérés comme des signes d’appartenance symbolique à l’identité musulmane. Ils constituent en quelque sorte les marques d’une identité qui s’étend au-delà de la nation.
L’ISLAM DANS L’IDENTITE NATIONALE ALGERIENNE
A la faveur de la guerre de libération, et de l’accession à l’indépendance, une conscience d’identité nationale algérienne s’est créée, fondée sur des conditions géographiques et historiques. J’ai souligné pour quelles raisons l’islam y avait une part essentielle. Le régime au pouvoir n’étant pas parvenu à faire reconnaître sa légitimité, par son refus des procédures démocratiques seules susceptibles de l’établir, l’identité algérienne prend appui sur les régionalismes et sur l’islam, ainsi que, pour une partie de la population, sur les valeurs universelles de l’humanité. De ce fait, l’islam demeure la valeur principale d’identité reconnue de tous, par les multiples composantes et les formes diverses qu’il inclut. Cette référence semble indépendante de contenus théologiques ou même parfois religieux, mais renvoie à un contenu socioculturel qui se divise, parfois à l’intérieur d’une même communauté ou d’un même individu, dans l’alternative de la stabilité et du mouvement. Pour ces raisons, il est permis d’affirmer, dans l’état actuel des choses, que l’islam incarne la formulation la plus profonde de l’identité algérienne.
Dans le cas de l’immigration en France, l’Algérien va garder à la fois ce lien charnel qui l’unit à sa famille d’origine et à ses ancêtres, il va également conserver comme substrat essentiel de sa personnalité son lien à l’islam. Le transfert de nationalité ne pose guère de problème : pour les Algériens, il reste algérien, pour les Français, il est français. Mais l’adhésion juridique ne peut créer par elle-même un nouveau lien symbolique, support réel de l’identité correspondant à l’adhésion à une nouvelle communauté. Il faut mettre en oeuvre l’ouverture à des valeurs universelles. De même que le chrétien y est parvenu, en quelques siècles, à partir du substrat de sa religion, de même le musulman y aura accès par ses valeurs islamiques, non en y renonçant, mais en les intériorisant et en les dépassant. Pour que ce processus puisse se dérouler dans de bonnes conditions, il faut que le musulman se sente reconnu dans la communauté d’accueil. Si ce n’est pas le cas, il ne peut que se replier sur sa communauté d’origine, qui devient dès lors un refuge, un ghetto : c’est le communautarisme. Il faut aussi qu’il trouve des lieux d’accueil où son appartenance musulmane soit prise en charge, soutenue, entraînée dans une évolution correspondant à la situation nouvelle de musulman vivant en France et désireux de s’intégrer à la République.
ENTRER PAR L’ISLAM DANS LA REPUBLIQUE
Dans un discours récent le ministre français de l’intérieur , bien connu pour son attachement à la laïcité, a déclaré que la liberté, la responsabilité ou l’égalité étaient des “inventions chrétiennes” qui ont été “laïcisées” par la suite. C’est par un cheminement identique que les musulmans de France accéderont massivement aux mêmes notions. Mais de même que ces valeurs ont été diffusées largement dans les années 50 par les prêtres et leurs mouvements d’action catholique, de même aujourd’hui, ces idées ne pourront être transmises que par ceux qui s’expriment au nom de l’islam. Pour le musulman de base, qui nourrit quelque méfiance vis-à-vis du discours institutionnel français - et pour cause, car il le voit souvent contredit dans la pratique à son détriment -, ces grandes idées, qui concrétisent à la fois l’ouverture de l’islam et l’adhésion à des valeurs universelles, ne pourront être transmises valablement que par les représentants de l’islam - les imam, prédicateurs, enseignants - qui les auront adoptées : leur discours se situe en effet dans le prolongement d’une identité séculaire, ils peuvent être crus parce qu’ils parlent de l’intérieur de la communauté musulmane. Ils représentent un modèle parce qu’ils sont de vrais musulmans, et qu’ils ont fait la démarche de faire partie de la nation française sans arrière-pensée, en en acceptant les droits et les devoirs. En recevant ces valeurs comme l’épanouissement de leur propre culture - ce qu’elles peuvent être au même titre que pour l’ascendance chrétienne -, les musulmans français pourront à la fois rester eux-mêmes et s’intégrer. L’épanouissement de la personnalité, tant individuelle que collective, ne peut se faire que si sont assumées les données qui ont constitué cette personnalité en un premier temps. L’arbre ne peut s’élever en hauteur que s’il plonge ses racines profondément en terre. L’interview de Larbi Kechat, dans ce numéro , montre ce que peut être véritablement une action en ce sens. Mais cette action n’est possible que si elle ne se heurte pas à trop d’obstacles, et si un certain nombre de conditions sont réalisées pour la rendre possible en France.
