Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

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ARABIE SAOUDITE 1
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: La Péninsule arabique d’aujourd’hui, dir.Paul Bonnenfant, tome II, Etudes par pays, Editions du CNRS, Aix-en-Provence, 1982, pp 623-654.

VALORISATION ET DÉVALORISATION LIEES AUX CONTACTS DE CULTURES EN ARABIE SAOUDITE La naissance de l'État saoudien est souvent présentée dans le langage officiel comme une réédition de l'épopée du prophète Muhammad au VII° siècle. Tel un nouveau prophète, Abdalazîz ibn Saoud fait régner l'ordre dans un contexte d'anarchie et d'ignorance. Pris entre de nombreux autres, cet extrait d'un discours officiel est significatif : a Abdalaziz est le premier à avoir réuni des hommes dans la concorde et la fraternité, alors qu'ils étaient des peuples et des tribus qui s'entretuaient... Abdalazîz a pu les faire passer d'une vie bédouine primitive â une vie plus noble et plus belle : les populations ont alors rejeté leurs haines et se sont engagées sur la voie de l'édification et de la civilisation, en s'aidant des techniques et des inventions modernes qu'Abdalaziz a mises à leur portée ». Dans ce texte apparaissent nettement trois niveaux de la culture saoudienne : la culture des tribus, la bédouinité, même si elle est péjorée pour les besoins de la cause, puis la culture islamique, incarnée dans son expression optimale, le wahhâbisme, qui marque un retour à l'unité dans la croyance et rassemble les tribus, enfin un troisième niveau qu'on pourrait qualifier de moderniste, techniciste ou occidental, correspondant à l'ouverture du pays â un autre type d'influence et de référence, et concrétisé dans l'idéologie du développement et dans sa mise en pratique. Telles sont aujourd'hui les trois références de la culture saoudienne. Les distinguer ne signifie nullement qu'on prétende les séparer. Aucune d'elles n'existe â l'état pur : une analyse de la culture saoudienne actuelle ne peut être que la mise en évidence de leurs interférences réciproques. Toutefois, pour en mieux comprendre la logique, il sera nécessaire de les isoler en leurs foyers. Une approche historique pourrait certes aider â reconstituer leur genèse, mais ne saurait avoir valeur explicative en soi. C'est pourquoi la perspective adoptée ici sera celle de la situation actuelle, faite de l'interaction dynamique des différentes composantes, elles-mêmes porteuses dans le présent de tout le poids de leur passé. Une autre précision s'impose sur la notion de culture. Sans vouloir ici recourir à de fastidieuses définitions d'une notion d'emploi banalisé, il est utile d'indiquer que la culture est ici perçue à deux degrés. Le premier et le plus général est que la culture correspond à la totalité de la vie vécue en société, aussi bien dans ses aspects matériels tels que la nourriture ou le vêtement, que dans ses aspects plus sophistiqués comme la vie intellectuelle ou artistique, en passant par les diverses techniques de la vie économique ou de l'organisation sociale. Toutefois, l'énumération de cet ensemble hétéroclite n'aurait guère d'intérêt que descriptif, si ces différentes réalisations de la vie n'étaient que le fait du hasard. Or il est bien connu - et c'est ici qu'intervient un sens plus restreint, mais plus riche, de la culture - que les diverses pratiques de la vie matérielle ou morale se constituent selon des systèmes cohérents que nous appelons cultures. En ce sens plus précis, la culture est le modèle en fonction duquel se définissent les pratiques. A ce titre, elle peut être considérée comme une loi, comme une norme, qui s'impose par la force ou la séduction. L'important ici est de marquer qu'il s'agit d'un modèle actif, qui influence la pratique et la détermine d'une façon beaucoup plus totalisante que ne le fait ce qu'il est convenu d'appeler une morale. En ce sens, une équivalence est à établir entre les notions de culture, de norme et de loi. En effet, il est peu d'aspect de la vie courante qui ne comporte un aspect normatif, une référence plus ou moins sentie à la façon dont il convient de faire telle ou telle chose; qu'il s'agisse de la manière de manger, de s'habiller, d'entrer en relation, une référence normative est toujours là, référence à un modèle culturel propre à chaque société. Cette situation est assez claire dans les pays et les époques où cette norme culturelle est unique et relativement homogène : périodes et pays où la référence aux bons usages, aux bonnes manières, règne en souveraine, s'imposant à tous tant par la loi que par la pression du qu'en dira-t-on, rejetant ses contestataires dans la situation marginale du déviant, du fou ou de l'idiot de village, situations exceptionnelles qui ne font qu'illustrer le règne souverain de la norme. Il en va tout autrement dans les époques où la norme culturelle n'est plus incontestée, soit qu'il s'agisse d'une mise en cause de celle-ci par des éléments nouveaux qui constitueront peu à peu une nouvelle norme, soit qu'il s'agisse de la compétition de plusieurs normes culturelles, comme c'est le cas actuellement en Arabie Saoudite. Ceci ne signifie pas que les cultures agissent comme des éléments isolés de la dynamique sociale. Derrière chaque culture se dessine un pouvoir qui tend à s'imposer. Dans les conflits de cultures, l'objectif de chacune est de devenir la norme dominante. L'arme essentielle est la dévalorisation des autres cultures et sa propre valorisation. Des usages et des pratiques peuvent bien être imposés par la force pendant un certain temps, il n'y a de situation acquise que lorsqu'ils ne sont plus ce qu'il est obligatoire de faire, mais ce qu'il convient de faire. C'est ce rapport dynamique que nous envisageons pour l'Arabie Saoudite. I. - LES TROIS NORMES CULTURELLES EN ARABIE SAOUDITE La culture globale en Arabie Saoudite est une réalité complexe qui se réfère à trois foyers culturels principaux, profondément imbriqués l'un dans l'autre. Dans un premier stade, il est utile d'isoler chacun d'eux, pour mieux en retrouver la trace dans la réalité actuelle. La culture tribale ou régionale A ce premier niveau de la réalité culturelle, il convient d'être qualifié par le pluriel. Il renvoie en effet à la multiplicité des cultures régionales ou tribales. Toutefois leur trait commun se situe dans ce qu'on peut appeler l'anté-wahhâbisme, c'est-à-dire l'état de culture antérieur à l'influence wahhâbite, celle-ci pouvant être identifiée avec le rattachement à l'État saoudien. En effet, avant la création de cet État, l'Arabie était marquée par une grande diversité culturelle et politique. Les étapes de la constitution du Royaume sont bien connues : prise de Riyadh en 1902, conquête du Najd en 1906, du Hasâ en 1913, du 'Asir en 1920, du Hijâz en 1925, et proclamation du Royaume en 1932. A chacune de ces régions correspond une personnalité propre, souvent même un éventail de personnalités, qu'il s'agisse de la langue, des coutumes de la vie matérielle, des traits de l'organisation sociale, des