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UN DESIR DE PROPHETE |
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Psychanalystes, L'Islam au singulier. Revue du Collège de Psychanalystes, N°40, octobre 1991, p.51-63.
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L'autre que tout homme refuse n'est souvent que la part intime de lui-même qu'il ne peut assumer. Mais ce rejet, le lien particulier qu'il implique avec cette partie déniée, est le seul moyen qu'il trouve d'en conserver quelque chose. Au tréfonds de lui-même.
Chaque culture a son autre. Projeté dans l'espace, enserré dans des frontières, défini par un nom. A la fois intime et lointain. Pour notre monde occidental méditerranéen, l'autre, c'est le monde arabe. En sa version récente, c'est typiquement l'Algérie. En sa version originelle, c'est l'Islam, opposé à la Chrétienté. Et déjà bien avant les croisades, leur histoire est imbriquée dans les mêmes Livres, dans les mêmes mythes.
Dans les deux cultures, l'autre, c'est d'abord Satan. Les textes des Evangiles nous ont rapporté les récits de la tentation du Christ. Et les textes arabes nous rapportent l'épisode des "versets sataniques" (1). Deux épisodes dont la réalité, la "vérité" est incontrôlable. Deux récits également insupportables pour ceux qui aujourd'hui sont les gardiens du Temple. Deux mythes qui font mal aux croyants, mais qui sont malgré tout à la source de leur histoire, leurs récits d'origine. Des mythes qui évoquent l'émergence du désir, suivie de son refoulement. Où le rapport à l'autre est évoqué, puis mis à distance (2). Mais ce rapport à l'autre n'est-il pas d'abord inscrit dans la reconnaissance de la différence des sexes, plus précisément, pour l'homme, dans la reconnaissance de l'autre féminin ?
Au delà du scandale amplifié par les médias, en dehors de l'inquiétude ressentie par les musulmans quant au traitement social de leur religion, la récente affaire des "versets sataniques" pose le problème de l'affleurement, dans notre vie contemporaine, des grandes questions qui furent posées dès l'origine, et qui ne cessent de questionner individus et sociétés. En voyant l'émoi profond suscité par cette affaire, la question qui se pose est celle-ci : que concernent ces mots, dans les profondeurs de la vie d'autrefois et d'aujourd'hui, de si important, de si vital, pour y rencontrer un tel écho ?
La réflexion engagée ici ne peut concerner l'historicité de l'épisode : sa vérité nous échappe définitivement, il est à jamais impossible de savoir s'il a eu lieu ou non (3). La question n'est pas non plus de situer la question dans la perspective théologique, de la "vérité" de l'Islam et de ce que cet épisode pourrait mettre en jeu. La seule réalité de l'épisode est qu'on en parle, que le récit en soit transmis dans les sources arabes depuis longtemps, par les hommes de religion et en dépit de leur gêne : c'est donc qu'il y a là un message à entendre : un message qui semble bien concerner la question de la différence des sexes, et de sa signification.
Un résumé de la question
Dans la première période de sa mission (dite période mekkoise parce qu'elle se déroula à la Mekke jusqu'en 622), le prophète Muhammad fut en butte à une grande hostilité : il proposait, en effet, dans une cité polythéiste, le culte d'un Dieu unique, Allah. Il éprouva le désir de voir se réduire l'opposition à laquelle il se heurtait, lui et ses partisans. C'est dans ces conditions qu'il aurait récité publiquement les versets dits "sataniques", versets qui reconnaissaient trois déesses. Par la suite - on ne sait pas dans quel laps de temps - le prophète déclara que ces versets n'étaient pas à retenir dans le message révélé. La satisfaction de ses adversaires à la reconnaissance de leurs divinités n'eut d'égale que leur hostilité profonde à la suite de cette rétractation. Dans la tradition islamique, ces versets sont supposés avoir été placés par Satan sur la langue de Muhammad, et ce fut l'ange Gabriel qui amena le prophète à les annuler (4).
