Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Compte-rendus
MYTHE KABYLE ? EXCEPTION KABYLE ?
Mahé.doc
Esprit, N°11, novembre 2001, p.20-27.

Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, XIX°-XX° siècles. Anthropologie du lien social dans les communautés villageoises. Paris, Bouchène, 2001. Quelle est la nature du lien social en Algérie ? La question est posée en permanence, réactivée par dix années de guerre civile . Le ciment de la société, est-ce la lutte pour l’indépendance, l’opposition à la France en tant qu’ancienne puissance coloniale ? Est-ce l’islam, en tant que religion et culture de référence, et repère d’identité autre que le colonisateur ? Est-ce, à un degré plus localisé, la région d’origine, ou, dans un autre registre, l’appartenance à une famille élargie autrefois désignée comme tribu ? Le droit algérien lui-même a défini la nationalité par une double référence au droit du sol et au droit du sang, au lieu de naissance et à la filiation. Au-delà du critère juridique, qu’est-ce qui fait qu’une personne ait conscience d’être algérienne : ce pourrait être la conscience d’être citoyen d’une société gérée par un pouvoir reconnu comme légitime. La question se pose alors d’une façon plus précise, quand le pouvoir se voit contesté dans sa légitimité, dans son origine (coup d’Etat), dans son maintien (élections truquées), dans son exercice (déni des garanties démocratiques). Dans ce cas, la question est de savoir quelle est la nature du lien qui empêche cette société de se disloquer, qui la maintient soudée malgré tout dans la conscience réelle d’une solidarité nationale. On est dès lors renvoyé aux questions posées précédemment : lignages ? régions ? clientèles ? histoire ? Alain Mahé, dans un ouvrage remarquable pose cette question de la nature du lien social sur une partie de l’Algérie, la Kabylie, dont il retrace l’histoire de la conquête de 1830 à nos jours, suivant l’évolution des institutions. L’originalité du travail est qu’il combine un travail d’information fondé sur une documentation quasi-exhaustive, et une fréquentation du terrain continue : le résultat en est une véritable somme sur la Kabylie. Pour suivre une société sur une aussi longue période, il retient quatre points de vue, présentés comme systèmes symboliques. Le premier est « l’éthique de l’honneur et le système vindicatoire ». Il concerne les groupes de parenté ou lignages dont l’honneur consiste à pratiquer une vengeance rigoureuse pour toute atteinte portée à l’un de leurs membres. L’établissement d’un droit pénal par l’administration coloniale en restreindra l’exercice, mais la conscience de l’honneur évoluera sous l’effet d’un déplacement de ses enjeux vers l’espace privé et vers l’espace national. Le second critère est « l’esprit municipal et le civisme », qui concerne le village (tadart) en tant qu’unité de résidence. Le village est régi par une assemblée de village (tajmat) qui délibère et prend ses décisions à l’unanimité. Elle établit des règles (qanun) pour le village ainsi que des sanctions pour les contrevenants. Le maintien de la cohésion des unités villageoises se fera à travers des évolutions diverses, dont la mise sur pied par l’administration coloniale de centres municipaux consacrant une certaine autonomie des tajmat. Ce système symbolique est pour l’auteur l’élément le plus fort du lien social. La troisième donnée est « la dimension musulmane ». L’islam est dès le début une composante essentielle de la société, la gestion passe des marabouts à des confréries, dont la plus importante sera la Rahmaniya, particulièrement active dans la révolte de 1870. L’évolution ultérieure entraînera une « décléricalisation » des communautés villageoises et la « sécularisatin des représentations », l’islam étant par la suite réinvesti dans le mouvement nationaliste. Le quatrième élément est « le système magico-religieux » concernant les pratiques rituelles et sacrales liées à l’univers quotidien, à l’activité agricole et domestique. L’auteur les a à juste titre déconnectées de l’ordre islamique, bien qu’elles lui soient souvent liées, par le biais des marabouts. Il le voit régresser sous l’effet de la rationalisation de la pratique religieuse, de la