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Compte-rendus
Claude Lévi-Strauss, une voix qui crie dans le désert… |
Lévi-Strauss.pdf |
La Quinzaine littéraire, N°970, 1-15 juin 2008, p.4-6.
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CLAUDE LEVI-STRAUSS, OEUVRES
Tristes Tropiques, Le Totémisme aujourd’hui, La Pensée sauvage, La Voix des masques,
La Potière jalouse, Histoire de Lynx, Appendices, Textes inédits, Documents.
Préface deVincent Debaene. Edition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie
Mauzé et Martin Rueff.
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard ed., 2064 p.
A l’heure où le brillant centenaire voit converger sur lui les feux de l’actualité, où
s’érige sa statue sur le socle d’une oeuvre monumentale, l’homme qui sut percevoir la richesse
de l’altérité au coeur de l’humanité doit assister impuissant aux ravages d’une catastrophique
réduction au même baptisée globalisation.
Certes il ne fut pas comme certains un laudateur inconditionnel de la différence,
empressés à dénier les qualités de leur propre culture. Dès les débuts dont témoigne Tristes
Tropiques il s’attache à constater la différence, à en reconnaître l’existence. Cela consiste
d’abord à refuser de ne voir dans l’autre qu’une image de soi déformée, dégradée ou
inachevée. Car reconnaître l’importance des autres sociétés fait prendre conscience du fait que
la richesse de l’humanité repose sur sa diversité. Sans illusion sur la possibilité de comprendre
ces sociétés autres, il tente de s’en approcher par le récit, la remémoration, dans cette « crise
de l’écriture postérieure » dont parle Vincent Debaene dans sa substantielle préface.
Ce message peut-il encore être entendu, alors que des millions de touristes, sûrs d’euxmêmes
et dominateurs, parcourent les espaces reculés de la planète en quête des restes
pittoresques de sociétés déstructurées réduites à l’exotisme, pour y contempler, selon
l’expression de Michel de Certeau, « la beauté du mort » ? La célébration, cette année, du
centenaire de Claude Lévi-Strauss comme la parution de cet ouvrage de la Pléiade, devraient
inciter à entendre le message qu’il a voulu transmettre.
Ce volume de la Pléiade présente un intérêt indiscutable pour les spécialistes
évidemment, mais aussi pour un public plus large qui y trouvera une introduction intelligente
à l’oeuvre du maître. Outre les oeuvres qui y sont reproduites, il contient des inédits et se réfère
à des éléments d’analyse – correspondances, archives personnelles, articles de revues
françaises ou étrangères - qui donnent au lecteur le sentiment d’entrer dans le monde de Lévi-
Strauss. Ajoutons la qualité remarquable des annexes, tels que préface, notes, introductions et
commentaires de l’équipe de jeunes spécialistes que forment Vincent Debaene, Frédéric
Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff.
La considération de l’âge ne doit pas conduire à l’hagiographie. Le brillant
universitaire en a agacé plus d’un, collègue ou pas, idéologue ou peu. Évoquons ici le
souvenir du séminaire qu’il animait au Collège de France dans les années 70. Une assistance
nombreuse dans une salle relativement petite. Au centre trône le maître, autour de qui
gravitent deux étoiles alors montantes du microcosme parisien : à droite Jean-Marie Benoît,
l’auteur de Marx est mort, à gauche Maurice Godelier, alors parangon de l’anthropologie
marxiste. Pour les jeunes rescapés de mai 68 en quête de guidance idéologique, la panoplie du
choix restait large… L’actualité intellectuelle avait déjà mis en scène les deux termes de la
compétition : l’histoire ou la structure. L’histoire, enracinée dans l’idéologie marxiste et
réaffirmée par des hommes tels que Maxime Rodinson, recélait l’explication dernière des
sociétés et devait s’imposer à tout sociologue intelligent. La libération des peuples du Tiers
Monde et la reconnaissance de leur indépendance devait renvoyer aux poubelles de l’histoire
une ethnologie devenue au mieux une sociologie du pauvre, au pire une survivance coloniale.
Avec les élites éclairées Georges Balandier prônait ce passage d’une ethnologie honteuse à
une sociologie triomphante. Face à une université où régnait tel un dogme la pensée marxiste
universaliste, Claude Lévi-Strauss posait les jalons d’une méthode structurale visant à
expliquer la société non par sa seule histoire mais par l’interaction des éléments qui la
composent et la mise en parallèle de leurs homologies. « Signifier n’est jamais qu’établir une
relation entre des termes », dira-t-il dans La Potière jalouse (p.1231).