Ces versets, ayant été abrogés, ne figurent donc pas dans le texte du Coran, si ce n'est pas leur" point d'accrochage" : la mention des noms des trois déesses. Ils nous sont connus par la tradition arabe : textes d'historiens et de commentateurs du Coran.
Le contexte coranique
Deux passages du Coran sont concernés par cette question. Le premier est la sourate dite de l'Etoile (53, versets 19-2O), le second est la sourate dite du Pèlerinage (22, versets 51-52). Le premier est celui où figuraient primitivement les versets abrogés, le second absout implicitement le prophète de cet "écart de langage" : ce qui est suggéré par le fait que c'est à l'occasion de ce passage que les commentateurs du Coran narrent l'épisode, qui sans eux aurait été définitivement gommé de l'histoire. Le plus ancien d'entre eux, et le plus célèbre, est Tabari, mort en 923 (5).
La sourate de l'Etoile
Selon Tabari, le prophète récitait cette sourate dans un groupe de Mekkois, réunissant des adeptes et des incroyants. Il rappelle d'abord la vérité de sa mission : non, il n'a pas erré ; au contraire, "il a vu des signes les plus grands de son Seigneur", et continue alors :
19 <<.Avez-vous considéré al-Lât et al-'Ozza
2O et Manât, cette troisième autre
2Obis Ce sont les Sublimes Déesses
2O ter et leur intercession est certes souhaitée
21 Avez-vous le Mâle et, Lui, la Femelle !
22 Cela, alors, serait un partage inique !
24 L'Homme a-t-il ce qu'il désire ?
25 A Allah appartiennent la (Vie)Dernière et Première.
23 Ce ne sont que des noms dont vous les avez nommées, vous et vos pères; Allah ne fit descendre, avec elles, aucune probation. Vous ne suivez que votre conjecture et ce que désirent vos âmes alors que certes, à vos pères, est venue la Direction de leur Seigneur>>( Blachère, p.561)(6)
Dans la traduction de Blachère ici utilisée, les versets 20 bis et 20 ter sont les versets dits sataniques, qui ont été abolis du texte. Le verset 23, qui rompt le rythme et l'assonance, est considéré comme postérieur.
La sourate du Pèlerinage
Dans cette sourate, le prophète réaffirme son message face aux dénégations des incrédules et la révélation dit :
51.<< Avant toi, Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète, sans que le Démon jetât (l'impureté ?) dans leur souhait, quand ils (le)formulaient. Allah abrogera donc ce que le Démon jette (d'impur (?) en ton message),puis Allah confirmera Ses aya. Allah est omniscient et sage.
52. (Allah en a décidé ainsi) afin de faire, de ce que jette le Démon, une tentation pour ceux au coeur desquels est un mal et dont le cœur est dur - en vérité les Injustes sont certes dans une profonde divergence-. >>(Blachère, p.364)
Ce que suggèrent ces textes
Des déesses ou des femmes ?
Ce qui est rapporté par la tradition de ces versets indique qu'à un moment donné de son parcours, Muhammad fut tenté, pour complaire à ses concitoyens, ou pour soulager ses disciples, de faire une place, à côté d'Allah, à trois déesses locales : al-Lât,al-'Ozza et Manât. Il aurait même récité publiquement ces versets qui leur reconnaissait un statut divin. C'est en ce sens que la tradition a entendu le terme gharânîq , traduit par "déesses, et qui signifie littéralement "grues".
Pour l'ensemble des théologiens, c'est la question du monothéisme ou du polythéisme qui est posée. Sans nul doute dans cette perspective, comme l'atteste la réaction des commentateurs.