LES OBSTACLES SUR LA VOIE D’UN ISLAM FRANCAIS
Les obstacles à la présence de l’Islam en France sont multiples. Certains sont institutionnels, liés à l’action de l’Etat, d’autres relèvent de l’opinion publique, tels que “la haine de l’Islam”, ou l’égarement de bonnes volontés.
Des obstacles institutionnels
Nombre de ces obstacles traduisent la peur d’une intrusion étrangère. La plupart des musulmans sont supposés être fortement reliés à leur nation d’origine. Les activités musulmanes fourniraient à des Etats étrangers matière à intervenir dans la situation intérieure française, par les financements (mosquées, associations, propagande), par l’envoi de personnes destinées à l’endoctrinement (soit au sein d’un islam réactionnaire, soit en faveur de mouvements islamistes), soit enfin par une sorte de tutelle morale . Ces interventions viseraient à créer en France un islam communautariste qui y constituerait une sorte d’enclave étrangère contraire à l’option française en ce domaine.
La plupart de ces risques ne sont pas imaginaires, les années récentes en fournissent bien des cas. Mais l’Etat, s’il le veut, n’est pas sans défense contre ceux-ci. La circulation des personnes, des flux financiers, est contrôlable. Les législations existent, ou peuvent être adaptées. Mais il faut bien reconnaître que l’Etat porte une grande responsabilité dans ce qui arrive. C’est lui qui a toujours privilégié, pour traiter des questions d’islam, les rapports avec les Etats nationaux du Maghreb plutôt qu’avec les membres des communautés vivant en France (le cas de la grande mosquée de Paris en est un exemple frappant), c’est lui qui a négocié avec ces Etats des accords culturels favorisant l’implantation dans les écoles françaises, sous le nom d’ELCO (enseignants des langues et cultures d’origine) des personnes choisies par ces pouvoirs étrangers pour diffuser leurs idéologies nationalistes ou islamistes, c’est lui qui, dans les années 80, a favorisé la création d’associations “musulmanes” pour “pacifier” les banlieues, sans tenir compte du piège dans lequel il tombait. Enfin et surtout, c’est l’Etat qui, par son refus de mettre en place les conditions d’un islam français, contraint les musulmans de ce pays à la dépendance de personnels et de financements étrangers.
Des obstacles dans la société française
Sur des registres opposés, j’en signalerai deux : le rejet de ce qui est senti comme musulman, et l’égarement idéologique de certains libéraux.
La haine de l’Islam
Si on veut être franc et clair, il faut bien admettre qu’il y a dans la société française, de longue date, une haine de l’Islam : rien ne sert de se voiler la face, mieux vaut essayer de comprendre.
Le passé historique en fournit quelques clés. Le temps des Croisades l’a illustrée, les conquêtes coloniales l’ont réactivée, la guerre d’Algérie l’a amplifiée, le reflux vers la métropole des Français d’Algérie l’a entretenue, les événements actuels en Algérie la confirment, les attentats islamistes en France l’étendent. Ce n’est certes pas pour des raisons théologiques ni même religieuses qu’une bonne partie des Français détestent l’islam, et plus concrètement, les musulmans.
