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JALOUSIE ET ENVIE DANS LES MILLE ET UNE NUITS |
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Que vuoi? Revue de Psychanalyse, La jalousie,N°6, 1996, L'Harmattan
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Les Mille et Une Nuits sont un ensemble de récits insérés dans un cadre, qui
leur donne leur unité et leur signification. Ce contexte, exprimé dans un prologue et un
épilogue, met en place une situation où un roi fait le constat brutal de l’infidélité de son
épouse. Cette situation engendre le meurtre de la coupable, suivi d’une profonde dépression.
Son frère, roi comme lui, et frappé du même malheur perd la raison et ne la retrouve qu’au
spectacle d’un autre, à qui arrive la même mésaventure. Mais c’est pour s’enfermer dans une
série de meurtres à répétition, le conduisant à exécuter au matin la femme avec qui il a
passé la nuit, mettant à mort le fils potentiel qu’il aurait pu en attendre. C’est en même temps
la cité tout entière qui est menacée d’extinction par la mort des mères.
Les Nuits concernent donc bien la jalousie, mais la vengeance prise sur la femme
conduit aussi au meurtre de la descendance. C’est pourquoi, pour entrer dans la globalité du
sens des Nuits, il me paraît nécessaire de considérer ces deux aspects, très imbriqués dans
ces textes : le meurtre des femmes (infidèles, réellement ou potentiellement), et le meurtre
des fils.
Qu’en est-il dès lors de la jalousie ? Est-elle dissociable de l’envie ? Pour exprimer
ces pensées, la langue arabe a recours à deux termes : ghayra , et hasada. Il faut préciser
que, dans la langue arabe, la signification d’un mot est au croisement de deux sources : sa
racine et sa forme. La racine est généralement trilittère, constituée de trois consonnes : par
exemple : KTB à laquelle est attachée un sens général : ici, l’idée de nouer fortement avec
une ficelle, de coudre, et secondairement d’écrire. A cette racine est appliquée une sorte de
moule, une forme, qui ajoute un autre sens : KATEB, celui d’agent : écrivain, MAKTOUB,
celui de patient : écrit, MAKTAB, celui de lieu où se fait l’action, lieu où on écrit, etc. Le sens
d’un mot arabe est donc la résultante de ce croisement entre une racine et une forme. La
racine peut être utilisée nue (avec seulement trois consonnes) pour exprimer soit une forme
verbale (la troisième personne du passé, au masculin singulier), soit une nom, soit un
adjectif.
La racine ghayara غير a le sens général d’apporter des vivres pour les siens d’un autre
pays. Y est rattachée l’idée d’”autre”, au sens de “autre que”, pouvant aller jusqu’à la
négation, comme dans l’expression non-sincère, non-valable, où le non est exprimé par
ghayr. Ce sens se prolonge par celui de “changer”, faire ou devenir autre.S’y ajoute le sens
de “jalousie” entre un homme et une femme, ou entre des amants, ou de cette jalousie qu’un
homme suscite chez sa femme en prenant une seconde épouse. La forme ghayra غيرة qui signifie
“jalousie”, ou aussi “zèle”, “ardeur” est une forme nominale désignant un état, une qualité.
L’autre racine est hasada حسد : elle exprime l’idée de porter envie à quelqu’un par rapport
à une chose, de la lui envier. Le regard de l’envieux est celui du “mauvais oeil”1 et il est reçu
aussi dans cette acception. Mais dans les Nuits, il est dit que l’envie est surtout le fait du fils
vis-à-vis de son père.
De ce fait, je n’exclurai pas l’envie de cette réflexion, parce que les Nuits associent
jalousie et envie par rapport à ce qu’elles mettent en jeu. En un premier temps, je
considérerai la jalousie entre hommes et femmes (qui semble s’articuler principalement
autour de cette racine ghayara ). Dans une seconde démarche, je la compléterai par l’envie
qui marque les rapports entre gens du même sexe, mais principalement entre père et fils : et
dans ce cas, c’est la racine hasada qui sera le fil conducteur de la réflexion. La conclusion
sera que ces deux notions, dans le contexte des Nuits, loin de s’opposer nettement, sont
plutôt profondément imbriquées l’une dans l’autre.