Pourtant le contexte immédiat des versets en cause porte la controverse, non sur ce plan, mais sur celui du masculin et du féminin. Le verset qui suit est ainsi formulé :
<> (v.21). Les autres traductions :
<< Le mâle est-il pour vous, et pour lui la fille ?>> (Masson,p.7O2) (7)
<> (Chouraqui,p.1106) (8)
<> (Berque,p.575) (9)
Ce verset fait écho à un autre, de la sourate de La Montagne (sourate 52, verset 39) :
<>(Blachère,559)
Si dans ce dernier verset, le texte arabe utilise les termes spécifiques pour désigner des filles (banât ) et des fils (banûn ), dans le verset précédent, l'opposition porte bien sur du féminin (unthâ ) et du masculin (dhakar ), ce dernier terme exprimant aussi les sens de "sexe masculin" et de "mention qui fait mémoire"
S'agit-il dès lors dans cette question de femmes ou de déesses? Pourquoi , dans cette controverse qui oppose un dieu unique à des déesses multiples, l'accent est-il mis sur la supériorité du mâle ? En quoi la différence des sexes, et leur hiérarchisation, a-t-elle à voir avec l'unicité divine, dont l'affirmation (tawhîd ) consiste à répéter qu'Il est Un?
La question a été posée par Nicole LORAUX, dans son texte "Qu'est-ce qu'une déesse?" , où elle s'interroge sur la signification relative des dieux et des déesses dans le contexte de la mythologie grecque. Selon l'auteur, une déesse n'est pas une femme, elle est un dieu au féminin. Mais il y a aussi, face aux divinités individuelles, les divinités "multiples", qui, telles les Moires, les Erinyes, sont à la fois une et multiple : le chiffre de trois étant, au delà de l'unité et du duel, le principe du pluriel .Au-delà de ces expressions, se dessine le profil de la maternité: la Grande Déesse Mère ; supérieure à tous les dieux, elle renvoie à l'origine. Et Nicole LORAUX ajoute : "Je dirais, quant à moi, que la Grande Déesse maternelle est un fantasme. Un fantasme très puissant, doté d'une étonnante faculté de résistance." (10) A propos de cette figure "unique et maternelle", elle renvoie au texte de Freud traitant d'un matriarcat primitif : "Les déesses mères naquirent vraisemblablement à l'époque de la limitation du matriarcat comme dédommagement pour les mères repoussées à l'arrière-plan. Les dieux mâles apparaissent d'abord en tant que fils à côté des Grandes Mères, plus tard seulement ils prennent nettement les traits de figures paternelles. Ces dieux mâles du polythéisme reflètent les conditions de l'époque patriarcale. Ils sont nombreux, se limitent mutuellement, se subordonnent à l'occasion à un haut-dieu qui leur est supérieur. L'étape suivante nous conduit au sujet qui nous occupe ici, au retour du dieu père seul et unique, à la domination illimitée. " (11)
Etre deux
Dans le second des versets en question, il est dit à propos des déesses : "Leur intercession est certes souhaitée " (v.2O ter de Blachère). Le terme arabe traduit par "intercession" est le terme shafâ'a , dont le sens courant est bien tel.
Toutefois, le dictionnaire arabe "Lisân al-Arab" d'Ibn Manzûr (12) donne pour cette racine shafa'a une série de sens complémentaires (vol.IV, pp.2289-2290). Le premier sens annoncé est celui de "pair" opposé à "impair". La sourate de l'Aube (S.89, v.3) comporte un serment "par le pair et l'impair" : pour les commentaires, l'impair serait Allah, et le pair sa création, ou Adam, qui devient pair(e) avec Eve. Appliquée à une chamelle, la racine évoque la chamelle pleine, ou celle que suit un chamelon. Même si dans le Coran, le terme shafâ'a est fréquemment employé dans le sens d'intercession, ce sens est néanmoins référé à cette idée de paire : celle du mâle et de la femelle, plus précisément celle de la mère et de son fils. On peut y voir l'accès à l'unique par celui qui en est le plus proche au point de faire "deux" avec lui. L'intercession évoque le sens d'appariement : que les déesses fassent "paire" avec Allah (dont elles sont considérées comme les filles), ou que les hommes fassent "paire" avec les déesses (considérées comme leurs mères), cet "appariement" étant la base de l'intercession. Le message serait donc aussi : " il est certes souhaitable de faire paire avec elles."
