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Compte-rendus
L’ISLAMISME A BOUT DE SOUFFLE ? |
Kepel.doc |
La Quinzaine littéraire, N°785, 16-31 mai 2000, p.19-20
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Gilles Kepel, Jihad. Expansion et déclin de l’islamisme. Editions Gallimard, 2000, 452 p
A la suite d’une série de livres remarqués sur l’islamisme en différents pays , Gilles Kepel présente ici une synthèse de l’évolution des mouvements islamistes dans le monde musulman, à un stade où il les considère sur leur déclin. Cette étude passionnante, d’une lecture aisée, met en oeuvre une large documentation tirée tant des sources écrites que de nombreux contacts. Sa longue expérience des sociétés et de la langue arabe lui donnent accès à des sources originelles trop souvent laissées de côté. La luxuriance des notes et des références font de cet ouvrage un outil précieux pour quiconque souhaite en approfondir telle ou telle partie, et ceci d’autant plus qu’il inclut cette zone majoritaire de l’espace musulman que constitue sa partie non arabophone en Asie et en Afrique.
Les années 70 voient la fin de l’emprise nationaliste sur le monde musulman. L’incapacité des Etats à promouvoir le développement promis, la corruption des élites qui se réservent les bénéfices de la croissance et s’allient à l’Occident, suscitent une réaction de rejet contre celui-ci, et ouvrent le champ à ce qui sera présenté comme son antithèse, l’Islam, la voie d’Allah, qui fait miroiter un monde de justice et de dignité, garantissant le salut dans l’au-delà, et le bonheur ici-bas. Le terrain est prêt pour les mouvements islamistes, et c’est ici que Gilles Kepel situe le début de son étude. L’intérêt de son approche est qu’elle conjugue les études régionales et les éléments de comparaison. Car s’il y a bien une histoire de l’islamisme propre à chaque pays, souvent considérée comme spécifique, les influences extérieures sont puissantes, les intérêts et les idéologies s’entrecroisent, des événements locaux sont mondialisés par les media et heurtent une sensibilité musulmane à fleur de peau.
Un schéma khaldounien
Sur les traces du célèbre historien du Maghreb, Ibn Khaldoun, qui proposa un modèle de l’essor et du déclin des empires, l’auteur place au centre de son analyse un schéma impliquant trois termes : une bourgeoisie pieuse, une jeunesse pauvre, et une intelligentsia militante. Lorsqu’une intelligentsia (des leaders islamistes) parvient à réunir une bourgeoisie (classe moyenne soucieuse d’un ordre musulman qui garantit ses intérêts) et une jeunesse urbaine désœuvrée (qui n’a rien à perdre et tout à gagner) dans un combat commun contre un Etat occidentalisé (et à ce titre discrédité), le mouvement islamiste ainsi constitué a de fortes chances d’accéder au pouvoir ( à condition toutefois que l’armée soit favorable ou du moins neutre) : ce fut le cas pour Khomeini en Iran. Au contraire, pour les leaders, échouer à réunir les deux autres composantes équivaut à s’en fermer l’accès. Dans le cas où le pouvoir est pris, sa gestion est impossible à terme. La bourgeoisie pieuse ne tarde pas à voir ses positions menacées par la jeunesse pauvre non satisfaite. Elle doit alors la réprimer au nom d’un ordre islamique, à moins qu’elle ne l’oriente sur quelque destin sacrificatoire, comme en Iran sur le front contre l’Irak, ou dans quelque jihad extérieur, comme l’Afghanistan ou la Bosnie. Des ratés peuvent se produire dans cette mécanique : l’intelligentsia chargée de communiquer l’élan peut être achetée par le pouvoir en place, la bourgeoisie pieuse être suffisamment associée au pouvoir et aux affaires pour refuser toute aventure. Cette situation place la jeunesse pauvre en situation d’électron libre, poussée par des émirs de fortune à l’exercice d’une violence tellement radicale et aveugle qu’elle discrédite l’islamisme et justifie sa répression. Mais le pouvoir peut aussi être investi sans mobilisation populaire lorsque la bourgeoisie pieuse s’allie à l’armée (ce fut le cas au Pakistan de Zia ul-Haqq en 1977 et au Soudan de Tourabi en 1989), apportant une justification religieuse à la dictature militaire.
A partir de ce modèle, l’auteur rend compte du succès ou de l’échec des mouvements islamistes. Ce n’est toutefois pas le résultat d’une pure dynamique interne. La source des influences externes est double : l’Occident, et le monde musulman. La stratégie de la guerre froide a conduit les USA à soutenir les islamistes en Afghanistan, quitte à les lâcher par la suite. L’Arabie saoudite soutiendra l’islamisme comme vecteur de son hégémonie en propageant l’endoctrinement par le biais des mosquées et des instituts, et en soutenant le réseau des “banques islamiques”. Elle verra son influence contrée par la révolution iranienne, puis plus tard par la guerre du Golfe, où deviendra manifeste sa dépendance totale, pour sa survie, du “Satan américain” .
Le devenir des islamismes est aussi tributaire de la politique des pouvoirs nationaux. La plupart (Egypte, Soudan, Algérie) prendront d’abord appui sur eux pour neutraliser leurs gauches laïques révolutionnaires. La plupart des Etats ont favorisé la naissance des courants islamistes qu’ils combattent. Leur tactique visera ensuite à creuser un fossé entre des “modérés” qu’ils associent au pouvoir et des déshérités qu’ils combattent. Ceux-ci devenant de plus en plus radicaux et privés d’objectifs politiques, l’excès de la violence aboutit en 1997 aux grands massacres ( de touristes à Louksor en Egypte , de populations civiles à Ben Talha et Beni Messous en Algérie ) qui marquent, selon l’auteur, la fin de l’islamisme.