LA RELATION HOMMES-FEMMES : LA JALOUSIE D’UN ROI
Sous un certain aspect, on peut considérer l’ensemble des Mille et Une Nuits comme
l’histoire d’une jalousie, de son émergence et de sa guérison. La situation de départ est celle
de deux frères2 . Leur père les a établis avant sa mort. L’histoire commence avec le fait que
l’aîné, Shâhriyâr, éprouve le désir de revoir son jeune frère, le roi Shâh Zamân, et envoie son
vizir le chercher, avec des cadeaux. Le jeune frère répond aussitôt à l’appel de son frère, se
prépare à partir, lui choisit un cadeau (dont la nature ne sera jamais spécifiée). Il se met en
route, mais, la première nuit de voyage, il réalise qu’il a oublié ce cadeau et revient à son
palais. Il y trouve son épouse au lit, “enlacée à un esclave noir du service des cuisines”. A ce
moment, “le monde devient noir à ses yeux” : il l’exécute sur le champ avec son complice. Il
entreprend son voyage, alors que dans son coeur, il y a “un feu que rien ne peut éteindre,
une flamme qui ne disparaît pas”.
Arrivé au palais de son frère, il ne parvient pas à dissimuler cette tristesse qui l’emplit.
Son frère, heureux de le revoir, veut le distraire. Shâh Zamân ne dit rien, mais sa douleur est
tenace : “Le soir, lorsqu’il se retrouvait seul, il ne cessait de songer à la trahison de son
épouse et poussait de grands soupirs. Il se laissait consumer peu à peu par son secret. Il en
était obsédé et pensait que jamais plus grande affliction n’avait frappé un être humain. Il ne
mangeait plus, pâlissait chaque jour davantage et maigrissait à vue d’oeil.”3
Il refuse d’accompagner son frère à la chasse pour quelques jours et reste seul dans
son palais. Cela lui donne l’occasion d’être le témoin d’une trahison encore plus grande que
la sienne. “Il vit la grande porte s’ouvrir et laisser passer vingt jeunes servantes dix blanches
et dix noires...Tout le monde se déshabilla et il se révéla que les servantes noires étaient des
hommes. La reine cria alors un nom : “Mas’ûd”. Un esclave noir saute du haut d’un arbre et
la rejoignit. Il lui mit les jambes en l’air, se glissa entre ses cuisses et la posséda. A ce signal,
chaque esclave s’unit à l’une des jeunes filles...”4 Ce spectacle fait du bien à Shâh Zamân :
“Mon malheur est moins grand que celui de mon frère, j’ai été moins humilié et affligé que lui,
dont le harem accueille dix esclaves déguisés en servantes. Ce qui s’est passé là est bien
plus terrible que ce que j’ai enduré”. Il s’en fut donc boire et se restaurer jusqu’au retour de
Shâhriyâr”.5
Au retour de la chasse, le roi Shâhriyâr est surpris de l’amélioration qu’il constate chez
son frère, et lui en demande la cause. Celui-ci lui répond : “Pour ce qui est de ma pâleur,je
veux bien t’en parler. Mais pour ce qui est de mes couleurs, permets-moi de le taire” . A force
d’insistance, Shâhriyâr va obtenir le récit : sa réaction, violente, se traduit par l’incrédulité.
Une version arabe 6 lui fait dire, après qu’il se fût étonné de la ruse des femmes et de leur
méchanceté : “Ce qui t’est arrivé, je pense que ce n’est arrivé à personne d’autre que toi. Par
Allah ! si c’était moi, il ne me suffirait pas de tuer moins de cent femmes, de mille femmes : je
deviendrais fou, et je sortirais comme un fou...” Son frère l’engage à monter un stratagème
pour s’en rendre témoin. Les deux frères assistent donc à la scène précédemment décrite.
Le roi en perd la raison : le texte arabe dit : târa ‘aqlu-h “ses amarres se sont envolées”. Le
roi dit à son frère : “Quittons ces lieux et partons en quête de l’amour de Dieu. Nous n’avons
pas besoin de régner. Allons voir de par le monde si pareil malheur est arrivé à d’autres. Si
nous sommes seuls à l’avoir connu, mieux vaut préférer la mort.”7
Ils partent donc à l’aventure. Le hasard les conduit à se trouver près d’une jeune fille
enlevée par un démon le soir de ses noces et devenue sa prisonnière . Pendant que celui-ci
s’est endormi, elle les oblige à s’accoupler à elle tour à tour, puis se vante de l’avoir trompé
de nombreuses fois. Ils se disent : “Voilà donc un démon qui, tout démon qu’il est, subit un
plus grand outrage que le nôtre. Cela doit nous consoler.”8 De retour au palais, Shâhriyâr fait
exécuter son épouse, ses servantes et ses esclaves. Il renvoie son frère dans son royaume,
couvert de cadeaux, et se met à épouser chaque soir une jeune vierge, qu’il fait exécuter au
matin, dans l’idée qu’il n’y a sur terre aucune femme vertueuse.
