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ARABISATION ET DEMAGOGIE EN ALGERIE |
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Le Monde diplomatique, N°515, février 1997, p.3.
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Le 17 décembre 1996, le Conseil National de Transition (CNT), assemblée législative désignée en Algérie, a voté à l’unanimité une loi sur la “généralisation de l’utilisation de la langue arabe “ 1 . Cette loi stipule notamment que, à la date du 5 juillet 1998 (et 2000 pour l’enseignement supérieur), “les administrations publiques, les institutions, les entreprises et les associations, quelle que soit leur nature, sont tenues d’utiliser la seule langue arabe dans l’ensemble de leurs activités telles que la communication, la gestion administrative, financière, technique et artistique” et que “l’utilisation de toute langue étrangère dans les délibérations et débats des réunions officielles est interdite.” 2
Dans le cauchemar des drames quotidiens que vit l’Algérie aujourd’hui, le fait que le pouvoir s’intéresse à la langue montre qu’il y voit un enjeu important : sa propre légitimité. Alors qu’il en est tragiquement dépourvu, il s’obstine à la rechercher tantôt du côté de l’héritage de la guerre de libération), tantôt du côté de l’Islam . Aujourd’hui, par cette mesure démagogique, le pouvoir essaie de rallier à lui à la fois les anciens du FLN et les islamistes . Tout ceci en pure perte : le pouvoir se trompe en croyant obtenir la reconnaissance des islamistes ; quant au vieux motif de la “cause sacrée”, il est depuis longtemps usé par les abus qu’il a couverts. La seule voie possible vers une reconnaissance de légitimité, c’est celle de la démocratie, de la libre expression de la population. Or, par sa loi sur l’arabisation, le pouvoir place sur ce chemin un nouvel obstacle qui va à l’encontre de l’édification de la démocratie.
Dans l’opinion occidentale, déjà si mal informée au sujet de l’Algérie, cette mesure va accroître l’incompréhension et la confusion sur une question importante. Arabisation est devenu pour nos concitoyens synonyme d’islamisme, de gâchis, d’”ensauvagement”. Aussi semble-t-il important de clarifier trois points :
- la nature de l’arabisation et ses enjeux
- ce qui s’est passé dans ce domaine en Algérie
- le lien qu’elle entretient avec la question fondamentale de la légitimité politique.
L’arabisation et ses enjeux
Un pluralisme linguistique
Dans le sens qu'a pris le terme au Maghreb, l’arabisation est une mesure qui consiste à restaurer la langue arabe. Pour la comprendre, il faut rappeler qu’en Algérie, les populations parlent leurs langues maternelles qui sont l’arabe ou le berbère selon les régions. Ces langues ne sont pas écrites, mais parlées et comportent chacune plusieurs variantes, qu’on appelle parfois dialectes. La seule langue écrite y était, avant la colonisation, l’arabe dit classique ou littéral, qui a été introduit avec l’Islam à partir du VII° siècle. Puis la langue française a été introduite avec la colonisation, comme langue écrite et parlée, prenant le statut de langue officielle.
La face culturelle de l’indépendance
Au moment de l’accession à l’indépendance, les pays du Maghreb ont décidé de rendre à la langue arabe la place qu’elle avait perdue du fait de la colonisation. Aussi entiché qu’on soit de francophonie, il est difficile de refuser la légitimité de ce propos. En soi, il était évident qu’une société, dont l’identité propre avait été déniée durant cent trente ans, ne pouvait se restaurer sans assumer ce qui de sa culture constituait le socle : la langue arabe (étroitement associée à la culture islamique). Politiquement, par rapport à la population pour qui l’indépendance devait signifier la fin de la domination des roumis 3, aucun pouvoir n’aurait pu se dispenser de dire qu’il allait rendre à la langue arabe sa place éminente. Enfin, des pays arabes du Moyen-Orient, qui avaient soutenu la lutte pour l’indépendance, une pression “amicale” s’exerçait aussi dans ce sens.
Deux conceptions de l’arabisation
Deux conceptions étaient envisageables. L’une, une “arabisation-traduction”, consistait à dire et faire en arabe ce qu’on faisait précédemment en français. L’autre, une “arabisation-conversion”, consistait à faire de cette langue arabe l’expression d’une autre culture ; comme il n’a jamais été question de renoncer aux avancées techniques modernes, il s’agissait ici de faire retour à une culture que, faute d’autre mot, il faut qualifier d’”arabo-islamique” . Il s’agit là, en fait, de deux options idéologiques, l’une d’ouverture sur l’acquis transmis par la colonisation, l’autre de rejet, l’une de bilinguisme, l’autre de monolinguisme.