scolarisation et de l’évolution des conditions de vie, notamment le reflux de l’activité agricole. L’évolution du lien social à travers ces quatre critères n’est pas uniforme dans l’ensemble de la Kabylie. C’est pourquoi A.Mahé a choisi de la découper en régions selon des critères topographiques, démographiques, économiques et historiques. La région la plus exemplaire pour la mise en valeur du lien social est le Massif central kabyle, centré autour de Fort-National (Larba n’at-Iraten) et Michelet (Aïn el Hammam), où l’auteur remarque une superposition constante des délimitations tribales, administratives, communales. Ce découpage régional est complété par une stratification historique : la conquête coloniale (1830-1957), l’administration militaire jusqu’à l’insurrection de 1871 (1857-1871), la mise en œuvre de la colonisation rurale (1871-1900), l’âge d’or du capitalisme colonial (1900-1930), les crises économiques et le réformisme (1930-1945), le mouvement national et les centres municipaux (1945-1954), la guerre de libération nationale (1954-1962), la construction de l’Algérie algérienne (1962-1980), le mouvement culturel berbère (1980-1988), la dernière phase, du processus de démocratisation à nos jours (1988-2000). L’ensemble de ces données ouvre à une connaissance précise et détaillée de la constitution et du maintien du lien social selon une progression à laquelle il sera utile de se référer. La première conclusion qui s’en dégage, c’est qu’une scolarisation intense, en français, a été génératrice d’ouverture pour plusieurs générations, sans conduire à la dépersonnalisation ni à la francisation : les Kabyles restent attachés à leur langue, à l’islam, ils s’engagent fortement dans le mouvement nationaliste, la forte émigration ne rompt pas le lien au pays d’origine, elle semble même le consolider. Cette scolarisation s’accompagne, dans le Massif kabyle, d’autres facteurs de croissance : forte démographie, qui pousse à rechercher à rechercher des ressources ailleurs que dans la terre : artisanat, colportage, émigration interne et externe. La Kabylie bénéficie de la part de l’administration coloniale de divers régimes d’exception. L’un est la scolarisation intensive qui ne tarde pas à produire des élites, un autre est l’autonomie relative reconnue aux villages, particulièrement dans l’expérience des centres municipaux, une autonomie qui permet aux villages de conserver intacte l’activité des assemblées (tajmat). Sans que cela soit toujours explicité, ce régime d ‘exception se fonde sur le mythe kabyle de la démocratie berbère. Pour les Français qui y adhèrent, les Kabyles ne sont pas des Arabes, ils sont peut-être d'anciens chrétiens, ils sont peu attachés à l’islam, leurs coutumes sont démocratiques, ils sont aptes à devenir de bons citoyens français. A ce titre, ils sont l’antithèse des Arabes musulmans, crédités de tous les défauts, mais qui incarnent l’anti-France, l’anti-chrétienté, selon une idéologie héritée des Croisades. Ce mythe de l’excellence kabyle, et de la supériorité sur les Arabes, sera diffusé par le biais des écoles et des écrits, il sera assimilé par les Kabyles et même intériorisé par eux. Avant de revenir sur ce mythe, deux points méritent de retenir l’attention : l’évolution de l’honneur tribal, et celle des assemblées de village. La conception de l’honneur tribal excluait la considération de l’intention de l’agresseur : elle exigeait la vengeance de tout dommage causé à l’un de ses membres, fût-il accidentel. La notion d’intention criminelle, liée à celle de responsabilité individuelle, va pénétrer peu à peu dans cette idéologie séculaire, et cela sous l’effet de la rationalité introduite à partir de deux sources : la scolarisation et le droit français d’une part, mais aussi le réformisme musulman (islâh), le droit musulman étant individualiste. Ceci montre qu’une vieille culture peut évoluer sous l’effet du rationalisme, mais aussi que tout rationalisme ne vient pas de l’Occident. L’avantage du réformisme est qu’il apportait la rationalité de l’intérieur, de l’islam. Le livre montre bien comment l’islam est un élément important du lien social. On peut dès lors s’interroger sur les termes « décléricalisation », « sécularisation