Son vizir, chargé de lui procurer ces vierges, n’en trouve bientôt plus. C’est alors que
l’une de ses deux filles, Shahrâzâd, se propose pour aller au-devant du roi. Elle saura
prolonger sa vie par les récits que, de nuit en nuit, elle propose au roi. Ces récits, loin de
tendre à distraire le roi de ses malheurs, vont au contraire le ramener sans cesse à son
drame personnel. C’est notamment le cas des premiers contes, ceux qui font le plus corps
avec le prologue et constituent avec celui-ci un noyau central des Nuits. Cependant, au
thème de la femme infidèle va très vite être joint celui du rapport père-fils: à la fois l’envie du
fils vis-à-vis de son père, exprimée par la racine hasada, et la volonté de meurtre du père à
l’encontre de son fils. Dans la réflexion sur la jalousie, l’imbrication de ces deux notions est
importante. Je reviendrai sur l’envie par la suite, mais il faut remarquer la nature particulière
de la jalousie dépeinte par le prologue des Nuits.
Dans le récit de la situation brièvement résumée ci-dessus 9 , il n’est fait mention des
épouses qu’à l’occasion de leur infidélité. Bien plus, les deux frères n’ont pas de fils, sinon il
en serait question, et cela, en dépit d’une longue période de vie conjugale : ils règnent depuis
vingt années. Dans leur déploration de leur malheur, ce qui apparaît le plus, ce n’est pas la
perte d’un être aimé, mais l’insulte faite à leur honneur, à leur virilité. Celle-ci est déniée par
le fait qu’un simple esclave noir (symbole du degré infime de l’humanité, mais degré
suprême d’une sexualité animale) est l’objet qu’une femme désire et préfère à un roi. Ceci
nous conduit à nous demander qui sont certains personnages du conte : la femme à qui est
attribuée la trahison, et ces noirs ou ces génies qui jouent un rôle si important.
La femme qui trahit
Le récit nous conduit à penser que la femme dont la trahison provoque une telle
blessure, un tel anéantissement, n’est pas l’épouse qui apparaît, mais une autre dont elle
serait le substitut. Alors, quelle autre femme ? Le récit des Nuits s’ouvre par la description du
père des deux rois, personnage remarquable, mais il n’est pas question de son épouse,
mère des enfants, ce qui est assez habituel dans ce genre de récits. Mais le texte pose
d’emblée une différence entre ces deux fils : “ On raconte...qu’il y avait au temps jadis...un
souverain sassanide qui régnait sur les îles de l’Inde et de la Chine. Il commandait à une
forte armée. Une multitude de personnes attachées à son service, d’esclaves et toute une
suite se pressaient dans son palais. Deux fils lui étaient nés, tous deux cavaliers accomplis
bien que l’avantage restât tout de même à l’aîné, brave d’entre les braves, toujours en
expéditions guerrières, auquel nul ne pouvait se frotter sans dommage et qui ne restait
jamais sans laver un affront.” 10 Tous les textes arabes s’appliquent à souligner ce détail : les
deux frères étaient pour ainsi dire parfaits, mais l’aîné l’était plus que l’autre, sans que la
portée de cette insistance apparaisse clairement. Ceci renvoie à l’ambivalence de la relation
des deux frères. Certes, en début de l’histoire, l’aîné souhaite revoir son jeune frère, et ce
dernier considère son désir comme un ordre. Mais le cadeau qu’il lui apporte (l’oubli de ce
cadeau est la cause de la découverte de son infortune) se révélera être un cadeau
empoisonné, puisqu’il amènera son frère à constater qu’il est trahi lui-aussi, et plus
gravement que son frère. La tension latente entre les deux frères ne peut qu’évoquer entre
eux la tension fondamentale entre deux frères : la rivalité à propos de la mère.
On peut donc faire l’hypothèse que la femme dont il est question à propos de trahison
soit la mère des deux rois11 . Ce qui serait entendu dans ce texte, ce serait le constat fait par
les deux frères que leur mère les “trahit” en étant l’épouse de leur père. Dans la relation
d’envie du fils à l’égard du père - sur laquelle je vais revenir - , apparaîtrait dès lors non
seulement le désir de prendre au père la place qui est la sienne, mais surtout, de lui ravir son
épouse : d’abord à lui, et ensuite, de se la disputer entre eux : ici apparaît déjà l’étroite
nouaison entre jalousie et envie.
Il est possible d’interpréter dans ce sens la quatrième scène de trahison décrite dans
ce prologue, celle où les deux rois deviennent les partenaires actifs de la trahison du démon,
et sont mis en situation de partager une même femme. Dans la narration de cette scène, qui
s’achève par une hymne - proclamée par une femme - à la toute-puissance de la femme, un
seul détail est rapporté par le narrateur : l’ordre de succession. A l’injonction de la jeune fille
de venir l’étreindre, “Shâhriyâr, terrorisé, demanda à son frère d’obtempérer. - Je n’en ferai
rien si tu ne le fais d’abord, répondit Shâh Zamân. Ils étaient ainsi à se disputer pour savoir
qui la baiserait le premier : “Qu’avez-vous donc à vous chamailler de la sorte? gronda-t-elle.