rites religieux. Sans pouvoir faire une description totale de ces diversités, il est important d'en souligner quelques caractéristiques. La province du Najd Cette région est à première vue celle qui serait la plus proche de la « mentalité wahhâbite -, puisque c'est dès le XVIII° siècle que la doctrine s'y implanta. Ce serait toutefois une erreur de penser qu'elle avait réussi à y gommer tout ce qu'elle condamne chez les tribus, en particulier le célèbre "fanatisme tribal" - asabiyya ou vertige de l'anarchie - et toutes les pratiques considérées par ces puristes de l'Islam comme contraires au dogme de l'unicité divine. Il faut dire que l'effacement des Saoud entre 1818 (date de la prise de Dir'iyya) et la restauration actuelle avait d'autant réduit l'influence wahhâbite, en privant celle-ci de l'appui de son bras séculier. Toutefois, même si on ne considère pour cette région que la période récente, qui suit la reconstitution du pouvoir saoudien en 1902, on constate que, dans l'épopée saoudienne menée au nom du wahhabisme, la marque tribale est omniprésente. Les historiographes locaux ont constamment tenu à mettre en valeur l'action conjointe du double facteur bédouin et wahhâbite, des Al Sa'ûd et des Al ash-Shaykh. Mais quand on regarde les choses de près, on constate que les fameux points de sédentarisation des tribus (hijra) constitués par les ikhwân sous l'égide du wahhabisme, et qui devaient en principe être les prémices d'un monde nouveau à l'image de l'Islam, qui n'admet aucune discrimination de tribu ou de race, avaient en réalité une base tribale : seuls des gens d'une même tribu avaient pu être fixés ensemble, l'exemple le plus célèbre étant celui de la hijra de Artâwiyya fondée par la tribu des Mutayr sous la conduite de leur chef, Faysal al-Dawîsh. D'ailleurs, dans son ouvrage " Die Beduinen ", von Oppenheim a pu dresser une liste des hijra par tribu. On peut se demander dans quelle mesure ces tribus avaient adhéré aux valeurs wahhabites qui contredisaient leur genre de vie propre : il est fort douteux par exemple que la révolte des ikhwân contre Abdalazîz à partir de 1926, révolte qui se terminera par leur défaite définitive en 1929, ait eu pour mobile principal les manquements de l'émir à l'orthodoxie puritaine : il est beaucoup plus probable que ces tribus - même groupées dans les rangs des ikhwân - n'ont plus accepté le pouvoir saoudien à partir du moment où celui-ci prétendait mettre fin à la loi de la razzia. Ceci nous montre que, dans un passé récent, la culture réelle des tribus du Najd ne s'était pas identifiée au wahhâbisme : celui-ci semblait d'ailleurs antinomique de la vie bédouine telle qu'elle fut pratiquée durant des siècles. En réalité, la morale wahhâbite ne s'est imposée définitivement aux tribus qu'avec l'affirmation du pouvoir saoudien, empêchant ces tribus de se livrer à leurs guerres intestines, en les drainant en un premier temps vers des conquêtes extérieures, tout en essayant de les fixer au sol dans des hijra, puis en les intégrant dans l'appareil de I'Etat, comme soldats de la Garde nationale, comme fonctionnaires ou comme agriculteurs assistés. L'orthodoxie wahhâbite s'est acharnée contre ce que nous appelons aujourd'hui les cultures populaires. C'est dans le Najd que cette action s'est déployée avec le plus de force et d'efficacité. Le Najd était déjà le coeur de l'Arabie, en ce sens qu'il avait été presque en permanence isolé des contacts militaires et sociaux avec l'étranger : les tribus de la région y revendiquent une pureté de lignage supérieure à celle des tribus des autres régions. Mais le rôle moteur joué par les tribus du Najd dans l'épopée saoudienne les a amenées à s'identifier avec la nouvelle culture wahhâbite et à la valoriser aux dépens de la leur; l'autorité du pouvoir a fait le reste. Fêtes populaires, danses mixtes, costumes régionaux, pratiques d'intercession ou de dépossession, célébrations diverses, tout a disparu « ma`â l-hijâb wa hadhâ l-kalâm al-fârigh » (avec le voile et tout ce discours creux), selon l'expression d'un vieillard saoudien, témoin de ce passé. Aussi n'en est-il que plus étonnant de voir subsister de nos jours une vive conscience d'appartenance tribale : chacun est fier d'appartenir à une tribu, d'être un qabîlî, et de se distinguer ainsi de ceux qui ne peuvent revendiquer aucune appartenance tribale, ou seulement l'appartenance â une tribu de statut inférieur, telle que les khadîrî. Le caractère normatif de cette appartenance culturelle apparaît nettement dans la question des alliances matrimoniales : la grande majorité des familles qabîlî s'oppose encore farouchement à ce que l'un des leurs contracte un mariage avec un membre d'un groupe social khadîrî. La région d'al-Hasâ Cette région, précédemment sous contrôle turc, fut occupée par les forces saoudiennes en 1913. Située en bordure du Golfe, elle a été marquée par ses contacts avec l'Inde et les pays situés â l'Est. Elle se caractérise par une population shiite importante. Enfin, c'est la région pétrolière, où la société américaine ARAMCO avait établi une sorte d'empire, et où, par conséquent, l'influence des modèles culturels américains s'est exercée fortement. Au Congrès de Riyadh tenu en 1927, et convoqué par Ibn Saoud pour faire pièce â celui qu'avaient tenu les ikhwân à Artàwiyya l'année précédente, les ulamâ' (docteurs de l'Islam), allant dans le sens des revendications des ikhwân, demandèrent que des mesures énergiques fussent prises pour ramener les shiites d'al-Hasâ et d'al-Qatîf au sein de l'Islam. La région fut confiée au fidèle compagnon d'Abdalazîz, Ibn Jiluwî, qui y implanta la nouvelle doctrine avec une poigne de fer. La brutalité de l'action menée contre la culture locale a marqué la région d'un profond traumatisme. C'est dans cette région que se sont produits les quelques événements qui ont marqué le Royaume : grèves de l'ARAMCO en 1953 et 1956, émeutes anti-américaines de juin 1967, incidents et arrestations en 1970. Aujourd'hui, les shiites sont soumis à une certaine discrimination : ils n'ont pas le droit de célébrer publiquement leur fête de la `Ashûrà' ; devant les tribunaux, leur témoignage est tenu pour moitié de celui d'un sunnite. La présence latente ou non de pratiques antérieures â la présence wahhàbite, l'appartenance shiite, si méprisée du pouvoir central, le début de prise de conscience ouvrière dans le monde de l'industrie pétrolière, font de cette région une entité culturelle marquée, dans laquelle les événements du monde extérieur trouvent une résonance particulière. La région du Hijâz Région des lieux saints de l'Islam, le Hijâz est la région d'Arabie la plus profondément marquée par les brassages ethniques, de nombreux pèlerins non arabes, en particulier asiatiques, s'y étant fixés depuis des siècles. Si elle comporte des éléments bédouins importants, tels que la fameuse tribu des Harb, spécialisée dans le convoi des pèlerins entre Jedda et La Mekke, elle a toujours été caractérisée par une densité urbaine importante : La Mekke, Mèdine, Tayf, toutes