des représentations », désignées par l’auteur comme une des grandes lignes de l’évolution. On est loin ici de la méprise des colonisateurs imaginant les Kabyles réalistes, les pieds sur terre, peu fidèles à un islam dont on pourrait les détacher facilement. La sécularisation vise les formes que prenait l’islam sur le terrain : marabouts, puis confréries. Mais il ne faut pas confondre cette évolution avec un laïcisme qui viendrait tout droit d’Occident, tel qu’on le trouve affiché dans le programme du RCD ou dans les déclarations des « démocrates » : celui-ci est ressenti comme quelque chose d’extérieur, d’étranger à la culture musulmane. Cette sécularisation – qui est indéniable et que l’auteur a raison de souligner – est plutôt le signe qu’une tradition se transforme sous l’action du rationalisme. A l’inverse, la fixation survient dans une culture quand celle-ci se sent menacée de l’extérieur, par un agresseur qui la dénie radicalement : elle doit alors se replier sur soi pour résister, et ce repli l’empêche d’évoluer avec son temps, ce qui fut le cas global de l’islam en Algérie. Sous cet aspect, à la différence de l’Algérie dans son ensemble, la Kabylie ne s’est pas sentie menacée dans son existence, et c’est ici qu’il faut mentionner l’effet bénéfique du « mythe kabyle », en tant qu’il a eu valeur de reconnaissance. Alors que l’Algérie n’était pas reconnue comme telle, mais divisée en départements français et livrée à la gestion des colons, l’entité kabyle était valorisée. Cette reconnaissance valut à la Kabylie des avantages certains : la scolarisation, l’autonomie municipale, une accession plus large à la citoyenneté française. Alain Mahé en souligne l’impact essentiel, mais il souligne aussi l’intériorisation de ce mythe par les Kabyles eux-mêmes, et c’est à ce niveau que se situe le facteur décisif. Le fait de se sentir reconnue par l’adversaire, d’exister face à lui en tant qu’unité vivante, a permis à cette région de se poser comme partenaire, agent de son histoire. Déjà la révolte de 1870, soulevant une Kabylie réunifiée autour de la confrérie rahmaniya, avait soudé l’unité, exprimé une résurrection face à l’effondrement de 1857. Elle avait révélé le ressort d’une tradition vivante, qui se traduisit alors par l’acquittement rapide des indemnités de guerre, et plus tard par le rachat de la quasi-totalité des terres séquestrées. Vrai ou faux, le mythe kabyle avait la capacité d’impulser une histoire : car c’est bien la caractéristique du mythe d’être faux dans son contenu (il est une invention de l’origine), mais vrai dans son travail. Il fonde la conscience d’exister, de représenter une valeur face à l’autre, il permet le dynamisme de la vie et la possibilité de changer sans éprouver l’angoisse d’avoir perdu quelque chose d’important qu’on aurait fétichisé. L’intériorisation du mythe kabyle fonde le dynamisme d’une société qui se sent reconnue comme telle, qui se reconnaît le droit de vivre, d’assumer son désir, de changer sans éprouver la peur de se diluer. Peut-on imaginer le dynamisme qu’insufflerait aujourd’hui à la société algérienne globale la présence d’un tel mythe ? La souplesse de l’évolution d’une culture traditionnelle se remarque sur un autre point : le fonctionnement des assemblées de village (tajmat) et leur façon d’instituer des règlements (qanun). L’auteur insiste sur la conscience qu’a cette assemblée d’agir souverainement, une certaine emphase de l’énonciation accentuant ce caractère. Cette assemblée émet des règles concernant la vie du village et des individus. Ces règles ne sont pas codifiées par écrit. L’assemblée peut les modifier, la seule condition étant l’unanimité des membres de la tajmat. Cette société restreinte dispose de la légitimité, elle a le pouvoir d’adapter la loi aux évolutions de la vie. C’est la caractéristique d’une société vivante, dans laquelle l’oralité joue un rôle capital puisqu’elle empêche toute fixation abusive, toute prise « du mort sur le vif ». Cette caractéristique est mise en relief par la bévue de l’administration française qui entreprit de recueillir les qanun , et d’en faire une loi écrite commune à l’ensemble de la Kabylie : ce fut l’œuvre célèbre de Hanoteau et Letourneux . Ce recueil devait servir de manuel aux juges français, mais dans l’esprit de ses promoteurs, il devait afficher pour les Kabyles une loi écrite différente de celle qui est reconnue par les musulmans, le Coran et la chari’a. Ce calcul échoua devant la volonté solide des Kabyles de ne pas renoncer à leur identité musulmane. Mais l’incompréhension de l’administration portait aussi sur le rôle joué par l’oralité. Une fixation par écrit rigidifie une tradition et l’empêche d’évoluer. D’autre part chaque tajmat étant souveraine, la promulgation d’une « législation berbère » à la suite de la compilation de qanun particuliers ne pouvait satisfaire. Bien plus cette mesure équivalait à dépouiller la tajmat de son pouvoir : tel était bien le but recherché, mais les communautés villageoises surent généralement conserver une tajmat indépendante, même officieuse. Quant à la promulgation des « Coutumes kabyles » de Hanoteau-Letourneux, elle fut l’objet d’une profonde ambivalence. Les Kabyles de l’époque ont pu voir avec satisfaction la reconnaissance de leurs coutumes, une sorte de mise en acte d’un « mythe kabyle » aux effets toniques. Par ailleurs ils en percevaient les effets négatifs : pétrification des coutumes par l’écrit, centralisation et perte d’autonomie des tajmat. En fait Alain Mahé souligne que peu de Kabyles eurent recours aux tribunaux administratifs, et qu’ils continuèrent à reconnaître le caractère souverain de leur tajmat en lui déférant leurs litiges. Ce qu’ils firent longtemps et continuent à faire aujourd’hui, au témoignage de l’auteur qui constate ce rôle actif , malgré le filet administratif tendu par l’Etat colonial, puis par l’Etat indépendant. Ainsi, durant l’été 2000, dans le contexte des insurrections de Kabylie, lorsque des « assemblées de tribus » (‘arûch) sont apparues, les politiques ont dénoncé une manipulation, ces structures locales étant supposées disparues depuis longtemps. Or l’enquête de A.Mahé montre que des assemblées de village ont toujours pu être activées dans des circonstances importantes. Quel est le contenu de ce mythe kabyle ? L’important pour un mythe n’est pas qu’il soit vrai historiquement, mais qu’il désigne une origine et fonde ainsi une société. Un mythe fonctionne avec une histoire, une langue et des pratiques qui assurent la transmission de la mémoire collective. L’histoire, ce sont les grands ancêtres : Jugurtha, Massinissa, opposés aux Romains et reconnus par eux. Puis c’est la Kahena et la résistance aux envahisseurs arabes, suivie de l’association avec eux pour la conquête de l’Andalousie. C’est l’adhésion à l’islam. C’est la résistance à la France. Dans tous les cas, la défaite des armes n’est pas vécue comme une négation de soi, elle suscite la reconnaissance de soi par l’autre. Cette conscience de soi est aussi activée par la langue berbère, qui plonge ses racines dans l’histoire, avant l’Islam, qui a traversé les siècles et est restée vivante. Son caractère oral la dessert, tout en la protégeant de la rigidité liée à l’écrit. Autre élément de ce mythe : la démocratie, la liberté. Comme pour la laïcité, leur compréhension est faussée lorsqu’on substitue au produit d’une évolution interne le contenu d’une notion importée : la démocratie berbère n’est pas celle des Lumières ni celle des Droits de l’homme, elle est l’aboutissement, aujourd’hui, dans les villages, de cette longue tradition de délibération qui fait émerger un consensus, de cette conscience d’un « espace sacral » du village, de sa herma, où l’honneur de tous est collectivement engagé. Mais le mythe aime à se parer de trophées prestigieux, et les Kabyles d’aujourd’hui préfèrent se présenter comme « les premiers démocrates du monde » et se référer à l’idéologie universelle des Droits de l’homme. On ne peut le leur reprocher, quitte à constater que le mythe travaille leur société par la voie de la tradition. L’honneur est une autre composante de ce mythe. L’honneur est affirmation de soi et refus d’être méprisé. C’est une affirmation d’existence. A.Mahé le décrit comme attaché au lignage, mais en montre l’extension à d’autres domaines : le village, la Kabylie, l’Algérie. Ce mythe kabyle a été mis à l’épreuve entre 1963 et 1980. 