Obéissez ou je le réveille.” Effrayés, ils s’exécutèrent l’un après l’autre.”12 Mais il n’est pas dit
dans quel ordre...
Le meurtre des mères et des fils
La suite du déroulement des Nuits est centrée sur le meurtre des mères : le roi
Shâhriyâr va tuer chaque matin une femme avec laquelle il a passé la nuit : non une
concubine ordinaire, mais une épouse, censée être au matin enceinte d’un fils. Cette
pratique est présentée comme la vengeance qu’il prend de la trahison de son épouse. Si on
se reporte à la génération précédente, on constate l’absence de la mère des deux rois : il
n’est pas question d’elle, mais seulement du père. Peut-on voir dans cette absence une autre
expression de la même pratique que celle de ses fils : la suppression, sous une forme ou
une autre, de la mère, de la femme. Cette annihilation de la mère n’est pas dite comme telle
dans le récit, mais elle est suggérée par la trace qui en est restée : la haine mutuelle des
frères (bien qu’enveloppée dans l’ambivalence de leur relation). Car le coeur des Nuits est
bien là : le meurtre des mères. Mais celui-ci est lié au meurtre des fils, au point que ce
dernier soit le premier dans l’intention. Le fait de tuer les mères a dès lors pour but de tuer
les rivaux que la mère va engendrer : plus précisément de tuer ceux avec qui les mères vont
constituer une nouvelle totalité, une nouvelle plénitude, dont l’homme adulte est désormais
exclus. Le regard de l’homme qui voit sa femme enceinte la voit jouir d’une plénitude dont il
a bénéficié autrefois, mais dont il se trouve désormais exclus. Là est la trahison : celle de
cette femme qui va faire dans l’état de femme enceinte totalité avec autre que lui. Ce fils qui
prend sa place dans l’immédiat, et qui sera amené à être son rival, son remplaçant, devient
l’objet de sa haine. Ce fils en effet annonce la mort de son père.
Le noir et le génie : quel autre ?
De ce fait, je suis conduit à penser que le noir qui crée la jouissance de la femme est
certes le personnage le plus antithétique par rapport au roi, le plus autre, mais qu’il exprime
aussi quelque chose du fils : il se trouve à cette même place, il procure la jouissance intense,
la plénitude du plaisir. Comme le fils, il exclut le père. Comme le génie, il fait partie de ces
figures “à haute densité” dont les caractéristiques sont opposées. Le noir, par sa sexualité
animale, sa puissance génitale, a certes les attributs d’un géniteur et peut incarner en ce
sens une figure paternelle. Mais il est aussi lové dans la position foetale du fils, et comme lui,
il est menacé d’être sacrifié.
C’est que, comme la femme, comme le fils , il est incarnation de l’autre, cet autre
qu’exprime le terme “jalousie” en arabe (ghayara). La jalousie marque l’irruption de l’autre
dans ce qui était un état de plénitude, de totalité. Une totalité dont l’expression la plus forte
est représentée par la présence de l’enfant dans le sein de sa mère, un état de narcissisme
intégral, dans lequel l’être est tout, où il n’y a pas d’autre. Sous une forme secondaire, cette
plénitude pourrait être fantasmée dans une relation homme-femme, dans laquelle l’homme
est tout, la femme est annihilée, annulée, selon la logique fantasmatique signalée à Athènes
par Nicole Loraux : “conter l’origine sans passer par les femmes “13. Les Nuits montrent le
désastre auquel conduit cette situation L’envers de cette histoire de trahison des femmes,
c’est la perversion de l’homme qui veut effacer la femme, la haine du père qui veut supprimer
son fils en qui il voit un rival. Au delà, se profile la lutte des frères qui s’entredéchirent dans
la négation de l’origine, de la mère. C’est dans ce contexte que prend place la jalousie: plutôt
qu’un aspect de la question, elle représente une façon d’en voir la totalité, la référence à
l’autre en est le signal. Il est dès lors question de la jalousie originaire de l’homme, du père.