villes qui, connues dès l'époque du Prophète, alliaient tout naturellement à leur nature de ville islamique - madîna - une activité commerciale intense. On constate que les « mœurs » de cette région soulevèrent la réprobation des conquérants wahhâbites à un double titre : ces moeurs devaient heurter à la fois leur conscience virile de bédouins, et leur austérité puritaine d'ikhwân. La conquête de la région commença, en septembre 1924, par la prise de Tayf par les ikhwân qui, loin du contrôle d'Abdalazîz, massacrèrent plusieurs centaines d'habitants. La nouvelle s'en répandit dans les villes voisines, en particulier de La Mekke, où la population, terrorisée, n'osa offrir aucune résistance. Par la suite, le Hijâz bénéficia pendant quelque temps d'une constitution propre et de tolérances particulières, telles que l'usage du tabac, sévèrement prohibé ailleurs par les wahhâbites. De ce fait, les villes de cette région sont marquées d'un climat de libéralisme, d'une ouverture plus grande à la pratique des affaires à l'occidentale, ainsi qu'à l'instruction, y compris supérieure, des garçons et des filles. La province, en sa partie urbaine, réalise ainsi une sorte de passage direct d'une culture régionale à une culture occidentalisée, faisant l'économie, du moins jusqu'à ce jour, de la phase puritaine wahhâbite. On remarque aussi la part majoritaire tenue par les Hijâzi dans l'économie et le commerce modernes; ils forment l'ossature de la nouvelle bourgeoisie, non seulement par leur place dans l'économie, mais aussi par la qualification que bon nombre d'entre eux ont acquise, en poursuivant des études supérieures à l'étranger et en y acquérant des diplômes de haut niveau. La région du Sud-Ouest Cette région est géographiquement et culturellement très proche du Yemen. En 1920, les Ikhwân s'emparèrent de la capitale du 'Asir, Abhâ, et y établirent une garnison. Mais leur tyrannie, dît-on, provoqua une révolte des habitants de la région, de sorte que Abdalazîz fut contraint d'y envoyer son fils Faysal avec un autre contingent d'ikhwân pour s'assurer le contrôle de la région. De nos jours, l'Asîr est considéré par les wahhâbites du Najd comme le royaume de l'ignorance caractéristique de l'Arabie préislamique. Zone de particularismes tribaux particulièrement exacerbés, qui se traduisaient par des luttes continuelles avant la pacification saoudienne, elle est de plus marquée par des modes de vie, pratiques et coutumes très différents de ceux des tribus du nord. La grande part tenue par l'agriculture sédentaire y a maintenu les « superstitions » propres à ce genre de vie. De même, nombre de leurs pratiques, rapportées par les divers chroniqueurs ou informateurs, ont paru barbares : tels ces rites de la circoncision pratiqués dans la Tihâma, dont nous parlerons plus loin. Particulièrement choquant aux yeux des wahhâbites apparut le statut de la femme et la grande liberté dont elle jouissait dans la vie sociale, la beauté proverbiale des filles du pays en renforçant le caractère diabolique... Cette culture locale, elle-même diversifiée et ramifiée selon les diverses tribus, depuis les montagnes du 'Asîr jusqu'à l'oasis de Najrân, était encore particularisée par l'appartenance à des rites musulmans différents. Les habitants du massif du `Asîr (Tîhâma et Sirât) étaient en majorité shafî'îtes, ceux de la partie sud étaient zaydites, et même ismâ'îlites dans l'oasis de Najrân. Cette oasis comportait aussi des minorités israélites établies de longue date, qui quittèrent la région à l'arrivée des wahhâbites. Tous ces rites ont été interdits, mais il est difficile d'apprécier l'impact réel de ces adhésions forcées à l'orthodoxie wahhâbite. Ainsi, tant par ses modes de vie, maintenus jusqu'à ce jour, que par ses pratiques religieuses, le 'Asîr représente une culture locale marquée comme différente, différence que le pouvoir wahhâbite s'est employé à réduire. Ce projet se concrétisa dès le début par des interdits jetés sur certaines pratiques, en même temps que par la multiplication en cette région des instituts islamiques. Si des résultats ont été obtenus, ils sont loin d'avoir effacé le passé. La culture locale est liée à une conscience d'identité spécifique, qui se saisît comme différente du modèle najdî, et se sent plus proche du modèle yéménite. En ce sens, le modèle najdî-wahhâbite ne semble pas être intériorisé ni valorisé par l'ensemble de la population, en dépit du brassage voulu par le gouvernement résultant des mouvements d'émigration et d'immigration : émigration de travailleurs et immigration de fonctionnaires. Ce qui précède ne prétend pas présenter un inventaire des cultures régionales, mais suffît à montrer la diversité des composantes culturelles du Royaume. Encore ne faut-il pas considérer ces cultures régionales comme unifiées : l'unité culturelle véritable était constituée par la tribu, incarnée dans la possession commune d'un nom. A chaque tribu - et dans une certaine mesure, à chaque ville - correspondaient un langage spécifique (permettant le repérage de l'appartenance d'un individu, et généralement l'intercompréhension), des coutumes, des pratiques, des arts propres. Cette grande diversité qui existait au moment de la constitution du Royaume ne s'est pas effacée. Certes, elle tend à s'amenuiser sous l'effet de facteurs divers : voyages, échanges, nivellement par les mass-media et l'enseignement, etc., mais il n'en demeure pas moins que ces cultures originelles représentent le premier enracinement de l'individu, celui de son identité radicale, de sa langue maternelle, de la première imprégnation de valeurs attachées aux personnes et aux choses qui l'entourent. C'est d'ailleurs à ce titre que, dans notre analyse, nous considérons ces cultures si diverses comme une unité, comme un élément unique dans l'échiquier culturel. En effet, globalement, elles sont opposées à deux cultures fortement structurées, dominantes, qui tendent à les effacer : la culture nationale wahhâbite, et la culture étrangère occidentale. La culture wahhâbite nationale La seconde composante culturelle de l'Arabie est constituée par le wahhâbisme, envisagé ici non pas comme doctrine théologique, mais comme système normatif. Cette norme n'a d'ailleurs pu devenir effective que par l'appui du bras séculier constitué par le clan des Al Sa'ûd et par l'État saoudien, de sorte que l'expansion du wahhâbisme comme culture dominante est concomitante de la mise en place des structures de l'État. C'est pourquoi il conviendrait de nommer cette culture culture nationale. Cette appellation n'est toutefois pas exacte, car l'État prend aussi en charge une influence culturelle étrangère et ne peut déraciner les cultures originelles : la culture nationale tend de ce fait à être une synthèse, une unification de ces trois foyers culturels. Pour être précis, nous parlerons donc ici de culture wahhâbite, en y incluant toutes ces réserves. Sans vouloir répéter un exposé historique qui fait l'objet d'une autre partie de cet ouvrage, rappelons que le courant wahhâbite, fondé