Un combat sur deux fronts
La transparence apparente du discours politique fait apparaître l’arabisation comme un conflit entre la langue arabe et la langue française. Ce conflit avec la langue française, et ceux qui l’utilisent pour leur culture, leur activité professionnelle, voire pour leur pouvoir. Mais l’opinion publique a très vite compris que ce front en dissimulait un second : le conflit avec les langues maternelles, et particulièrement les langues berbères (dont le kabyle est l’expression la plus connue).
En effet, comme leurs “maîtres” jacobins de l’hexagone, les idéologues algériens de l’arabisation visent l’unification linguistique totale du pays. D’où leurs tirades contre les dialectes arabes, considérés comme des formes dégradées du pur arabe classique. D’où leur tentative d’entretenir la confusion autour du concept de langue maternelle : la langue écrite est par eux déclarée langue maternelle, “langue des ancêtres”. D’où des directives pédagogiques prescrivant d’enseigner cette langue écrite comme une langue orale : dans ce contexte, les parlers arabes sont considérés, comme le furent autrefois les patois en France, comme des formes incorrectes, des fautes, que la pédagogie doit sans cesse corriger : au besoin en culpabilisant l’élève, voire le citoyen, en le convainquant de son indignité. Après les colons qui l’ont qualifié de bougnoule, le locuteur algérien se voit, par ses dirigeants, qualifié de sauvage...Ce que les Algériens ont appelé hogra, “mépris”, de la part de leur pouvoir, c’est aussi cela : alors que cette politique était censée leur rendre leur dignité culturelle 4 .
La disparition programmée des langues berbères
L’aboutissement de la politique linguistique, pour les parlers arabes, aurait pu être une solution “à l’égyptienne”, mêlant arabe classique et parler local. Mais les parlers berbères ? Ceux-ci témoignent d’une Algérie qui était antérieure à la conquête arabe. D’autre part, il n’y a pas d’intercompréhension avec les parlers arabes. De ce fait, la politique d’arabisation, par sa logique même, mais aussi par les pratiques du pouvoir, programme la disparition des parlers berbères. Comme ces parlers servent de support identitaire à des fractions importantes de la population en Algérie, celles-ci se sont senties exclues de la nouvelle construction nationale.
La mise en place de l’arabisation en Algérie
L’Algérie de 1962 était totalement francisée. Celle de 1996 est largement arabisée. La loi récente la veut totalement arabisée. Que s’est-il passé en cette trentaine d’années ?
Le lobby des “arabisants”
Le groupe porteur de l’arabisation est constitué, dès 1962, de ceux qui sont de culture arabe dominante, voire exclusive, et qui veulent trouver leur place dans un encadrement massivement francophone. Cadres issus des écoles coraniques ou de médersas, intellectuels formés dans les universités arabes, de formation souvent religieuse ou littéraire, ils commencent à définir leur champ en décrétant que n’est arabisant que celui qui a été formé dans les pays arabes, donc qui n’est pas bilingue. Durant la période de Ben Bella (1962-1965), leur influence est fortement contrebalancée par l’aile progressiste, et le président n’hésite pas à dire en public que “l’arabisation n’est pas l’islamisation”.
L’action de Houari Boumediène
Le second président s’engage dans une action plus radicale. Par un décret de 1968, il impose l’arabisation de la fonction publique, dans un délai de trois ans, au cours duquel les fonctionnaires sont censés apprendre suffisamment d’arabe pour travailler dans cette langue. Pour la majorité d’entre eux, ce ne sera pas le cas, mais cette mesure ouvre aux arabisants les portes de la fonction publique. Une action identique est menée dans l’enseignement, intensifiée à partir de 1970, sous l’impulsion de Abdelhamid Mehri, qui contrôle l’enseignement primaire et secondaire. Le supérieur résiste plus longtemps, mais finit par être engagé dans la réforme.
De l’arabisation à l’islamisme
La période de Chadli Bendjedid engage la dissolution de l’autorité de l’Etat dans les luttes de faction. Les années 80 voient la poursuite de l’arabisation dans l’enseignement supérieur, la naissance des mouvements berbères qui s’y opposent, et peu après, celle du mouvement islamiste. L’échec du développement, l’expansion de la corruption institutionnalisée, déterminent une opposition qui va trouver sa meilleure expression dans le discours tenu par les islamistes. Face à cette vague qui entame sa légitimité, le régime tente de se revaloriser en favorisant l’Islam 5 . La confusion culmine avec les processus électoraux, où les partis islamistes se présentent tout simplement comme “les partis de Dieu”.
L’arabisation et la légitimité politique
La langue arabe est liée aux deux sources de légitimité invoquées par le pouvoir algérien : la lutte de libération nationale, et la défense de l’Islam.