1963 : c’est l’insurrection kabyle dirigée par Aït-Ahmed, 1980, c’est le printemps berbère. Si la Kabylie avait été reconnue par la France, elle ne l’a pas été par l’Algérie. La répression de 1963 fut un choc. Il fut aggravé par la politique d’arabisation, dont l’un des volets était la lutte contre les langues algériennes, spécialement berbères. Ce fut une phase difficile, où les Kabyles faillirent perdre foi en eux-mêmes, avoir honte de leur langue, d’autant plus qu’ils étaient accusés de trahir l’Algérie, l’islam, la langue arabe, alors qu’ils y adhéraient fortement. Mais ces attaques du pouvoir central, bientôt discrédité dans sa légitimité, provoquèrent une renaissance de la conscience identitaire qui se poursuit aujourd’hui. Quelle est la place de l’islam en Kabylie ? Le mythe l’a intégré dans ses composantes, mais sous une forme spécifique. Quand la tajmat édicte ses codes, la loi de l’islam est présente, incarnée par certaines institutions : marabouts, cheikhs réformistes. Une tradition est vivante dans la mesure où elle dispose d’une loi de référence et de commentateurs autorisés à l’adapter aux circonstances du moment. L’islam est une part indissociable de l’identité portée par le mythe, mais il est intégré dans une tradition vivante, qui peut aller jusqu’à une apparente « sécularisation ». Mais dire à un Kabyle ainsi sécularisé qu’il n’est pas musulman soulèvera son indignation. N’est-ce pas cette faculté d’adaptation qui manque à l’islam en d’autres régions d’Algérie et du monde, et qui le contraint à se raidir dans des positions figées, voire intégristes ? A l’opposé, Alain Mahé montre que dans les régions où les institutions traditionnelles sont vivantes, l’islamisme politique (le FIS) n’a eu aucune prise. En ce qui concerne le « magico-religieux », l’auteur annonce sa disparition. C’est sans doute, comme dans le cas du mythe, se méprendre sur sa véritable nature. Certes les rites agraires ont pu être abandonnés faute de paysans. Mais que dire de ce système symbolique total, qui donnait sens à tous les gestes de la vie ? Certaines pratiques ont disparu (et encore…), mais il est probable que, dans le langage et dans l’inconscient, le magico-religieux continue d’articuler les visions du monde, en dépit de son enfouissement sous les pressions rationalistes. « En tant que tel, le mythe n’a pas réellement de promoteur et son extension découragerait toute tentative d’en faire une généalogie… » . Cette citation de l’auteur exprime bien la caractéristique du mythe, qui est de n’avoir pas d’auteur, mais de fonder l’origine. A une vue sociologique du mythe l’assimilant à un récit fantaisiste, il importe de substituer le mythe tel que pensé par Freud et à sa suite par de nombreux auteurs. Le mythe travaille dans les sociétés comme le rêve dans l’individu. Comme lui, il dispose des éléments du passé, il les transmet, mais en même temps, il les aménage en fonction du présent. Quand survient un traumatisme, le mythe, comme le rêve, ne cesse de le représenter, jusqu’à ce que son inscription dans l’histoire soit possible, que son contenu puisse être nommé, devenir mémoire. Ce qui, par delà les structures bien analysées par l’auteur, constitue le lien social en Kabylie, c’est le mythe kabyle, qui fonctionne comme un véritable mythe : il désigne une origine et un corpus de valeurs, il imprègne l’inconscient et le conscient, il circule dans la mémoire et dans la langue. Il fonde le dynamisme vital d’une société. La chance de la Kabylie, c’est que son mythe, risquant de succomber aux coups de boutoir de la conquête coloniale, lui ait été rapporté par l’adversaire. La croyance de l’autre en sa valeur a restitué à cette société la foi en elle-même – ce que l’auteur nomme l’«intériorisation du mythe kabyle »- et a créé un sursaut qui s’est traduit dans ses institutions. Il n’en a pas été de même pour l’Algérie dans son ensemble, accablée dans le mépris colonial. L’Algérie d’aujourd’hui manque cruellement d’un tel mythe qui fonderait identité et légitimité. Pour la solidité du lien social, l’important aujourd’hui n’est pas que la Kabylie renonce à son mythe, c’est que l’Algérie en trouve un.


Gilbert GHrandguillaume

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