en 1744 à Diriya par shaykh Muhammad ibn `Abdalwahhâb, représente une version stricte du plus strict des quatre rites admis dans l'Islam sunnite, le rite hanbalite. Dès cette époque, une alliance jamais démentie à ce jour unit le clan des `Abdalwahhâb, les Al ash-Shaykh, à celui des Saoud, les Âl Sa`ûd : dans cette association, le pouvoir politique a toujours été dévolu aux Al Sa'ûd, tandis que le rôle des Al ash-Shaykh était d'être les garants de l'orthodoxie wahhâbite, celle-ci étant en quelque sorte la légitimation idéologique de l'entreprise politique des Al Sa'ûd - dont il serait naïf de penser qu'elle se réduit à cet aspect des choses. Comment est structurée cette norme wahhâbite ? On peut l'envisager sous l'aspect de l'appareil et sous celui des lois, des prescriptions et des pratiques. L'appareil culturel wahhâbite Au sommet de la pyramide se trouve le clan des descendants de Muhammad ibn `Abdalwahhâb, qui ont adopté comme nom le titre de leur fondateur, se dénommant Al ash-Shaykh (" les descendants du Maître "). Dès l'origine, il leur a été reconnu l'autorité en ce qui concerne la religion, la science, l'instruction et la morale. Quand le Royaume s'est doté d'une structure administrative, les tâches correspondantes leur ont été réservées. La principale était la charge de « qâdî des qâdî», une sorte de juridiction suprême dans l'Islam. Sa version moderne, le ministère de la justice, a été confiée aux Al ash-Shaykh par le roi Khâlid, ainsi que le ministère de l'enseignement. L'éducation des filles relève spécialement des affaires religieuses, et à ce titre, tombe sous la responsabilité des Al ash-Shaykh. Mais il existe, parallèlement à l'administration, une structure chargée spécialement de faire respecter l'orthodoxie wahhâbite : il s'agit des « Comités pour ordonner le bien et interdire le mal » (titre qui comporte une référence à ce qui est considéré comme le devoir de tout musulman). Au sommet, le Comité supérieur, relevant directement du Roi, est composé de hautes personnalités parmi lesquelles les Al ash-Shaykh tiennent une place prépondérante. Ce Comité supérieur figure dans les organigrammes officiels, mais il est peu parlé des règles de son fonctionnement : il est probable que, comme pour d'autres organes similaires en Arabie Saoudite, il n'y a pas de règles fixes, mais une coutume qui peut varier avec la personnalité du roi ou celles des membres du Comité. Ce Comité supérieur se trouve relayé dans tout le pays par des comités de même nom, constitués par des personnalités religieuses locales, et disposant d'une sorte de police religieuse, sans uniforme, dont les membres sont appelés mutawwa'. Ce nom, traditionnellement réservé à des enseignants coraniques, désigne, dans l'Arabie d'aujourd'hui, ces personnages âgés, revêtus d'un habit traditionnel, portant un bâton, que l'on voit dans les villes parcourir les rues aux heures de prière pour faire fermer les magasins et diriger les hommes vers les mosquées. A l'époque du Ramadan, leurs effectifs sont renforcés et ils parcourent les rues en permanence. Leur tâche générale est d'assurer le respect de la moralité islamique dans la vie publique, c'est-à-dire, en l'occurrence, veiller à ce que les commerçants ferment leurs boutiques aux heures de la prière, à ce que ne se manifeste aucun signe de promiscuité entre les sexes, à ce que la tenue des passants soit celle qui convient à un bon musulman : que les hommes ne portent pas de cheveux longs, que les femmes soient voilées, etc. Cet appareil trouve son prolongement, d'une façon informelle, dans le comportement de nombreux citoyens, le plus souvent personnes âgées, qui assument spontanément le rôle de mutawwa' en certaines circonstances, plus spécialement quand des étrangers au pays sont concernés. Ce qui serait en d'autres pays considéré comme esprit de délation généralisé semble ici davantage relever d'un sentiment aigu, spontané ou exacerbé par le discours dominant, du devoir incombant à tout musulman d'«ordonner le bien et interdire le mal », ce sentiment pouvant être redoublé. dans des cas de plus en plus fréquents, d'une prise de conscience nationaliste face â la présence toujours plus envahissante de nombreux étrangers. Les prescriptions de la culture wahhâbite Pour trouver un point central dans la multiplicité des positions wahhâbites sur les divers domaines de la vie pratique, il faut se reporter à l'inspiration centrale de cette doctrine : l'unicité d'Allah, affirmée par le Prophète et réaffirmée par Muhammad ibn `Abdalwahhâb. Son corollaire en est la négation de tout intermédiaire entre le Créateur et sa créature : culte des saints, culte des ancêtres, des morts. Il en découle, comme une conséquence naturelle, le devoir de procéder â l'éradication - jamais achevée - de toutes ces petites recettes par lesquelles, en tout pays, et à toute époque, l'homme essaie d'avoir barre sur le sort, et d'en modifier le cours, pratiques allant de la magie spécialisée, en passant par les divers rituels d'intercession, jusqu'aux modestes actions humaines, comme par exemple la consultation d'un médecin en cas de maladie. Un autre aspect de cette unicité est la fixation de l'univers à l'époque de la Révélation. Toute pratique, tout objet, qui n'est pas mentionné à l'époque du Prophète est illicite, toute innovation est blâmable. Ce point fut l'objet (ou le prétexte) de nombreuses controverses entre le roi Abdalazîz et les ikhwân, qui, en leur congrès tenu à Artâwiyya en 1926, reprochèrent â celui-ci d'utiliser l'automobile, le télégraphe et le téléphone. Toute nouveauté est suspectée, l'influence qu'elle peut avoir sur la moralité des musulmans est toujours soigneusement testée, l'hypothèse sous-jacente étant que tout changement est préjudiciable à l'équilibre établi. La conscience d'appartenir au rite le plus pur de l'Islam est fortement présente â l'esprit des wahhâbites, et tend â créer chez eux un esprit de supériorité par rapport aux autres musulmans, supériorité qui justifie l'immixtion dans leur vie publique et privée pour la purifier. Cette attitude n'est pas étrangère à la façon dont s'est propagé le wahhâbisme parmi les tribus, où il a renforcé le sentiment naturel de supériorité enraciné dans la conscience bédouine. On constate de même, dans l'Arabie actuelle, une certitude globale de prééminence sur les autres musulmans du monde entier, fondée sur la pureté du rite et mise en relation avec la possession des Lieux Saints. Cette conscience élitiste s'est trouvée encore renforcée récemment par l'influence politique accrue liée à la richesse pétrolière. A l'époque (le la fondation du Royaume, le wahhâbisme s'est trouvé confronté â deux mondes, deux cultures : celle des tribus, et celle des cités, principalement au Hijâz : deux cultures qui lui apparaissaient, pour des raisons différentes, profondément répréhensibles. La tribu est suspecte, d'abord en raison du genre de vie nomade : il ne facilite pas la pratique rituelle, les ablutions, la pratique du jeûne, certes, mais, plus radicalement, la mobilité