A ce gigantesque débat la linguistique avait apporté avec Roman Jakobson des
repères méthodologiques, la distinction des fameux axes syntagmatique et paradigmatique,
articulant synchronie et diachronie, métaphore et métonymie, structural et historique. A la
même époque Jacques Lacan et Claude Lévi-Strauss échangent des amabilités, jusqu’au
moment où le suicide en janvier 1965 de Lucien Sebag, proche collaborateur de Lévi-Strauss
et analysant de Lacan, vient mettre brutalement un terme à leur relation. On peut se demander
quel bénéfice auraient tiré les sciences humaines d’une conjonction de la prohibition de
l’inceste des Structures avec le complexe d’OEdipe du relecteur de Freud.
Le dialogue avec la psychanalyse ainsi suspendu ne fut repris qu’en 1985 avec la
publication de La Potière jalouse. L’auteur affirme y renouer un dialogue interrompu depuis
les Structures élémentaires de la parenté et estime que la pensée mythologique a dit depuis
longtemps et mieux ce que Freud a cru découvrir. En réalité on y sent vis-à-vis de la pensée
freudienne une rancoeur tenace et viscérale qui conduit à penser qu’il s’agit là de bien autre
chose que de divergences intellectuelles. L’opinion ne s’y est pas trompée, comme le révèle
ce passage d’une lettre adressée à l’auteur par Pierre Nora : « …On vous regarde jongler
tranquillement avec l’engoulevent, le paresseux et le singe hurleur quand tout à coup vous
faites surgir du chapeau le lièvre anti-Freud. Vous avez la courtoisie d’appeler dialogue avec
la psychanalyse un de ces règlements de compte dont vous avez le secret – on l’attendait
depuis la fin des Structures élémentaires ; il est définitif (p.1871-1872). » Règlement de
compte, mais de quel compte ? Les biographes de l’avenir pourront se demander quel drame
a représenté pour Lévi-Strauss la mort de Lucien Sebag et quelle faille elle a ouvert dans la
personnalité d’un homme dont la vie intellectuelle fut une activité solitaire, comme il le dit
lui-même : « Pendant vingt ans, levé à l’aube, soûlé de mythes, j’ai véritablement vécu dans
un autre monde. Les mythes m’imprégnaient. Il faut en absorber tellement plus qu’on en
utilise…Je vivais avec tous ces peuples et avec leurs mythes comme dans un conte de fées
(p.1853) ».
Depuis ces débuts difficiles du structuralisme, considéré d’abord comme une idéologie
bourgeoise conçue pour l’élite, l’eau a coulé sous les ponts de la Seine. La méthode
structurale s’est imposée avec le temps et des sociologues comme Pierre Bourdieu ont fini par
l’intégrer à leurs analyses. Mais le structuralisme est avant tout fondé sur l’oeuvre de Claude
Lévi-Strauss actualisée dans cet ouvrage de la Pléiade. Il serait bien prétentieux de tenter d’en
rendre compte dans ces quelques lignes. Disons d’abord que seule une partie de l’oeuvre est
reprise dans cet ouvrage. Il y a donc bien eu un choix qui a laissé de côté de nombreux textes,
dont des références majeures telles que Les Structures élémentaires de la parenté, les quatre
Mythologiques (Le Cru et le Cuit, Du miel aux cendres, L’Origine des manières de table et
L’Homme nu) et l’Anthropologie structurale (Tomes I et II, et Le Regard éloigné, considéré
comme le tome III) . Or ce choix n’a pas été fait par l’éditeur, mais par Lévi-Strauss lui-même
: il renvoie à une intentionalité sur laquelle Vincent Debaene s’est interrogé dans la
préface et que de futurs débats tenteront de déceler, car l’auteur s’est bien gardé de s’en
expliquer. Selon le préfacier, Lévi-Strauss aurait voulu mettre l’accent sur l’aspect
ethnographique plus que sur la partie théorique, se référant à des déclarations où Lévi-Strauss
exprime sa préférence pour le concret. Ces textes, dit-il, « ont ainsi tous en commun de ne pas
s’installer au foyer de la culture, mais de donner la priorité aux données ethnographiques et
à leur traitement (p.XIV). » Les trois « Petites Mythologiques » (à savoir La Voie des
Masques, La Potière jalouse et Histoire de Lynx) seraient susceptibles de s’ouvrir à un public
plus élargi et auraient un caractère pédagogique plus accentué que les quatre «Grandes ». En
acceptant la proposition de la Pléiade, mais en en déterminant lui-même les contours, Lévi-
Strauss a produit un nouveau livre, le Sphynx a posé une nouvelle énigme digne des
Mythologiques, grandes ou petites.