Ce qui précède renvoie à mon hypothèse initiale : la perception française de l’Islam est profondément liée à celle qu’elle a de l’Algérie, quoi qu’en disent les “savants”. Dans sa perception globale du Maghreb, cette opinion voit surtout les Algériens, les autres (Tunisiens, Marocains) pouvant éventuellement bénéficier d’une cote plus favorable. La haine de l’Islam se réduit, et c’est beaucoup, à la haine de l’Algérie. En place centrale figure la guerre d’Algérie , qui a mobilisé l’ensemble de l’opinion française, à une place ou à une autre. Pour elle, à cette époque, les adversaires étaient les “musulmans”. On pourrait toutefois objecter que la guerre coloniale menée en Indochine a été aussi rude, et il n’en est pas résulté de “haine du Vietnam” : à l’égard de ce pays, il n’y a que de l’indifférence.
Est-il nécessaire de rappeler ici que la haine est un sentiment qui engage, qui témoigne d’un lien. Son opposé n’est pas l’amour, mais l’indifférence. La haine au contraire s’inscrit dans le registre de l’ambivalence. Une haine de l’islam, transcrite en haine de l’Algérie, témoigne surtout de l’intrication des identités, de la communauté de destins, de culpabilités, de refoulement, d’attachements et de rejets assumés puis refoulés, de vécus partagés et oubliés. Ceci conduit à penser que ce dont il est question dans cette haine de l’Islam, c’est le drame vécu par la société française à propos de l’Algérie, dans une mémoire insuffisamment explorée à ce jour. Il s’agit certes d’un problème énorme, qu’on ne peut voir résolu en quelques années. Mais, en ce qui concerne la réflexion sur l’islam en France, on aurait fait un immense progrès si on voulait bien admettre que les réticences sur ce plan portent en réalité sur une autre question dont il faudra bien s’occuper un jour. Les musulmans français d’aujourd’hui ne sont pas les combattants d’autrefois, ils n’ont souvent aucun lien avec l’Algérie, on ne peut faire peser sur leurs épaules le poids d’un passé qui n’est pas le leur. Bien au contraire, le fait de contribuer à intégrer les musulmans qui le souhaitent contribuerait certainement à lever ce poids qui pèse sur l’inconscient de la société française.
Les bonnes volontés égarées
A l’opposé de l’échiquier politique, se situe cette fraction courageuse et militante de la société, qui, à partir des idéaux de liberté et d’égalité, a autrefois milité en faveur de l’indépendance de l’Algérie, qui défend courageusement les immigrés parfois malmenés sur le sol national. Après l’indépendance, elle a soutenu politiquement le pouvoir mis en place , au prix d’un aveuglement , volontaire ou non, sur la réalité de ses pratiques et les fondements de sa légitimité. Aujourd’hui, elle se trouve, par rapport à la question de l’islam en France, dans un état de grande perplexité.
La toile de fonds de sa réflexion sur le problème reste “la religion opium du peuple” et son axiome la laïcité. La lutte pour l’indépendance s’est toujours identifiée avec un combat pour ses idéaux, elle n’y a pas perçu la place de l’islam, qui demeure pour elle synonyme d’obscurantisme et de retard social et économique. Le “retour à l’islam” en Algérie a suscité déception et incompréhension. Admettant malgré tout le principe de la liberté de choix des pays indépendants, elle se trouve confrontée avec le problème de l’islam en France. La déformation médiatique liée à certaines “affaires” (le voile, le sacrifice du mouton pour l’Aïd, le fanatisme exhibé) l’a ancrée dans son idée que là était vraiment l’ennemi de l’ouverture, de l’intégration. Elle est entretenue dans cette idée par nombre d’Algériens réfugiés en France, qui considèrent l’islamisme (facilement confondu avec l’islam ) comme la seule origine de leurs maux.
Le point d’égarement de cette partie de l’opinion est une vue “ethnocentrique” de la réalité algérienne qu’ils ont côtoyée de près, sans y percevoir la part importante de l’islam dans l’identité, pour les raisons exposées plus haut. Leur vision idéale de l’Algérie les empêche de voir ce qu’elle est en elle-même, une société autre. Leur vigilance sera certes nécessaire pour ne pas voir se développer en France un islam qui irait contre le principe d’intégration à la République. Mais il faut qu’elle comprenne aussi qu’une grande partie de l’opinion ne peut s’en remettre, pour son orientation, qu’à ceux en qui elle a confiance, à qui elle reconnaît une légitimité identitaire, dont elle peut croire les paroles : autrefois des curés - même s’ils le nient - , aujourd’hui des imams !