continuelle qu'il comporte, l'errance et l'instabilité, la position changeante dans l'espace, tout cela apparaît comme profondément antinomique à l'ordre. qui suppose avant tout la stabilité. Aussi le premier pas franchi dans la voie de la « conversion » des bédouins fut de tenter de les sédentariser. Mais la tribu bédouine, c'est aussi l'anarchie. Les bases de la valorisation sociale et du code de l'honneur reposent sur le combat, le défi, le besoin incoercible de se mesurer à un adversaire; l'honneur est conquis au combat, les femmes prisent le guerrier courageux, la renommée se répand parmi les autres tribus : on voit mal comment un tel système pourrait fonctionner dans la paix. Le wahhâbite ne s'y trompe pas, qui voit dans ces bédouins querelleurs des contempteurs de l'ordre, et donc, des facteurs de division entre musulmans, division qui affaiblit la foi et empêche les croyants, absorbés par leurs querelles intestines, de porter haut l'étendard de la foi, face â la multitude des mécréants. Enfin, la tribu bédouine se caractérise par la méconnaissance de l'orthodoxie islamique : pratiques contraires â la morale, superstitions, fêtes non canoniques, promiscuité des sexes, etc.: à des degrés divers, les tribus se trouvent dans la situation de jâhiliyya, cet état d'ignorance de la vraie foi dans lequel se trouvait l'Arabie, bien des siècles auparavant, à la veille de la mission du Prophète. Quant au milieu citadin. le wahhâbisme le rencontre surtout dans les villes du Hijâz : Tayf, La Mekke, Médine, Jedda. Ces cités anciennes, à l'activité commerciale intense, en liaison avec le pèlerinage, â la composition ethnique bigarrée, du fait de la fixation sur place, depuis des siècles, de pèlerins étrangers arabes ou asiatiques, ces villes composites inspiraient une sainte horreur aux wahhâbites. En effet, pour être wahhâbites, les guerriers d'Abdalazîz n'en étaient pas moins bédouins du Najd, et leur réaction vis-â-vis de ces citadins ne pouvait être que de mépris. Leur réaction devant l'amalgame ethnique, pour des bédouins si attachés â leur ascendance tribale, ne pouvait être que négative. Il faut y ajouter toutes les critiques d'un Islam rigoriste à la vie citadine : relâchement des mœurs, culte de l'argent, manque de combativité. Ajoutons que, depuis au moins un siècle, selon le témoignage de Johann Burckhardt, qui séjourna six mois à La Mekke dans les années 1800, ces villes du Hijâz étaient frappées d'une profonde décadence morale, liée à une exploitation éhontée des pèlerins. La brutalité de la réaction de ses troupes, manifestée lors de la prise de Tayf, dissuada Abdalazîz de leur laisser la bride sur le cou pour la conquête des autres villes. Face â ces deux univers différents, bédouin et citadin, la culture wahhâbite, si elle se réfère â un corps doctrinal rigide, manifestera cependant une certaine souplesse. Quand on compare la xénophobie des habitants des hijra au début de ce siècle â l'Arabie actuelle, dans un intervalle de quelques décennies, on constate que l'écart entre ces deux situations est sans doute plus grand que celui qui sépare la situation souhaitée par les modernistes de l'état présent. Certes, cette transformation s'est réalisée sous la pression des nécessités externes et internes, mais il faut bien reconnaître que les facultés d'adaptation de la « culture wahhâbite » - en tant qu' appareil et en tant que doctrine -- se sont révélées étonnantes : ce qui laisse présager pour l'avenir que cette souplesse pourra continuer à s'exercer et permettra au pays d'évoluer progressivement, sans connaître l'explosion parfois pronostiquée au vu des requêtes toujours plus insistantes de libéralisation émises par les couches sociales plus marquées par l'occidentalisation. La culture occidentale La culture occidentale constitue la troisième composante de la culture saoudienne actuelle. Certes, cette qualification pêche par excès de schématisation. Ce qu'on entend ici par occidental, c'est toute influence extérieure, étrangère au milieu local ou au wahhâbisme. Cette influence s'exerce à travers les relations économiques, les alliances politiques, et permet aux valeurs de l'Occident de prendre place dans l'univers saoudien. Si aujourd'hui cette culture occidentale semble exercer un puissant attrait, dont le pouvoir national tente de préserver le pays, il n'en fut pas de même à l’origine. C'est Abdalazîz qui a ouvert le pays à l'influence occidentale. Son attitude en ce domaine a été guidée par le pragmatisme politique, sans illusions sur les dangers inhérents à cette ouverture. Très sensible à la supériorité technique de la Grande-Bretagne, il comprit que l'adoption de ces techniques était le seul atout qui pût lui permettre de construire l'État; la victoire remportée sur les ikhwân par la supériorité de son armement en fut l'illustration. Dans cette confrontation, toujours possible et finalement inévitable, avec les tribus, il ne pouvait compter que sur un appui extérieur; argent et armes lui furent fournis par la Grande-Bretagne en 1916. Mais, au-delà de cet appui qu'il y trouvait, le roi Abdalazîz éprouvait devant la technique étrangère une sorte de fascination. Il eut recours à des Américains pour creuser des puits et aménager des fermes autour de Riyadh : Philby nous a laissé la description de ces paradis où le roi aimait à se retirer avec ses compagnons, dans ces lieux où la technique étrangère lui permettait de concrétiser les rêves du bédouin, un monde où les eaux jaillissent et où des fruits abondants sont disponibles à satiété. Autre exemple : Abdalazîz fit un grand usage de la radio; cet équipement ne représentait pas seulement pour lui un gadget dont il était passionné, il lui était surtout d'une grande utilité pour établir son contrôle sur le territoire. Il était tenu au courant de ce qui se passait dans les parties les plus reculées du Royaume, d'une façon qui paraissait inimaginable aux bédouins : il pouvait ainsi surgir rapidement et étouffer dans l’œuf toute opposition à son pouvoir. On voit par là que, si Abdalazîz était un wahhâbite convaincu et un bédouin authentique, il jugeait des choses d'une façon pragmatique, et ses rapports avec l'extérieur étaient marqués d'un grand réalisme. Il n'en était pas ainsi de son opinion publique, qui était particulièrement xénophobe. Le témoignage de Wilfred Thesiger, qui traversa le sud de l'Arabie en 1948, est particulièrement éclairant : son passage à Sulayyil et à Laylâ révéla le dégoût et la haine qu'inspirait à ces populations la seule vue d'un nasrânî (chrétien); il raconte aussi le profond émoi provoqué parmi les tribus par la rumeur qu'un chrétien avait pénétré dans le désert : comme si l'organisme avait été infecté par la brusque intrusion d'un corps étranger, et que cette infection ne puisse se guérir que par l'expulsion ou la mort du mécréant. La propagande wahhâbite ne put que renforcer cette xénophobie spontanée des tribus; les ikhwwân ne purent admettre de la part du roi ce qu'ils considéraient comme une compromission et en firent l'occasion de leur