Eviter l'oubli
L'une des versions des versets dits sataniques rapportée par Tabari comporte un troisième verset : mathalu-hunna lâ yunsâ , dont la traduction pourrait être : "que leur geste ne soit pas oubliée" ou " que leur exemple ne soit pas oublié" ou "leur exemple n'est pas oublié" (13)
Cette mention de l'oubli évoque encore le féminin. Rappelons que dans l'opposition masculin-féminin, le masculin connote la mémoire (par la racine dhakar ). Mais la racine du mot "oubli", dans les dictionnaires, renvoie aux notions de retard, de femme et d'oubli : le coeur en est le retard des règles chez une femme, et par extension ces règles elles-mêmes.
Il existe en arabe une racine nasa'a qui a le sens général de "retarder, différer". Appliqué à la femme, il signifie le retard des règles, qui conduit la femme à se croire enceinte. (Kazimirski, II,1244) (14). Proche de celle-ci, une autre racine nasiya ††a le sens général d'oubli ; un dérivé mentionne, parmi les choses qu'on oublie à dessein : "le linge sali du sang des règles et jeté". De cette racine font partie le terme niswa et nisâ' qui désignent collectivement les femmes (Kazimirski, II,1254)
Pour le Lisân al-Arab, la racine nasa'a signifie d'emblée le retard des règles d'une femme.La femme est dite "retardée" quand elle est enceinte, au début de sa grossesse, lors du retard des règles, qui fait espérer la grossesse.(VI, 44O3) Quant à la racine nsâ (VI,4415), elle évoque d'abord le pluriel du terme mar'a qui désigne la femme. Ensuite, une référence au tendon dit "nasâ'" qui prend derrière la cuisse et descend jusqu'au talon. Puis la notion d'oubli, importante dans les rapports d'Allah et du croyant, le Prophète étant celui qui rappelle (mudhakkir, Coran, 88,21), et l'homme, celui qui oublie. Enfin, il y a ces objets sans valeur abandonnés par les nomades au campement, dont le linge des règles.
L'oubli est ainsi associé au retard, au report, à la femme par le relais du retard des règles. L'oubli, ce sont ces règles qui ne viennent pas, mais qui par leur absence font espérer une nouvelle vie. L'oubli, par rapport à Allah, concerne une chose qu'on a abandonnée (sur son ordre), mais qui n'est pas effacée : serait-ce le cas des versets abrogés? Un verset du Coran (2, 106) fait dire à Allah " Mâ nansakh min âyât aw nunsi-hâ " que Blachère traduit (p.43) : "Dès que nous abrogeons une âyâ (verset) ou la faisons oublier...". Certains commentateurs, au témoignage de l'auteur du Lisân al-Arab (VI, p.44O3), en font une autre lecture : "Les versets que nous abrogeons, ou que nous reportons..."
L'oubli, mise en attente d'une chose, est associé à la femme, au féminin, tandis que la mémoire, mention répétée, rappel, sexe (dhakar) est associée à l'homme, au masculin : la racine dhakara évoque en effet la mémoire, la mention, le masculin, le mâle. En écho lointain de cette opposition, ce fait que les hommes sont "mentionnés" dans les généalogies, alors que les femmes ne le sont pas...
Qu'est-ce que désirer ?
Le second passage du Coran dont nous avons parlé, la sourate 22 dite du Pèlerinage comporte un verset 51 que Blachère traduit ainsi :
"Avant toi, Nous n'avons envoyé nul Apôtre et nul Prophète, sans que le Démon jetât (l'impureté?) dans leur souhait, quand ils (le) formulaient. Allah abrogera donc ce que le Démon jette (d'impur ? en ton message), puis Allah confirmera ses aya. Allah est omniscient et sage." (p.364)
Selon la grande majorité des commentateurs du Coran, la révélation de ces versets est liée à l'épisode des "versets sataniques", et ils en racontent ici les détails. Le texte arabe, parlant de chacun des prophètes qui ont précédé Muhammad, dit : idha tamannâ, alqâ al-shaytân fî umniyati-hi", ce qui veut dire littéralement : "chaque fois qu'il a désiré, le démon a jeté dans son désir", autrement dit, "chaque fois qu'il a éprouvé un désir, le démon a interféré dans ce désir". Le verset poursuit en disant qu'Allah abroge cette action du démon.