Ces analyses, dans le détail de leurs contextes, offrent un fil conducteur précieux dans la profusion des données relatives à chaque pays. Dans le cas de l’Algérie, le pouvoir, après avoir flatté la réaction islamiste se voit débordé par les victoires électorales du FIS, qui a su unir les deux agents moteurs, mais dont la dualité s’exprime dans la direction bicéphale Madani et Benhadj. La répression amorcée avec le coup d’Etat de janvier 1992 verra s’opposer les deux composantes, au point de se concrétiser par deux forces armées sur le terrain, l’AIS relevant des “modérés”, et le GIA des radicaux. L’intégration des modérés au pouvoir, avec Zeroual et Bouteflika, a abouti à l’isolement du GIA qui a discrédité la cause par ses excès.
Les artifices de la da’wa
La da’wa, la prédication - ou la propagande -, est le message que diffusent les mouvements islamistes pour élargir leur base. Elle cible non seulement les musulmans qu’il faut rallier à la cause, mais aussi l’opinion mondiale pour se la concilier. Gilles Kepel fait remarquer à maintes reprises le double langage sur lequel elle s’appuie.. Ce qui est revendication de la chari’a (loi islamique) pour les uns est exprimé en termes de droits de l’homme pour les autres. Le passage de l’expression en arabe au langage occidental est particulièrement favorable à cette duperie. L’auteur souligne par exemple (p.221) la traduction du sigle CDLR (Committee for the Defence of Legitimate Rights), qui devient en arabe Lajnat al-difa’ ‘an al-huquq al-shari’a ), où la défense des droits légitimes est devenue celle des droits de la chari’a : à public différent, message différent... L’entrée en lice d’associations de bienfaisance islamiques, sur le terrain occupé précédemment par les seules ONG, favorise cette manipulation de leur langage. L’obligation du port du voile est ainsi “dépeinte comme une liberté fondamentale, un “droit de l’homme” (ou de la femme)” (p.342), en recourant au slogan bien connu des milieux féministes du “ droit des femmes à choisir”, qu’utilisent les partisans de l’avortement (p.426)... Par cette stratégie, les islamistes parviennent à convaincre de la justesse de leur cause non seulement des bien-pensants et des militants des droits de l’homme, y compris leurs organisations, mais même des responsables politiques amenés à prendre chaque jour des décisions dans ce domaine en un état de myopie affligeant.
Ceci dit, réserver cette pratique aux seuls islamistes pourrait conduire à entretenir les préjugés répandus sur la “duplicité des Arabes”. Le langage politique courant y fait constamment appel. Les Occidentaux ne sont certainement pas plus crédibles pour les populations musulmanes quand ils attribuent la guerre du Golfe au seul souci de défendre la légalité internationale...
Islam et islamisme
En 1992, Olivier Roy avait déjà annoncé l’échec de l’islamisme, incapable d’inventer une société nouvelle, le modèle islamique étant, pour les riches, “la rente plus la chariat”, et pour les pauvres, “le chômage plus la chariat” . Cette perspective que l’auteur répartissait par pays, Gilles Kepel la situe à l’intérieur de chacun d’eux, comme devenir de deux composantes, bourgeoisie pieuse et jeunesse pauvre.. Les excès de cette dernière auraient sonné le glas de l’islamisme en 1997. Est-ce aussi sûr ? Certes, la constitution d’Etats islamistes est peu probable pour le moment. Mais Gilles Kepel dit lui-même que l’avenir dépend de la capacité des Etats à promouvoir la démocratie. Or les perspectives de prospérité économique pour la plupart d’entre eux sont tellement faibles que la pression des “jeunesses pauvres” n’est pas près de se relâcher. Quant à la démocratie, non seulement elle n’y est pas pratiquée, mais les conditions de base qui la prépareraient (éducation, liberté d’association et d’expression) sont loin d’être en place.
Il conviendrait de s’interroger plus profondément sur ce qui fait la force de l’islamisme. L’opinion publique a appris ces dernières années à ne pas confondre Islam et islamisme. Comme le note l’auteur, celle des sociétés musulmanes a pris conscience de l’utilisation politique qui est faite de sa religion. Pourtant, même si la croyance s’amenuise, l’Islam demeure le référent. Si l’islamisme tire sa force de l’Islam, c’est l’état de l’Islam qui permet l’islamisme. L’impact des religions vient de ce qu’elles apportent des réponses aux questions fondamentales que l’homme se pose sur la vie, sur la mort, sur le monde, à un niveau qui dépasse la satisfaction des besoins économiques. Or l’Islam est soumis à un ébranlement symbolique colossal dans le contexte des mutations actuelles, et il ne dispose pas d’élites crédibles capables d’apporter des réponses nouvelles à partir de son fonds. De ce fait les sociétés qui s’en réclament sont dans un état de déréliction symbolique qui est la transposition, à plus grande échelle, de la déréliction sociale et économique de la jeunesse urbaine pauvre. C’est pourquoi, tant que rien ne sera fait à ce niveau, il est à craindre que l’Islam ne soit à nouveau disponible pour de nouveaux islamismes.
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