révolte. Mais c'est surtout l'accroissement des ressources liées à la production pétrolière, depuis 1974, qui a renforcé l'influence étrangère. Elle passe désormais par la présence de nombreux techniciens venus d'autres pays, la formation à l'étranger d'un nombre toujours croissant de Saoudiens, et se traduit par une modification radicale des structures de la vie matérielle et sociale de la population, et ceci non plus par la contrainte du pouvoir étatique, mais par la séduction des produits, des comportements et des modèles occidentaux. Cette séduction entraîne une valorisation toujours plus grande de ce qui est moderne; elle conduit à prendre comme repères les niveaux de consommation les plus élevés de l'Occident. Aucune politique ne semble avoir été définie pour s'opposer à cette marée, si tant est qu'on veuille le faire. L'opinion prévalant dans les milieux officiels est que l'Arabie emprunte à l'Occident sa technologie, mais qu'elle en rejette les valeurs. Cette attitude permet, pour le moment, de laisser libre cours à l'investissement de la vie matérielle par les produits occidentaux, en feignant de croire qu'il n'aura pas de conséquences sur les « valeurs propres » de la société saoudienne. L'appareil de la culture occidentale Dans la mesure où cette influence occidentale est la conséquence de la politique de développement entreprise par le roi Abdalazîz et poursuivie par ses successeurs, on peut considérer que la dynastie est au sommet de l'appareil qui introduit cette culture dans le pays. Si toutefois on considère les structures gouvernementales, on constate que certains ministères constituent des éléments plus actifs de cet appareil. Il s'agit généralement de départements gérés par des personnalités saoudiennes qui ont effectué leurs études aux États-Unis et qui sont les représentants dynamiques du courant modernisant. On peut citer, â titre d'exemples, le ministère du pétrole et des ressources minérales, dirigé par shaykh Zâki al-Yamanî, celui du plan, sous l'autorité de Hishàm Nâzir, ou celui de l'industrie et de l'électricité, sous la responsabilité de Ghâzî al-Qusaybî. Le pouvoir des technocrates, souvent mentionné pour l'Arabie Saoudite, se renforce chaque année de centaines de jeunes gens ayant terminé leurs études aux États-Unis, et venant consolider, dans l'administration et les divers services, le courant modernisateur et américaniste. A un niveau plus modeste que ces fonctionnaires, il faut mentionner tous les Saoudiens qui, à l'occasion de stages ou de vacances, ont pu effectuer â l'étranger des séjours plus ou moins longs, et qui ont pu y connaître, sinon toujours admirer, des techniques et des modèles différents. Enfin, même pour le Saoudien qui n'a jamais quitté son pays, l'influence étrangère est partout présente : présence des hommes, produits, revues, cassettes, télévision, tout concourt â faire de la vie du Saoudien, dans ses détails les plus quotidiens, une existence profondément marquée par l'Occident. Le modèle occidental Face â la société saoudienne, le modèle occidental se caractérise par deux traits : l'investissement de la vie par l'argent, et l'individualisation de la vie sociale. Le rôle de l'argent dans la société occidentale est aux antipodes des habitudes de la société saoudienne traditionnelle. Alors que celle-ci ne visait pas â l'accumulation de biens, mais à sa consommation de prestige, signe de générosité (karâma), la tendance occidentale â faire de l'argent le critère de toute valeur, de toute considération sociale, représente un trait contradictoire : que la richesse puisse suppléer à l'origine, à la naissance, au courage et aux qualités viriles est quelque chose qui choque la mentalité saoudienne, mais qui cependant commence à la marquer. L'autre trait est l'individualisation de la vie sociale. En Arabie, elle est particulièrement symbolisée par l'automobile et la télévision. L'automobile, dans une ville comme Riyadh, devient le moyen de se déplacer sans se rencontrer, de transporter les femmes sans les faire voir, d'afficher son standing sans avoir à en faire la preuve. La télévision, comme le téléphone, permet d'être informé sans rencontrer d'autres personnes, d'occuper ses loisirs sans recourir à la vie de société, è ces réunions qui tenaient une grande place dans la vie d'autrefois, et où chaque homme éprouvait son honneur dans le face â face avec autrui. Ces deux produits modernes sont complétés par un troisième : c'est la villa moderne, entourée de hauts murs, destinée elle-aussi à afficher la réussite sociale, mais qui enferme l'individu dans le cercle étroit de sa famille, marquant la fin de l'intense sociabilité bédouine, et révélant le bouleversement du système de valeurs, fondées autrefois sur l'honneur et aujourd'hui sur l'argent. II. - L'IMBRICATION DES CULTURES DANS LA RÉALITÉ SAOUDIENNE Les trois normes culturelles analysées jusqu'ici ne sont pas que des catégories conceptuelles ou des phases historiques successives qu'aurait traversées le pays. Elles représentent au contraire des réalités présentes dans la vie quotidienne. Pour en donner une idée, nous traiterons de quelques domaines de la vie saoudienne où ces normes apparaissent imbriquées dans une réalité concrète : elles y apportent des points de vue divergents, parfois contradictoires, entre lesquels l’individu doit choisir. Les secteurs que nous retenons comme plus significatifs sont ceux de la langue, du rapport au corps, du chant et de la danse, et du statut de la femme. La langue Le problème de la langue en Arabie Saoudite apparaît comme l'un des plus simples qui puissent exister dans le monde arabe. En effet, ce pays n'a jamais été colonisé, et n'a donc pas été dépossédé de sa langue. Il est resté relativement fermé aux contacts étrangers, particulièrement en sa partie centrale. On doit donc s’y trouver dans la situation linguistique classique du monde arabe, situation de diglossie comprenant une langue dialectale parlée, en principe assez proche de la langue arabe classique, puisque cette région en est le berceau, et une langue dite classique utilisée depuis des siècles comme seule langue de l'écrit et de la culture. Précisons d'emblée que, dans l'ensemble des pays arabes, l'Arabie Saoudite est celui où se poserait le moins le problème de l'arabisation. De l'école a l'université, dans tous les secteurs de la vie économique et de l'administration, la langue utilisée est toujours l’ arabe. Même les rapports d'études remis par les sociétés étrangères, et généralement rédigés en anglais, doivent toujours être remis avec leur traduction en arabe. L'anglais. qui est enseigné dans les écoles secondaires et à l'université, est une langue d'appoint, qui ne se substitue jamais à la langue officielle. Ceci dit, il faut bien constater que, aux trois normes culturelles énoncées plus haut, correspondent trois systèmes linguistiques : celui des langues maternelles dites dialectes, celui de l'arabe écrit et celui de l'anglais. La langue maternelle Les langues maternelles en Arabie Saoudite offrent une grande