Dans la seconde version qu'il donne de l'épisode, dans son commentaire du Coran (15), Tabari rapporte : "Lorsque l'envoyé d'Allah ...vit que les siens se détournaient de lui, et que lui fut pénible ce qu'il constatait de leur éloignement de ce qu'il leur avait apporté de la part d'Allah, il souhaita (tamannâ ) en lui-même que lui vienne d'Allah ce qui le rapprocherait des siens et il eut été content, à cause de son amour pour les siens et son attachement à eux, que devînt doux quelque peu de ce qui était rude pour eux. A ce moment il s'en entretint lui-même et le souhaita (tamannâ ) et le voulut. Alors Allah révéla : " Par l'étoile quand elle s'abîme ! votre contribule n'est pas égaré ! Il n'erre point. Il ne parle pas par propre impulsion...(S.59, Blachère p.56O). Et quand il arriva à cette parole : "Avez vous considéré al-Lât et al-'Ozza et Manât, cette troisième autre ?", le démon jeta (alqâ ) sur sa langue ce dont il s'entretenait lui-même et qu'il souhaitait que fût révélé aux siens : "Ce sont les Sublimes Déesses et leur intercession est certes souhaitée" (Blachère , p.561) Quand les Quraishites (païens) entendirent cela, ils se réjouirent et furent remplis de joie et d'étonnement de ce qu'il avait mentionné (dhakara ) leurs divinités et ils tendirent l'oreille, tandis que les croyants approuvaient leur prophète pour ce qui leur était venu de leur seigneur, et ils ne l'accusaient ni de faute, ni d'illusion, ni de faux pas (lapsus)....."
Ainsi c'est le désir du prophète qui, pour Muhammad comme pour ses prédécesseurs, donne prise au démon. Certes l'intervention divine abroge l'effet de cette ingérence. Les commentateurs ont toutefois été sensibles au soupçon que cette ingérence pouvait induire sur la crédibilité du prophète, sur sa 'ismâ (à la fois impeccabilité et infaillibilité.) C'est donc autour de la signification à accorder à ce verbe "désirer" que la réflexion s'est concentrée. A la fin de son commentaire, Tabari note cette interrogation des commentateurs. Pour les uns, il s'agit du désir du prophète d'un rapprochement entre croyants et non croyants par la mention de leurs divinités. Mais beaucoup pensent que tamannâ signifie ici réciter (qara'a) ou lire (talâ ) ou parler(hadatha) : dans ce dernier sens, il s'agirait de ce que le prophète se serait dit à lui-même de son désir de ce rapprochement. L'intervention du démon ne se situe donc plus dans le désir du prophète, mais dans sa récitation des versets sacrés. Cette interprétation, qui protège le prophète de l'intériorité du désir, est reprise par toute la tradition ; elle est même consacrée par le dictionnaire Lisant al-Arab (VI, 4284), qui, après avoir indiqué comme sens de "désirer une chose", la vouloir, signale l'expression "désirer le Livre" avec le sens de "le réciter, l'écrire", parce que "celui qui lit le Livre, quand il lit des versets de miséricorde, il la désire, et quand il lit des versets de châtiment, il souhaite en être protégé."