Ceci pourrait trouver une confirmation dans le fait que les Nuits situent généralement
les relations d’alliance dans un contexte d’endogamie, la plus proche cousine constituant
l’épouse privilégiée : l’appellation courante pour dire “ma femme” est “ma cousine”. En effet,
le type de mariage préférentiel est celui qui conduit, dans un système patrilinéaire, à ce
qu’un homme épouse la fille du frère de son père, sa “presque soeur”. Si les cas d’alliances
exogames ne manquent pas dans les Nuits, il est aussi fréquemment souligné que la plus
grande proximité est souhaitée. Le conte de “Qamar az-Zamân”14 expose longuement le cas
de deux jeunes gens qui refusent obstinément le mariage, jusqu’à la découverte d’un
partenaire qui leur est identique. Cette perspective renverrait à une conception de l’alliance
non pas comme ouverture à l’autre, mais comme confortation du même.
LA RELATION PERE-FILS : L’ENVIE
Curieusement, dans les deux premiers contes que va raconter Shahrâzâd au roi,
l’accent va être déplacé de la trahison des mères (toujours présente malgré tout) vers le
meurtre des fils. Toutefois, ce qui précède montre que le déplacement n’est qu’apparent: le
meurtre des fils et celui des mères sont étroitement associés.
Dans Le marchand et le démon15 , i , il est dit qu’un marchand est parti en voyage. A la
première halte, il mange des dattes, dont il jette les noyaux par-dessus son épaule. Survient
alors un démon, qui lui reproche d’avoir, ce faisant, tué son fils. Le démon exige sa vie en
échange de celle de son fils. Après avoir obtenu un délai, le marchand va se présenter au
rendez-vous fixé par le démon pour sa mort. Mais il y rencontre trois vieillards (cheikh) qui,
tour à tour, vont proposer au démon une histoire extraordinaire en échange du tiers de sa
vie. C’est de cette façon que le marchand sera sauvé. Dans le récit du premier cheikh est
évoquée la malfaisance d’une épouse stérile, qui veut tuer le fils que le marchand a pu avoir
d’une autre femme. Le second récit met en scène la méchanceté de deux frères, qui, bien
qu’aidés par leur aîné, s’acharnent à sa perte, par jalousie de la fortune qu’il s’est acquise et
de la femme qu’il a épousée. Le troisième récit raconte une histoire identique à celle qu’a
vécue le roi : une épouse trompe son mari absent avec un esclave noir et le métamorphose
en chien. La vie du marchand sera rachetée par ces trois histoires.
Le récit du premier cheikh montre bien que ce n’est pas une épouse infidèle qui est
sacrifiée, mais une mère (elle l’est effectivement), et son fils (qui est sauvé de justesse) :
tous deux avaient été effectivement métamorphosés en vache et en veau par une épouse
stérile jalouse de la concubine qui a enfanté : en somme, l’histoire d’Abraham, d’Agar et de
son fils. Une version “inversée” du récit du troisième cheikh16 montre une femme qui menace
un père de tuer son fils s’il ne se châtre pas lui-même : en somme, pour que le fils vive, il
faut que le père meure (sexuellement).
Ainsi ce premier conte des Nuits met en scène la jalousie d’une femme vis-à-vis d’une
autre qui a pu donner un fils à son époux, celle de deux frères vis-à-vis de leur aîné, qui
réussit mieux qu’eux. Ces deux situations correspondraient sans doute à la notion d’envie,
telle que l’exprime l’arabe hasada : le désir d’avoir un objet ou une qualité que possède un
autre. Le troisième récit renvoie à la situation initiale des Nuits : un état de bonheur dans
lequel vit ce marchand, la trahison qui y met fin ; mais dans ce cas, la trahison de la femme
est aggravée de l’acharnement qu’elle met à poursuivre son mari en le transformant en
chien. Ce récit est à la charnière des deux conceptions : l’homme est déstabilisé dans son
être par la trahison, mais il est aussi victime de l’envie: le fait de recevoir le mal en échange
du bien qu’il a fait.
Le conte suivant, Le pêcheur et le démon17 va être principalement axé sur la question
de l’ingratitude : ceux qui font du bien et qui reçoivent du mal en retour. Un pêcheur qui va au
bord de la mer finit par en sortir une jarre. Il l’ouvre et s’en échappe un démon qui, enfermé
dans la jarre depuis le temps de Salomon, a juré de mettre à mort celui qui le délivrerait : ce
qu’il menace de faire. Le pêcheur, par ruse, lui fait réintégrer sa prison : c’est alors au tour du
démon de supplier le pêcheur de le délivrer. Pour justifier son refus, celui-ci narre une longue
histoire, Le roi Yûnân, son vizir et le médecin Dûbân, dans laquelle sont enchâssées
plusieurs autres.
Celle du roi Yûnân montre un roi atteint de la lèpre, qui finit par être guéri par un
médecin de passage, Dûbân. Le roi commence par le favoriser, comme quelqu’un à qui il
doit la vie. Mais son vizir lui représente qu’un homme qui donne la vie peut aussi facilement
donner la mort, et qu’il est de son plus haut intérêt de mettre à mort son bienfaiteur : ce qu’il
finira par faire, mais au prix de sa vie.