diversité. Chaque tribu a son dialecte propre : le parler représentant en quelque sorte la carte d'identité de chaque membre d'une tribu. C'est ce qui a permis â certains dialectologues, tels que Theodore Prochazka, d'établir des liens de parenté entre des tribus géographiquement très éloignées actuellement. Cette diversité toutefois permet un regroupement selon les diverses régions du royaume : Najd, al-Hasâ, Hijâz, 'Asîr. C'est ainsi que, dans son ouvrage sur la culture populaire au Hijâz, l'auteur saoudien `Atiq ibn Ghayth al-Bilâdi établit un lexique des particularités du langage de cette région. Cette question des langues maternelles suscite l'intérêt du fait du rapport qu'il convient d'établir entre langue, culture et identité. A chaque langue correspond une culture particulière, faite de coutumes, de rites, de codes propres à un groupe. Or langue maternelle et culture représentent pour l'homme son identité première, son enracinement d'origine auquel aucune socialisation ultérieure ne peut venir l'arracher. Cette identité linguistique est en quelque sorte l'autre version de l'identité tribale, elle est la traduction sociale de son lien généalogique. De plus, cette langue maternelle représente le vase dans lequel est transmis le legs culturel spécifique du groupe, â travers ses particularités grammaticales et sémantiques. Cette appartenance originelle est généralement pour l'individu un objet de fierté, mais il commence à se produire, dans les grandes villes, que certains aient honte d'une origine rurale dévalorisée dans le nouveau contexte, et tentent de voiler un langage qui trahit leur origine réelle. Si le fait des dialectes demeure, cela n'implique pas que ceux-ci demeurent inchangés. Ils sont au contraire, comme toute langue parlée, sujets à une évolution constante, accentuée dans la période actuelle par la circulation des hommes et l'expansion des média. Ces dialectes sont de plus en plus influencés les uns par les autres, et en particulier par le dialecte najdî dominant, par la langue arabe moderne et même par la langue anglaise, toutes diffusées par les média. L'étude de l'évolution de ces dialectes serait précieuse pour apprécier dans quelle mesure les cultures locales sont pénétrées par l'influence extérieure. La langue arabe La langue arabe écrite est en Arabie une langue sans complexe. Au fur et à mesure de la croissance de l'État, de l'appareil administratif, des divers systèmes de mass-media, elle a conservé sa place, sans jamais abandonner aucun secteur â la langue étrangère, comme ce fut souvent le cas dans les autres pays arabes. Toutefois, depuis la phase de mise en valeur accélérée commencée en 1974, une pression très forte s'est exercée en faveur de l'utilisation croissante de la langue anglaise dans les rouages de la vie du pays. A ces pressions, l'État résiste fermement, promulguant des décrets qui rendent obligatoire l'utilisation de la langue arabe, seule reconnue pour tout document officiel. Par rapport aux dialectes, l'effort de scolarisation - en arabe exclusivement dans le secteur primaire - renforce l'influence de la langue arabe « classique » sur les dialectes, et favorise ainsi une certaine uniformisation linguistique. Cette influence sera d'autant plus sensible que, en Arabie, â la différence d'autres pays tels que ceux du Maghreb, il n'existe pas de solution de continuité entre langue classique et dialecte : tout interlocuteur passe aisément de son dialecte au registre de l'arabe « international » quand un étranger s'adresse à lui en cette langue. La langue anglaise Associé à la modernité, au développement, à la vie à l'étranger, l'anglais est en quelque sorte une seconde langue non officialisée. Les représentations qu'elle connote sont liées au monde extérieur moderne, et son acquisition est considérée comme un élément nécessaire pour accéder à un statut moderne. Très souvent, les fonctionnaires, même s'ils la manient avec difficulté, tiennent â l'utiliser avec l'étranger, pour être reconnus comme « être civilisé ». Étant donnée la forte attraction exercée sur la jeunesse par ce monde étranger, l'anglais prendrait rapidement une place importante dans le pays s'il n'était contenu par des mesures gouvernementales. L'engouement des jeunes filles pour apprendre cette langue tient au fait que celle-ci représente pour elles le symbole, et peut-être le moyen, de l'émancipation souhaitée : ce fait a pour contrepartie les réticences manifestées dans le système d'enseignement â leur en faciliter l'accès. La place tenue par la langue anglaise est importante. Sous sa forme écrite ou orale, elle est la langue de contact de toute l'administration avec les techniciens étrangers et les sociétés : les rapports sont remis en langue arabe, mais aussi en langue anglaise. Au niveau des mass-media, il existe plusieurs quotidiens de langue anglaise. Cette langue est aussi utilisée â la télévision, mais dans un cadre restreint : ces films parlant anglais - et sous-titrés en arabe - passent en général â des heures tardives et ne semblent pas éveiller un grand intérêt chez les téléspectateurs, en dehors du souci de « perfectionner son anglais », si l'on peut dire... Il y a ainsi, dans l'Arabie d'aujourd'hui, trois références linguistiques. L'arabe écrit, n'étant pas concurrencé par une langue étrangère qui aurait monopolisé la modernité, ne réfère pas principalement au code sacral et islamique, mais s’est étendu naturellement aux usages d’une langue nationale moderne. Les dialectes gardent leur fonction de langue maternelle, d'enracinement, d'ancrage et de repère ethnique, tout en étant susceptibles de se référer peu à peu à des identités régionales débordant le cadre étroit des tribus. Quant à l'anglais, il incarne, mieux que l'arabe, les valeurs de la modernité, mais aussi de la société de consommation, société hédonique dont la population du Royaume se fait chaque jour une idée plus précise. Le rapport au corps Dans toute culture, le rapport au corps est tondamental et profondément révélateur. Un certain nombre de pratiques sociales sont déterminées par la conception que l'on a du corps. Celle-ci comporte toujours une « parole » sur l'au-delà du corps, sur l’âme et l'esprit, l'immortalité et les croyances qui y sont attachées. Par là, elle influe sur l'attitude à adopter vis-à-vis du corps, spécialement quand celui-ci se met à s'exprimer par la maladie ou le symptôme, et tout particulièrement dans ce qu'il est convenu de nommer la « maladie mentale » : le droit qu'on s’arroge ou non d'intervenir, le pouvoir qu'on estime avoir sur le corps. Par là, la question du rapport au corps touche à la religion, mais il la concerne aussi par le biais de la morale, car c'est dans le corps que s'inscrit l’identité première qui fait qu'un individu se reconnaît homme ou femme, et se trouve de ce fait engagé, par sa sexualité, dans une série de comportements sociaux et de déterminations normatives. C’est aussi une expression du corps que constituent musique et danse, leur mise en oeuvre relève de cette conception du