L'importance qu'il faut accorder à ce terme tamannâ dans ce contexte se renforce du fait de la présence dans le texte de la sourate de l'Etoile du verset 24, peu après les versets contestés : "L'Homme a-t-il ce qu'il désire (tamannâ )?" (Blachère, 561)
Le même Lisân al-Arab (VI, 4284) explicite cette racine si riche dont fait partie le terme "désirer" : il s'agit de la racine maniya . Le premier sens mentionné est celui de "destin", auquel s'ajoute celui de "mort" (maniyya ), "parce qu'elle est le destin". Outre la signification de "sperme" (maniyu ), la racine implique celui de "désir" (umniya ). Le sens de "réciter" a été signalé, mais le même terme tamannî peut aussi exprimer le mensonge, ce qui vient de l'imaginaire (souvent opposé à ce qu'est la vérité d'un texte déjà écrit, comme c'est le cas du Coran). Et c'est aussi de cette racine que vient le nom de la troisième déesse, Al-Manât...
Trois déesses bien nommées
Que signifient les noms des trois déesses nommées dans le Coran ?16)
Al-Lât
Le nom, forme féminine de celle qui a donné "Allah", signifie proprement la déesse. Divinité ancienne chez les Arabes, elle est associée au soleil (féminin en arabe, la lune étant masculin). Dans une inscription nabatéenne, elle est nommée "la mère des dieux". Son culte était assuré dans un rocher carré à Tayf, rocher sur lequel on avait construit un sanctuaire. Elle était reconnue de Qoraysh et de tous les Arabes.
Selon le Lisân al-Arab (V, 4107), la racine lawaha s'emploie à propos d'un mirage et signifie"briller". Le nom d'Allah y est rattaché par certains, mais il découle principalement de la racine 'alaha (I,114), signifiant proprement la divinité et ses dérivés (déesse, dieux).
Al-'Uzza
La déesse était honorée dans la vallée de Nakhla (sur la route de Taif à la Mekke) près de trois arbres "samûra" (acacia) dans un sanctuaire (avec une pierre sacrée) et représentée par une statue.
Selon le Lisân : la racine 'azza (IV, 2925) évoque surtout la puissance ; al-'azîz est une des qualifications de Dieu, celui que personne ne peut vaincre et qui vainc tout le monde. La forme al-'uzzâ est un élatif féminin signifiant "la puissante". Le dictionnaire Kazimirski (II,241) lui ajoute le sens de "maîtresse, amante".
Manât
Selon l'auteur al-Kalbi, elle serait la plus ancienne de toutes les idoles. Son sanctuaire se trouvait au bord de la mer, entre la Mekke et Médine. Elle aurait été honorée sous la forme d'une pierre noire.
Son nom est dérivé de la racine maniya, comme indiqué précédemment, en référence à l'idée de "destin" ou de "mort". Selon certains auteurs, l'expression obscure "cette troisième autre" qui lui est appliquée dans le Coran, serait due à la nécessité du rythme... La question reste évidemment ouverte.
Trois expressions de la femme ?
Le fait que trois déesses soient mentionnées - et qu'il y ait même une insistance sur le nombre trois par l'expression " et Manât, cette troisième autre " ne peut qu'évoquer ces triades des mythologies, telles que les Parques, les Erinyes, où Nicole Loraux voit une expression du féminin au pluriel, tendant à le désindividualiser et à renvoyer le tout à un originaire féminin. Commentant le thème des trois Parques, Freud (17) note : "La troisième des soeurs est la déesse de la Mort, la mort elle-même, mais dans le choix de Pâris elle est la déesse de l'Amour....(p.98)". Un renversement inscrit dans la mythologie :" Les grandes déesses, mères des peuples orientaux, semblent aussi toutes avoir été aussi bien procréatrices que detructrices, déesses de la Vie et de la Génération aussi bien que déesses de la Mort"(p.100). Et Freud propose l'interprétation suivante : "On pourrait dire que ce sont les trois inévitables relations de l'homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice. Ou bien les trois formes sous lesquelles se présente, au cours de la vie, l'image même de la mère : la mère elle-même, l'amante que l'homme choisit à l'image de celle-ci, et, finalement, la Terre-Mère, qui le reprend à nouveau." (p.103).