Laissons de côté la question de savoir si son oeuvre est anthropologie ou littérature,
certains estimant en effet que l’auteur aurait fait un choix pour la Pléiade de ses oeuvres les
plus littéraires. Il est bien évident que l’auteur structuraliste unit les deux, non seulement
parce qu’il construit une théorie et qu’il l’exprime dans une langue remarquable mais il
dépasse la dualité en ce sens que chez lui la recherche sur la langue (bien au-delà de la
référence linguistique ou littéraire) est intimement liée à l’interrogation scientifique. Un des
exemples en est fourni par Tristes Tropiques, écrit quinze ans après les voyages qu’il
mentionne : un récit qui ne relate pas les faits, mais les transforme et les situe à un tout autre
niveau, ce dont témoigne l’incipit célèbre : « Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici
que je m’apprête à raconter mes expéditions… »
Un homme désabusé par l’espèce humaine et malgré tout humain
En somme que recherchait cet homme dont on ne peut pas dire qu’il fut étouffé par le
narcissisme comme tant de ses pairs, même si chacun a en tête la photo qui révèle la
complaisance naïve qu’il ressentit à revêtir l’habit vert et à porter l’épée d’académicien ? A-til
voulu comprendre la nature humaine ? Dans Les Structures élémentaires de la parenté, il
avait d’abord posé l’opposition nature- culture comme fondamentale, et posé la prohibition de
l’inceste comme fondatrice de l’humanité et de la culture. Il en est bien vite revenu. Sollicité
de définir les droits de l’homme, il conçoit l’homme comme une « espèce vivante » qui a
certes le droit d’exister, mais aussi le devoir de respecter les autres, et pour commencer de ne
pas les réduire ni les détruire.
Mais qu’allait-il chercher chez les Indiens ? Fuir la philosophie ? Trouver du concret ?
Ce qui apparaît dans sa vie comme une volonté constante, c’est de prendre de la distance par
rapport à sa société, à son environnement immédiat et à lui-même. Qu’un savant de son
envergure se soit penché sur les détails de la vie et des mythes de micro-sociétés dans le but
affirmé de comprendre les énigmes de la sienne, cela le place en orbite par rapport à notre
planète. L’idée d’une explication universelle lui est totalement étrangère, seules les
différences permettent d’avancer dans une compréhension qui n’est jamais parfaite, toujours à
remettre en cause. Dans une société acharnée au développement, au nivellement, et qui plus
est, imbue de sa supériorité, il restitue leur place aux petites différences dont Freud avait
souligné le caractère explosif : elles sont pour lui source d’intelligence. Mais il a dû mener
son combat seul et sans illusion : avec amertume il disait qu’il n’espérait pas faire survivre les
sociétés qu’il étudiait, mais seulement faire savoir un jour qu’elles avaient existé.
Il a pris de la distance aussi par rapport à lui-même : cette identité juive affichée par son nom,
qui le désignait à la vindicte et faisait de lui un « gibier de camp de concentration », il la mentionne
dans Tristes Tropiques comme un révélateur d’une médiocrité humaine par rapport à laquelle
il ne cessera de prendre du champ.
C’est pourquoi il nous apparaît aujourd’hui à la fois très
proche et très lointain. Le grand âge n’a fait qu’ajouter à cet éloignement, au regard éloigné
qu’il a porté sur notre espèce et notre planète. Il disait en 1999, et le dirait peut-être encore
plus aujourd’hui : « Dans ce grand âge que je ne pensais pas atteindre, et qui constitue une
des plus curieuses surprises de mon existence, j’ai le sentiment d’être comme un hologramme
brisé. Cet hologramme ne possède plus son unité entière et cependant, comme dans tout
hologramme, chaque partie restante conserve une image et une représentation complète du
tout . »
Claude Lévi-Strauss, ce solitaire, est déjà loin mais toujours vivant et proche.
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