corps inscrite dans une culture et tombe par là sous le coup de ses prescriptions. Ce sont ces conceptions du corps dans les trois cultures bédouine, wahhâbite et occidentale que nous examinons ici, en ce qui concerne la maladie mentale, la musique et la danse, et le statut de la femme dans le contexte des pratiques sociales. La maladie mentale ou le problème de la folie Toute société a ses fous : la définition qu'elle en donne, le comportement qu’elle adopte â leur égard, le traitement qu'éventuellement elle leur prescrit sont directement fonction de l'explication qu'elle propose d'un phénomène considéré comme « anormal », c'est-à-dire situé en dehors des normes de la culture. Dans la société bédouine Dans la société saoudienne "préwahhâbite" », la maladie mentale est généralement assimilée à un cas de possession : le fou est possédé par les esprits (jnûn). et il ne peut être délivré que si cet (ou ces) esprit quitte son corps : d'où l'existence de rites de dépossession. En général, cette délivrance est subordonnée à l'identification de l'esprit; celle-ci pouvait être obtenue par des airs de musique, chaque esprit étant identifié à un air particulier : le fait de jouer ou chanter cet air entraînait une réaction particulière du possédé. A cette maniére correspondait la pratique du zâr , rite collectif impliquant musique, danses, et souvent transe. Ces pratiques sont connues en Arabie, mais elles y sont interdites. Autrefois, elles se pratiquaient sur la musique traditionnelle dite khabîtî : chant exécuté par les hommes ou les femmes, avec accompagnement de tambourins, de flûtes; lorsqu'il était bien exécuté, il impressionnait fortement les participants et pouvait provoquer des états de transe. Un antre procédé consistait à obtenir de l'esprit l'aveu de son nom. On frappait le malade à coups de bâton jusqu'à ce que le démon dise son nom et accepte de sortir. Ce procédé est encore pratiqué de nos jours dans le 'Asîr. Un exemple de dépossession est cité par 'Atiq ibn Ghayth : « Un jour, une femme devint possédée, alors que se trouvait dans la tribu un hôte de la région de Sirât. On se mit à chercher- un médecin, et on nous demanda si nous savions lire le Coran (procédé de dépossession). Mais voici que notre hôte bondit de sa place et s'écrie dans son langage : « Où est-elle ? où est-elle ? ». On la lui indique. Il s'empare alors d'un bâton et se met à en frapper violemment la femme. Les gens tentent de le fléchir, mais il les fixe avec des veux étincelants comme des braises et leur dit : "Laissez-la, et, je vous le jure, il n'y reviendra jamais !" Alors le jinn (démon) crie par la voix de la femme : « Par Dieu, je vais sortir ! Par Dieu, je vais sortir ! - Par où sortiras-tu '? lui dit l'homme - Par son œil : - Que Dieu te confonde ! » répondit l'homme, et il se remit à le frapper. Le jinn reprit par la voix de la femme : « Par Dieu, je vais sortir : - Par où sortiras-tu ? - Par son oreille ! - Que Dieu te confonde ! - Par ses seins ! » . et il se mit â énumérer diverses partiesdu corps, que refusa toutes le dépossesseur. A la fin, il dit : « Par où dois-je sortir ? - Par l'orteil de son pied ! » Le jinn accepta. L'homme serra alors l'orteil de la femme avec un chiffon dont il l'enveloppa. La femme lui demanda : « Pourquoi spécialement l'orteil ? - Parce que, dit-il, ils le considèrent comme le plus humiliant, et, de ce fait, ne reviennent jamais chez cette personne. » En d'autres cas, on conduit le possédé auprès d'un lettré connaissant le Coran, qui lit sur lui quelques versets sacrés. Mais certains d'entre eux allaient plus loin et, ayant échoué par la seule lecture, ils remettaient aux patients des amulettes (tamîma), fragments de papier sur lesquels étaient écrits des expressions rituelles. Tout ceci manifeste une conception spécifique du rapport au corps et sa mise en relation avec un univers différent - celui des jinn - , qui, s'il est reconnu par l'Islam, ne s'en situe pas moins aux frontières de l'animisme. Ce relent de paganisme a d'ailleurs conduit le vahhâhisme à interdire la plupart de ces pratiques. La position wahhâbite Par rapport à la folie, l'interprétation traditionnelle est la même que celle que nous avons citée plus haut : elle est généralement ramenée à la possession de l'individu par un jinn. Cependant, en ce qui concerne la dépossession, le wahhâbisme a fortement réagi contre les débordements dont ces rites fournissaient l'occasion : ils étaient en effet partie intégrante de l'expression ludique dans les tribus, et ne se restreignaient pas à la dépossession. C'est ainsi que de nos jours, les cérémonies du zâr sont formellement interdites sous peine de prison. La seule pratique autorisée et effective, lorsque quelqu'un est possédé, est de le conduire auprès de quelque savant qui lit sur lui des versets du Coran (la lecture en ce cas de tout autre texte est strictement prohibée). Chez les wahhâbites modernes, pour qui le rationalisme de l'Islam rejoint celui de la science moderne, une évolution conduit à considérer la folie comme une autre maladie et à en renvoyer le traitement aux procédés de la médecine moderne. La médecine occidentale Pour la psychiatrie moderne, la maladie mentale a sa racine dans quelque désordre somatique, et il suffit de recourir à une médication chimique. Plusieurs hôpitaux psychiatriques existent actuellement dans les grandes villes du royaume. Il n'y est généralement pas pratiqué, à ce jour, de traitement par la parole, comme la psychothérapie ou la psychanalyse. La clientèle qui recourt à ces services est celle qui a vécu au contact de l'étranger et dont les capacités d’insertion sociale ont été de ce fait perturbées. Tel est le cas de ce jeune homme qui avait quitté sa famille pour poursuivre des études aux Etats-Unis. Amoureux d'une jeune Américaine, il était tombé, à la suite de cette relation, dans un état d'aboulie. Il était revenu au pays, dans sa famille, puis, se trouvant mieux, était reparti aux États-Unis. Mais à son aboulie succéda alors un état d'exaltation qui le conduisit de commissariat en commissariat, à la suite des scandales publics qu'il ne cessait de provoquer. En désespoir de cause, il était revenu en Arabie, pour tenter de trouver auprès d'un psychiatre une solution à ses maux. Ainsi, sur ce problème de la maladie mentale, trois normes culturelles imposent à l'individu des comportements différents : la culture bédouine plonge dans le socle du naturalisme et fait sourdre sur ce plan les débordements du corps, la culture wahhâbite, toute réaction contre l' « anarchie » de la précédente, propose le contrôle culturel et le rationalisme de l'écrit, tandis que la culture occidentale, pétrie de rationalisme mécaniste, cherche dans le corps chimique le remède à la maladie : trois pratiques, trois cultures, trois univers entre lesquels l'individu confronté à ce problème est bien obligé de se situer. Suite de l'article sous le titre : Arabie Saoudite 2


Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
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