La question n’est évidemment pas de laisser l’espace au dialogue des religions, à l’interminable conciliabule islamo-chrétien. Les trois monothéismes se placent finalement sur le même plan, et se concurrencent entre eux. Le problème ici est de passer à l’étage supérieur de l’universalisme, en aidant les musulmans à développer, à partir de leur contexte culturel propre, les éléments qui leur permettront d’entrer dans le monde des droits de l’homme, de l’universalité et de la tolérance, et, de ce fait, dans l’univers de la République : c’est à ce niveau que se situe la laïcité, comme valeur fondamentale, respectant les religions, mais les transcendant.
LES CONDITIONS NECESSAIRES D’UN ISLAM FRANCAIS
La légitimité de l’existence d’un islam en France découle de la présence sur le sol national de plusieurs millions de musulmans qui jouissent de la nationalité française. A eux comme aux chrétiens et aux autres confessions la Constitution reconnaît le libre exercice de leur religion, avec les conséquences qui en découlent. Mais l’islam n’est pas qu’une religion, c’est aussi une culture qui connote une identité spécifique, qui a le droit d’être reconnue au même titre que les autres identités dont se compose la société française. Cette culture est nouvelle sur le sol français , et elle est en voie d’intégration dans la culture globale française. J’ai insisté sur le rôle moteur que peut jouer le facteur religieux dans cette intégration.
Pour être possible celle-ci nécessite certaines conditions : des lieux de culte, des lieux de formation, des lieux d’expression, et enfin l’égalité de traitement avec les autres religions.
Des mosquées
Il existe en France environ 1.500 lieux de culte, mais la plupart sont des locaux sommaires : simples pièces, garages... Leur multiplication exprime du moins le besoin qu’en ont les pratiquants. Il existe un certain nombre de mosquées, un nombre notoirement insuffisant. Leur construction a souvent été freinée par les autorités locales. La principale, la grande mosquée de Paris, souffre d’un régime de tutelle politique anormal. Les autres grandes mosquées (Marseille, Lyon, et d’autres) ont été généralement construites à l’aide de subsides étrangers, ce qui n’est pas une garantie pour l’indépendance de l’islam français. Les autorisations tardent généralement à venir, sans justification juridique que l’arbitraire du pouvoir local : c’est le cas du projet de mosquée de la rue de Tanger à Paris. Outre son utilité fonctionnelle, la mosquée a un rôle symbolique important : par son existence, elle témoigne simplement du fait que les musulmans français sont chez eux en France.
La question de la mosquée induit la question délicate de l’imam, équivalent du curé ou du rabbin, garant de l’orientation religieuse diffusée en ce lieu. Le rôle de l’imam est capital. Actuellement aucune règle ne préside à son choix . Or il est évident que l’intégration de l’islam au paysage français ne peut être assurée par n’importe quel musulman venu de n’importe quel pays, et ne pouvant justifier d’aucune formation. A la différence des communautés chrétienne et israélite, la communauté musulmane ne dispose d’aucune structure officielle à même d’exercer à ce niveau le contrôle nécessaire. La division actuelle des tendances, souvent reflet des ingérences extérieures dans l’islam français, ne facilite pas la mise en place d’une telle structure, mais l’Etat se doit de fournir les lieux de rencontre neutres où celle-ci pourra s’élaborer.
Des lieux de formation
La mosquée est le lieu de formation privilégié, mais d’autres activités de formation peuvent s’y joindre. La question de la formation d’imam est à l’ordre du jour et se présente comme un corollaire nécessaire de la reconnaissance de la mosquée. C’est à ce niveau que se trouve la clé d’un problème important : l’adaptation de l’islam aux conditions de la vie moderne et de la vie en milieu multiculturel.