Pourrait-on voir dans les trois déesses mentionnées dans le Coran une sorte d'écho de cette récurrence mythologique ? Il est certain que le nom de la troisième déesse, Manât, évoque à la fois la mort, le destin, et le désir. Le rapport des noms des deux premières avec la mère et l'amante est moins évident, mais envisageable. Si cette hypothèse pouvait se soutenir, elle irait dans le sens de ce qui apparaît de notre interprétation des versets sataniques : il y est question essentiellement de la Femme, et plus précisément de la Mère.
Conclusion
L'épisode que nous venons de commenter frappe avant tout par la volonté certaine de maintenir une trace : à la fois dans le Coran, par la mention des trois déesses et les passages qui y font allusion, et dans la tradition écrite, notamment cette écriture de savants et de spécialistes qu'est le commentaire du Coran. Un auteur du XIV° siècle , Ibn Kathir, écrit dans sa biographie du prophète qu'il s'agit d'un épisode délicat à rapporter, mais il en fait le récit complet dans son commentaire du Coran : sans doute destiné à un autre public. Il n'est pas jusqu'au célèbre Cheikh Abdouh qui, au XIX° siècle, n'en poursuive la transmission, avec toute la réserve critique nécessaire au théologien. Et pour cause. Il n'empêche que, gênant ou non, un message est transmis.
Ce message, il est transmis dans la langue : pas dans la signification apparente, courante des mots, mais dans leur sens profond, et souvent dans leur littéralité : comme dans la Lettre volée, ce qui doit être caché est exhibé pour mieux rester voilé. Evoquant la névrose - dont il dit par ailleurs qu'elle ne fait qu'amplifier une situation habituelle -, Freud insiste sur l'importance de ce sens originaire : "Quand la névrose suit l'usage linguistique, c'est , qu'ici comme ailleurs, elle prend les mots dans leur sens originaire, chargé de toute sa signification, et que là où elle semble présenter un mot au figuré, elle ne reproduit d'habitude que la signification ancienne de ce mot." (18) N'est-ce pas le véritable statut de la transmission que de se transmettre à l'insu de ceux qui la transmettent.?
C'est évidemment hors de la sphère de la théologie et de la croyance qu'un tel message peut être entendu. Un message qui met en perspective la déesse-femme comme oubliée (mais à ne pas oublier), le désir auquel il faut renoncer (mais qui reste présent dans la femme et dans la mort), un autre, Satan, qui se profile derrière le désir (et, diront bientôt les commentateurs, derrière la femme). Un trait mis à la fois sur le désir et sur son objet. Une chaîne unique s'origine en un désir ardent , et s'oriente vers l'autre dieu (en l'occurence déesse), vers la femme, vers Satan : des réalités qui demeurent vivantes dans la prégnance des mots de la langue, mais auxquelles la loi impose un statut de non-mentionnées, de féminines, d'oubliées, de reportées ailleurs. N'est-il pas extraordinaire que, même fugitivement, un prophète ait songé à en faire mémoire ?
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Notes
(1) Deux épisodes ont dans les années récentes marqué l'opinion sur ce thème : la sortie du film de.... "La Tentation du Christ " en 1987 et la parution du roman de Salman Rushdie, "Les Versets Sataniques", en 1988.
(2) Le thème du diable est souvent abordé par Freud sous l'aspect de l'autre soi-même : "le diable n'est rien d'autre que la personnification de la vie pulsionnelle inconsciente refoulée." (Caractère et érotisme anal, in Névrose, psychose et perversion, P.U.F., 1973, p.147).
(3)Dans L'homme Moïse et la religion monothéiste (Gallimard, 1986, p.233 et passim), Freud distingue une vérité matérielle et une vérité historique, celle-ci s'énonçant à partir de ses effets dans l'histoire, à partir d'une origine éventuellement déformée.