La légitimité nationaliste
C’est de leur action pour la libération nationale que les dirigeants ont voulu tenir leur légitimité. Celle-ci est en quelque sorte consacrée par le déclenchement de la Révolution en novembre 1954, et ils gouvernent au nom d’”un million et demi de martyrs” (même si l’histoire 6 montre que la lutte ne s’est pas déroulée seulement contre la France, mais aussi entre les “frères”). Dans cette perspective, la langue arabe était la langue nationale, le français celle du colonisateur. L’utilisation massive de cet argument explique que la couche francophone, qui détenait la presque totalité du pouvoir, se soit laissée culpabiliser, se soit même associée à cette opération.
La légitimité islamique
La langue arabe est étroitement liée à la naissance et au développement de l’Islam. Ceux qui ont mis en place la politique d’arabisation ont tenté, par cette voie, de transférer sur le pouvoir politique la légitimité dernière dont l’Islam était le seul détenteur. Les excès de ces dernières années ont provoqué une dissociation du couple islamisme-Islam. La majorité de la population en Algérie n’approuve pas la forme extrémiste prise par les mouvements islamistes, ni à leurs comportements. L’Islam auquel elle adhère comme à son identité foncière se réfère pour elle à une morale dont, à part quelques pratiques spécifiques toujours soulignées 7 , les lignes générales sont proches de la morale universelle, croyante ou laïque.
La démocratie, seule source de légitimation
La seule issue à la crise actuelle est que s’établisse un consensus sur ce lieu central où sera reconnue la Loi en Algérie. En réalité cette société est pluraliste : dans ses régions, dans ses langues, dans ses options idéologiques. Jusqu’à présent, ce pluralisme n’a pu être reconnu comme tel, parce que l’unité du pays n’a pas été suffisamment affichée au sommet. Par le manque de ce “lieu symbolique du pouvoir” qui, comme une clé de voûte, assure l’ensemble de l’édifice, chaque particularisme se vit comme menacé, et apparaît aux autres comme un risque de fracture de l’ensemble. La seule solution est que le pouvoir apparaisse comme le garant du pluralisme réel de la société algérienne. Un tel pouvoir ne peut surgir que d’élections suffisamment transparentes pour être incontestables.
Une mesure négative
La loi sur l’arabisation votée récemment va à l’encontre de ces perspectives. Alors que le problème de l’Algérie est de créer un consensus autour de l’acception du pluralisme (qui n’est finalement que l’acceptation de l’autre en sa différence, c’est-à-dire de l’esprit démocratique), la loi procède par contrainte (imposer une langue alors qu’il faut la faire aimer), et par exclusion : elle renouvelle l’anathème sur les langues parlées, sur le berbère, sur le français (au moment même où celui-ci se redéploie fortement par les antennes paraboliques). Finalement, elle tend à exclure toutes les langues, sauf une seule, celle précisément qui n’est parlée que par le pouvoir.
Le retour périodique de ces mesures radicales témoigne de leur inefficacité. Cette situation apparaît aux idéologues arabisants comme un scandale. Mais si scandale il y a, ce n’est pas que l’arabisation ne soit pas “totale”, c’est que le terme même soit devenu, pour une grande partie de la population, synonyme d’échec scolaire, de gâchis. Le scandale, c’est que cette arabisation ait constamment obéi à des visées politiques, que n’apparaisse au niveau du pouvoir aucune préoccupation pédagogique, aucun souci de valoriser cette langue en profondeur par la recherche et la réflexion.
Le vrai scandale, c’est que le pouvoir ne tente pas, dans cet univers des langues en Algérie, qui reflète si profondément la société, de créer cet espace de tolérance, d’ouverture, d’efficacité, de respect des différences, qui est la forme même que doit prendre la démocratie en ce pays : c’est le chemin inverse qu’il suit avec sa nouvelle loi sur l’arabisation.
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1 mesure mentionnée dans Le Monde du 19.12.96.
2 El Watan, quotidien algérien, du 18.12.96
3 Terme de l’arabe parlé, désignant primitivement les Byzantins, et qui a été utilisé pour désigner les étrangers, et notamment les colons, en tant que chrétiens.
4 Point de vue bien explicité par Mohamed Benrabah, “La langue perdue”, in ESPRIT, N°1, janvier 1995.
5 En témoigne le Code de la Famille de 1984, de coloration islamiste.
6 cf. les travaux de Mohamed Harbi, de Benjamin Stora, d’Omar Carlier, entre autres.
7 On peut songer ici aux principaux rites religieux (Ramadhan, prière, fêtes, pèlerinage) et à quelques pratiques telles que le statut de la femme symbolisé par le voile, dont on ne sait pas s’ils relèvent de la religion,de la culture traditionnelle, ou du machisme ordinaire.
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