Dans le cours de ce récit sont intégrés deux autres : l’histoire du roi Sindibâd et de
l’autour, que le roi Yûnân raconte à son vizir pour lui montrer qu’il ne faut pas faire du mal à
celui dont on a reçu un bienfait, et l’histoire du vizir et du fils du roi, par lequel le vizir veut
attester de sa fidélité.
Le texte arabe de l’histoire du roi Sindibâd, telle que rapportée par Muhsin Mahdi18
(où l’histoire de l’autour est remplacée par celle du perroquet) permet de préciser les notions
de jalousie et d’envie. Du vizir, il est dit qu’il était envieux (hasûd): il craignait que le médecin
ne lui prenne sa place de vizir: “et il l’envia (hasada-h) et pensa à lui nuire - car “aucun corps
n’est exempt d’envie” (wa mâ khalâ jasad min hasad) Le récit se poursuit ensuite de la façon
suivante19 : “Sache que le roi Sindibâd voulut tuer son fils (i’lam anna-l-malika Sindibâd
arâda qatla waladi-h- Celui qui est envieux est envieux de son père (man hâsed hasadu-h ilâ
abî-h).Son vizir lui dit : “ne le fais pas, tu le regretteras par la suite”. En effet, il m’est parvenu
qu’un homme très jaloux (chadîd al-ghayra) avait une femme d’une grande beauté, éclatante
et parfaite. Elle l’empêchait de voyager (il ne pouvait s’éloigner d’elle). Or lui survint une
nécessité absolue de voyager. Il partit au marché et acheta un perroquet et le plaça dans sa
maison pour qu’il y soit un surveillant....” Le perroquet lui racontera à son retour que sa
femme l’a trompé avec un homme. Mais celle-ci, avertie du rôle du perroquet, montera un
stratagème pour persuader le maître que son animal ne dit pas la vérité. Il le tuera donc,
mais, apprenant par les voisins, après sa mort, que le perroquet disait la vérité, il en
concevra un grand regret.
Dans les Nuits, l’envie est associée au rapport père-fils. Le père accepte difficilement
la limite qu’impose à son existence celle de son fils20 . L’expression citée : “un père voulut
tuer son fils” apparaît dans une seule version arabe (celle de Muhsin Mahdi) comme un
lapsus : il n’est question que du meurtre des fils, et on fait mine de ne parler que de qualités
morales, telles que l’ingratitude. Dans les Nuits, le fils doit marquer sa place de fils. Très
souvent, il commence par dilapider l’héritage paternel, et il reconstruit ensuite sa fortune par
ses propres moyens. L’envie du fils par rapport au père exprime ce désir de prendre la place
qui lui revient. Mais si on retient l’hypothèse proposée, le fils envie, de son père, non
seulement l’espace social et la fortune, mais peut-être aussi la place auprès de sa mère. Il y
aurait à ce point une étroite conjonction entre la jalousie et l’envie, ghayra et hasad. .
Toutefois il ne faut pas oublier l’autre versant des choses : ce sont les fils qui sont menacés
de mort par les pères jaloux. Dans les deux notions associées se retrouverait la racine du
mal qui a atteint le roi Shâhriyâr : l’insupportable atteinte à son narcissisme causée par la
prise de conscience qu’il ne peut être tout, qu’il est doublement limité par de l’autre dans le
contemporain, par l’existence d’un autre sexe, et dans l’histoire, par celle de son fils. Ces
caractères, sans doute universels, trouvent dans les Nuits une exacerbation due au caractère
fortement endogamique de la culture où ils se situent.
Cette perspective se trouve éclairée si l’on prête attention à quelques détails du conte
du “pécheur et du génie”. Le pécheur a sorti de la mer une jarre, d’où il fera sortir un génie.Le
texte arabe nomme cette jarre qumqum présentée par les dictionnaires arabes comme un
récipient ventru prolongé d’un long col. Dans le commentaire qu’il fit de ce conte il y a
quelques années, Abdelfattah Kilito21 avança l’idée que ce terme désignait le vagin. Le
démon qui sort de là est un fils, dont la première parole est d’annoncer la mort du père :
“Choisis comment tu souhaites mourir”, lui dit-il . Cette entrée met ainsi à la clé du conte la
relation père-fils dont l’ingratitude n’est qu’une formulation atténuée. Mais elle révèle aussi le
caractère exceptionnel du génie, qui, comme le noir, exprime à la fois des identités
contradictoires : puissant comme un père, faible comme un fils, persécuteur et victime, sans
doute aussi masculin et féminin : une figure complexe qui exprime l’homme en sa totalité.