(4) L'affaire des "versets sataniques"fait l'objet d'un exposé dans la plupart des biographies du prophète Mahomet, notamment celle de W.Montgomery Watt, Mahomet , Payot, 1958, 1989, pp.131-142, et de M.Gaudefroy-Demombynes, Mahomet, Albin Michel, 1957,1969, pp.84-90. Elle fait naturellement l'objet de longs développements dans les textes arabes, notamment les commentaires du Coran.
(5) Le chroniqueur arabe Tabari, mort en 923, est l'une des sources principales pour les origines de l'histoire islamique, en raison de l'ampleur de ses écrits et de sa fidélité à rapporter l'ensemble des traditions qui l'ont précédé et qui ne sont souvent connues que par lui. Ses oeuvres principales sont des Annales, éd.M. de Goeje (15 vol.), Leyden (1879-19O1), un commentaire du Coran dit Tafsïr, édit. Boulâq, 1328 H, Le Caire. Les Annales ont été partiellement traduites en français ; la partie qui concerne le prophète se trouve dans Mohammed sceau des prophètes, Sindbad, 1980 (où il est fait mention de notre épisode p.91). L'oeuvre de Tabari fait l'objet d'une étude approfondie de Claude Gilliot, Exégèse, langue et théologie en Islam. L'exégèse coranique de Tabari. Paris, Vrin, 1990.
(6)Le Coran, traduit par Régis Blachère, Paris, G.P.Maisonneuve,1957. Cette traduction est la seule des traductions françaises à mentionner le texte des versets abrogés au lieu où ils figurèrent. Rappelons que les éditions arabes ne mentionnent jamais ces versets sataniques ; leur formulation en arabe nous est rapportée par les ouvrages des commentateurs et des historiens.
(7) Essai d'interprétation du Coran. Inimitable. Traduction par D.Masson, revue par Dr. Sobhi El-Saleh. Dar al-kitab al-lubnani, Beyrouth, s.d..(Edition bilingue). Editions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, pour la traduction de D.Masson.
(8) Le Coran. L'Appel. Traduit et présenté par André Chouraqui. Paris, Robert Laffont,1990.
(9) Le Coran. Essai de traduction de l'arabe annoté et suivi d'une étude exégétique par Jacques Berque. Paris, Sindbad, 199O.
(10) Nicole Loraux, "Qu'est-ce qu'une déesse ?", in Histoire des femmes , dir.Georges Duby et Michelle Perrot, t.I, L'Antiquité, Plon, 1991, p.31-65, ici, p.54.
(11) S.Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste. Paris, Gallimard, 1986, p.174.
(12) Ibn Manzûr, Lisân al-Arab. Grand dictionnaire arabe, dont l'auteur a vécu entre 1232 et 1311. Edition Bulâk 1299-13O8 (hég.) en 2O vol. Les citations du texte renvoient à la réédition récente de Dâr al-Maarîf (Le Caire) en 9 volumes (s.d.).
(13) Tabari, Tafsîr, op.cit., XVII, p.132. Une autre lecture possible du même texte arabe serait : mithla-hunna lâ yunsâ , signifiant littéralement "comme elles, il n'est pas oublié" ou "comme elles, qu'il ne soit pas oublié".
(14) Kazimirski, Dictionnaire arabe-français, Paris, G.P.Maisonneuve, 196O, 2 tomes.
(15) Tabari, Tafsîr, op.cit., XVII, 131-132 : j'ai traduit le texte arabe de la façon la plus littérale possible. Les passages du Coran sont empruntés à la traduction de Blachère.
(16) Les principales sources utilisées ici, outre le Lisân al-Arab, sont First Encyclopaedia of Islam 1913-1936, Leiden, E.J. Brill, 1987 (9 vol.), et l'ouvrage en arabe de Mahmoud Salîm Alhût, La mythologie chez les Arabes, Beyrouth, 1955.
(17) S.Freud, "Le thème des trois coffrets", in Essais de psychanalyse appliquée, Idées Gallimard, 1933, pp.87-103.
(18) S.Freud, "Caractère et érotisme anal", in Névrose, psychose et perversion", P.U.F., 1973, p.147.
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