De façon plus générale, la mosquée (ou des associations musulmanes) diffuse une formation religieuse aux enfants du quartier. L’utilité de cette formation ne devrait pas être sous-estimée dans la mesure où elle s’inscrit dans l’optique d’ouverture et d’intégration mentionnée.
Un des éléments importants de cette formation est souvent l’apprentissage de la langue arabe. Celle-ci étant en priorité la langue du Coran tient toujours une place importante dans la religion et l’identité musulmanes. Il est donc légitime que cet enseignement puisse être diffusé aux enfants et aux adultes qui en expriment le désir. La langue arabe, en tant que profondément enracinée dans l’identité islamique, peut représenter concrètement ce lien à l’identité de base. Vue sous cet angle, elle peut être, à l’encontre de nombreux préjugés, un facteur d’épanouissement : en suscitant pour l’enfant une réhabilitation d’une culture souvent méprisée, elle le renforce dans sa personnalité et lui permet d’aller plus loin dans l’ouverture au monde.
L’égalité de traitement avec les autres religions
La constitution française a établi le principe de l’égalité des cultes. Il reste à faire passer ce principe dans les faits. En réalité, dans la mesure où l’islam est mal supporté par l’opinion française, l’administration se situe généralement bien en retrait du principe de l’égalité. Il est vrai qu’ici se pose, de façon insistante, le problème de la représentation : avec qui traiter ? quelle instance ? quelle personnalité reconnue ? Une solution est à trouver, qui ménage l’autonomie de la communauté musulmane vis-à-vis de l’administration, tout en la soustrayant à l’ingérence des Etats étrangers, fussent-ils musulmans. Ceci est d’autant plus vrai que ces ingérences extérieures sont généralement de caractère politique plus que religieux.
CONCLUSION
L’installation définitive en France d’une communauté musulmane est généralement perçue pour les inconvénients qu’elle comporte : difficulté à inclure une population marginalisée, à lui trouver des emplois, des logements, difficulté à la percevoir comme française, du fait de marques ethniques et culturelles spécifiques, dérangement global face à des habitudes et des comportements inhabituels. L’orchestration raciste de ces difficultés par des mouvements d’extrême droite, la référence algérienne toujours présente derrière la question, la mise en scène des désordres civils imputés à cette communauté, trouvent un écho dans une grande partie de la population, qui est tentée par le rejet.
Face à cette attitude globale, le pouvoir politique a eu tendance à ne considérer que l’aspect électoraliste de la question, au lieu de prendre ses responsabilités face à la situation réelle créée par l’existence de l’islam en France. Le traitement de cette situation demande au contraire de la part du pouvoir en place, quel qu’il soit, une attitude lucide et courageuse, dont il ne tarderait pas à voir apparaître les avantages.
Il existe en France de nombreux musulmans - et la politique à suivre pourrait augmenter sensiblement leur nombre - qui ont placé leurs espoirs dans les idéaux affichés par la France et qui sont sincèrement décidés à en jouer le jeu. On a jusqu’à présent totalement sous-estimé ce qu’une communauté musulmane fortement intégrée peut apporter au rayonnement de la France, dans tous les domaines tant économique que culturel et politique. La crise actuelle dépassée en Algérie, ils pourront être le ciment d’un lien profitable à tous avec ce pays, comme avec la Tunisie et le Maroc.
Au-delà de cette perspective, leur attachement à la revalorisation de la culture islamique pourra réinsérer celle-ci dans le champ culturel mondial. Leur islam modernisé et adapté à la vie contemporaine pourra être un modèle pour de nombreuses sociétés arabes, qui sont comme tétanisées sur ce chapitre. Les notions d’ouverture et de démocratie pénétreront d’autant mieux dans ces sociétés que des exemples concrets en auront montré la compatibilité avec l’islam, à partir de sa réalisation française.
La société française aussi en tirera avantage : toute ouverture est un enrichissement. Une attitude audacieuse et novatrice sur ce secteur ne peut que donner confiance en elle-même à une société trop fragilisée par les manieurs d’épouvantails qui agitent la peur et le repli sur soi. Assumer la générosité de l’accueil à une population qui lui donne sa confiance ne peut que la grandir à ses propres yeux et à ceux d’autrui.
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