LE TRAITEMENT DE LA JALOUSIE
Il eût fallu parler aussi de la guérison de la jalousie. Rappelons d’abord le dénouement
: “Pendant tout ce temps où elle avait raconté, Shahrâzâd avait donné au roi trois garçons.
Quand elle eut terminé l’histoire de Ma’rûf le savetier, elle se leva, baisa le sol aux pieds du
souverain et lui dit : “O roi de ce temps, unique en son siècle et jamais égalé, je suis ta
servante et depuis mille et une nuits, je te rapporte les récits des Anciens et les
enseignements de ceux qui nous ont précédés. Puis-je espérer que, dans ta grandeur, tu
me permettes de formuler un souhait? - Oui, et tu seras exaucée, Shahrâzâd.” Elle fit appeler
nourrices et eunuques et ordonna qu’on lui amenât ses enfants, ce qui fut fait
immédiatement. Ils étaient trois : le premier marchait déjà, le deuxième se traînait sur les
genoux, le troisième était toujours au sein. Lorsqu’ils furent là, elle les prit, les déposa aux
pieds du souverain et baisa le sol devant lui : - “Sire, roi de ce temps, lui dit-elle, voici tes fils.
J’émets le voeu que tu sois généreux envers eux et que tu m’accordes la vie sauve. Si tu me
mettais à mort, ils perdraient leur mère, et ne trouveraient nulle autre femme pour savoir les
élever.” Le souverain fondit en larmes, serra les petits contre sa poitrine et s’écria : -
“Shahrâzâd, je jure par Dieu que j’avais décidé de te laisser en vie avant même de les voir
pour avoir constaté à quel point tu étais chaste, pure, bien née et pieuse. Bénie sois-tu ainsi
que tes père et mère, tes aïeux et tes descendants. Je prends Dieu à témoin que je t’ai
pardonné et qu’il ne te sera fait aucun mal.”22
Les Nuits montrent comment la jalousie est traitée par la parole : les récits de
Shahrâzâd ont déplacé le drame de son plan sensible à un niveau où il peut être pensé. Le
roi a été mis en situation d’admettre à ses côtés une épouse et des enfants. L’entrée dans la
Loi s’est ainsi réalisée et la chaîne de la transmission a été rétablie. La sortie de la jalousie a
été celle du narcissisme, mais aussi l’acquisition d’une identité d’homme adulte.
C’est en effet au-delà de la seule question de la jalousie que se situe la perspective
des Nuits. Dans un univers humain complètement bouleversé, tel qu’il s’exprime dans la folie
(ou plutôt le mythe) de cet homme qui, disposant (ou croyant disposer) d’un pouvoir absolu
sur ceux qui l’entourent, a façonné sa propre image en celle d’un Dieu, le meurtre répété des
mères et des fils tente vainement de mettre en oeuvre la folle solitude de l’être absolu. Cette
situation peut s’exprimer en de multiples réalisations : depuis le narcissisme le plus fou
jusqu’aux formes plus ou moins “douces” de la jalousie quotidienne, en passant par ces
univers culturels construits sur le fantasme de ne pas “naître de deux” : l’imaginaire politique
athénien décrit par Nicole Loraux, les cultures méditerranéennes qui diabolisent la femme
tout en fantasmant sa toute-puissance, la culture islamique qui a voulu gommer la femme
dès le début23 en tentant d’oublier le rôle originaire de Khadidja, épouse du prophète
Muhammad, la culture chrétienne qui glorifie la vierge pour écarter la femme. En opposition,
les Nuits révèlent le tragique d’une situation dont la femme est exclue, mais elles indiquent
aussi la voie d’un rétablissement de la situation. La “pédagogie curative”, si on veut la
considérer ainsi, consiste d’abord à réintégrer la loi du temps : savoir attendre, ressusciter le
désir. C’est ce que met en place Shahrâzâd, par ses récits, qui poussent le roi à attendre la
nuit suivante. C’est la grande leçon de ce découpage en nuits, de cette scansion 24 dont la
portée capitale a été peu comprise : outre cette réinsertion de l’attente, la scansion est aussi
la suspension du meurtre de la mère. En même temps, l’enchaînement des récits, qui
reprennent, sous une forme ou une autre, directe ou inversée, la tragédie vécue par le roi,
déplace celle-ci de son contexte traumatique vers un univers du sens.
Ceci est le travail de la parole. Mais il ne faut pas oublier que cette parole de
Shahrâzâd crée une atmosphère, une tension, dans laquelle des transformations s’opèrent
jusque dans le corps des participants. C’est Shahrâzâd, qui met au monde durant cette
période trois enfants, qu’elle dissimule jusqu’à la fin au roi, au moment où elle juge celui-ci
capable d’en supporter la vue. Shahrâzâd, de jeune fille, est devenue femme, et peut-être,
amoureuse de ce roi qu’elle a si bien compris. Une autre transformation, non moins capitale,
s’est opérée chez Dunyâzâd, la soeur de Shahrâzâd. Sa soeur l’avait établie dans le rôle de
demandeuse d’histoires. Elle a assumé celui de témoin de ce qui se passait : mais pendant
toute cette période, de petite fille, elle est devenue nubile, puisque son mariage est envisagé
dans le dénouement. Ce passage de l’état d’enfant à l’état adulte n’est-il pas une des
expressions capitales de la sortie du narcissisme infantile vers une acceptation des limites de
la Loi ?
Jalousie et envie sont situées dans les Nuits à un point capital parce que ce texte les
situe dans leur racine : l’insupportable vision de l’autre pour l’être qui, avec sa mère, fut un
jour un Tout, et que le déroulement de la vie oblige à s’inscrire dans les limites dessinées
par la différence des sexes et la succession des générations.25
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1 cf. l’article de Muriel DJERIBI, “Oeil d’amour, oeil d’envie, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1988, XXXVIII,
pp.99-110.
2 Pour se référer au texte des Mille et Une Nuits, il existe plusieurs traductions françaises. La plus récente et la
plus travaillée est celle de JE BENCHEIKH et A. MIQUEL, Les Mille et Une Nuits, 3 tomes, Gallimard, Folio. Il
faut citer aussi celle de J.C.MARDRUS, Les Mille et Une Nuits, 2 tomes, Robert Laffont, Bouquins.
3 Trad. Bencheikh, t.I, p.35-36.
4 ibid.p.36
5 ibid.p.36
6 Kitâb Alf Layla wa Layla, présenté par Muhsin Mahdi,Leiden, 1984, p.61
7 Bencheikh, I,p.38
8 Bencheikh, I, p.41
9 Une analyse plus développée du sens des Nuits a été présentée dans deux articles publiés avec François
VILLA, psychanalyste : “Les Mille et Une Nuits : la parole délivrée par les contes”, Psychanalystes, N°33, 1989,
pp.140-151, et “Les Mille Nuits et Une Nuit : un mythe en travail. Présence et actualité du récit”, Peuples
Méditerranéens, N° 56-57, 1991, pp.55-82.
10 Bencheikh, I, 33.
11 Cette hypothèse avait été émise par Jacqueline GUY-HEINEMANN, psychanalyste, lors des réunions d’un
groupe de travail consacré aux Mille et Une Nuits dans le cadre d’un séminaire de l’EHESS. Les travaux de ce
groupe ont donné lieu à la publication d’un article collectif, sous le pseudonyme de “Leïla”, intitulé : “Les Nuits
parlent aux hommes de leur destin”, Corps Ecrit, L’Arabie Heureuse, N°31, 1989, pp.47-62.
12 Bencheikh, I, 39-40.
13 Nicole Loraux, Les Enfants d’Athéna, Maspéro, 1981, p.13
14 “Conte de Qamar az-Zamân, fils du roi Shâhramân”, Bencheikh, II, pp.7-209. J’en ai publié un commentaire
dans un article : “Qamar az-Zamân ou la passion du même, Psychiatrie française, Oublis et souvenirs, N°5,
1988, pp.109-114.
15 Bencheikh, I, pp.49-69
16 Muhsin Mahdi, op. cit., version Sin, p.694.
17 Bencheikh, I, 69-119
18 Muhsin Mahdi, op.cit., p.96-98
19 traduit par moi-même.
20 Tout en souhaitant désespément un fils lorsqu’il n’en a pas : mais il s’agit de perpétuer sa propre existence.
21 Universitaire marocain, auteur d’un essai sur les Mille et Une Nuits, intitulé L’oeil et l’aiguille, La Découverte,
1992.
22 Bencheikh, III,681-682.
23 comme cela apparaît dans la question des “versets sataniques” : cf. mon texte : “Un désir de prophète”, in
Psychanalystes. L’Islam au singulier, 1991, N°40.
24 Thème développé dans G.Grandguillaume, F.Villa, “Les Mille et Une Nuits : la parole délivrée par les contes”,
Psychanalystes. Symboliser, 1989, N°33
25 Je remercie Muriel DJERIBI, psychanalyste, de la lecture attentive qu’elle a faite de ce texte et des
judicieuses suggestions qu’elle m’a proposées. Je suis reconnaissant à Chantal MAILLET, psychanalyste, de
ses remarques et de ses encouragements |
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