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Articles
Arabofrancophonie et politiques linguistiques |
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Revue en ligne GlottoPol N°1, décembre 2002
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Comment peut-on parler aujourd’hui de politiques linguistiques1 ? Depuis une vingtaine
d’années, les conditions en ont été profondément modifiées, tant du côté de l’environnement
mondial que de celui des communautés de langues. Entre deux, l’Etat qui en fut le pilier a vu
son rôle amoindri. Il est donc utile d’engager une nouvelle réflexion sur des situations dont les
termes sont apparemment restés les mêmes, mais recouvrent des réalités différentes et
changeantes.
Comment s’élabore une politique linguistique ?
Les lieux où s’élaborent des politiques linguistiques sont ceux où se concrétisent un
investissement de langue et un enjeu de pouvoir. Le lieu privilégié en a été autrefois l’Etat,
centre d’une construction nationale, assurant sa légitimité par une incarnation de l’identité
dans laquelle la langue nationale avait une part prédominante. Le cas de la France jacobine
est évidemment exemplaire, mais ce modèle a pu être observé à des degrés divers avec le
développement des nations1. Les Etats ayant accédé récemment à l’indépendance ont pour la
plupart considéré une langue nationale comme symbole de leur identité nationale et moyen de
la concrétiser.
Toutefois, en parallèle et parfois en opposition à ces politiques linguistiques nationales,
des minorités ont tenu à valoriser leur langue maternelle. Ces mouvements, d’abord
discrédités en tant que facteurs de division de l’unité nationale, se sont peu à peu renforcés au
fur et à mesure que l’Etat échouait à mettre en œuvre ses objectifs affichés de développement
et de démocratie. Les minorités linguistiques se sont renforcées de l’opposition de l’Etat à
leur égard, et ont élaboré des revendications destinées à faire reconnaître leur identité. Parfois
parties d’une base ethnique, ces tendances ont souvent atteint un niveau d’action politique.
Elles ont en tout cas affaibli la légitimité que l’Etat voulait s’octroyer par le biais de la langue
nationale.
Un contexte mondialisé
L’essor de la mondialisation a eu pour conséquence de placer la langue anglaise dans une
situation d’hégémonie incontestée. Les médias, l’Internet, mais aussi la pratique des échanges
internationaux en ont fait le moyen de communication indispensable.
De ce fait, les Etats dont la politique linguistique avait souvent consisté à éliminer une
langue étrangère au profit de leur langue nationale se voient dans l’obligation de reconnaître
la nécessité d’une langue internationale, en l’occurrence l’anglais et parfois le français. Quand
la langue nationale est bien implantée, la coexistence de celle-ci avec la langue étrangère ne
pose pas de problème. Quand par contre elle est en conflit avec des langues internes (le
berbère, le catalan, par exemple), celles-ci peuvent être tentées de se brancher sur la langue
internationale en négligeant le niveau de la langue nationale. Celle-ci doit alors être soutenue
par une politique linguistique nationale. L’Etat peut procéder par la contrainte, en déclarant
obligatoire l’usage de la langue nationale en un certain nombre de cas. Mais cette politique va
aussi, et surtout, utiliser divers atouts : la résistance à la domination mondiale, l’appel au
nationalisme, le recours à la religion ou même à l’ethnicité. Ces diverses composantes
convergent vers la notion d’identité, qui a l’avantage de trouver un écho dans les diverses
couches de la population.
En effet si une langue internationale répond largement à la fonction de communication, il
n’en est pas de même en ce qui concerne l’expression. Sa référence identitaire est trop diluée
pour satisfaire le besoin des locuteurs, qui se retrouvent alors pleinement dans leur langue
nationale, ou régionale, plus proche de l’enracinement assuré par la langue maternelle. C’est
pour cette raison qu’on peut penser que l’extension du champ des grandes langues
s’accompagnera de la reviviscence des langues mineures plutôt que de leur disparition,
annoncée par certains augures.
Comment résister à l’anglais ? La francophonie
Le recul mondial du français par rapport à l’anglais est devenu un phénomène patent et a
abouti à une situation considérée comme irréversible. Le problème est maintenant de voir
comment échapper au nivellement linguistique et ménager une coexistence linguistique où le
français conserverait une place. Dans les grandes conférences internationales, il a été fait
appel au principe de la défense de la diversité culturelle. De fait, la défense de la diversité des
langues se confond avec celle de la diversité des cultures, et par conséquent de la diversité des
identités : dans cette optique chaque langue, chaque culture se pense comme un élément d’un
monde riche de cette diversité. L’aspect éthique de la question ne peut faire oublier que
derrière les paravents culturels se cachent des enjeux économiques féroces. Malgré tout, cette
position est bien reçue dans les conférences internationales où la France a pu se faire le
champion des opprimés, en présentant la francophonie comme un au-delà national,
susceptible de défendre la cause des cultures du monde menacées. Au Sommet de la
Francophonie organisé à Beyrouth en octobre 2002, le ministre de la culture libanais Ghassan
Salamé déclarait :
« Le Sommet a servi de tribune à l’expression d’une double peur : celle de
l’unilatéralisme et de l’hégémonisme américains dans un monde unipolaire, et, avec
encore plus de vigueur, la peur des plus faibles et des plus démunis d’être marginalisés
par l’accélération de la mondialisation. »
Cette position, pour noble qu’elle paraisse, n’est pas sans receler une contradiction. En
effet, face à la domination de l’anglais et à sa mainmise sur les grands supports culturels, la
France demande que des quotas soient ménagés pour le français bien sûr, mais aussi pour les
autres langues. Mais en même temps, le français est une langue dominante sur son secteur, et
exerce une fonction unificatrice analogue à celle de l’anglais. La France se trouve conduite à
plaider la tolérance face à plus fort qu’elle, et à se révéler hégémonique face à plus faible
qu’elle. Les bons arguments d’ailleurs ne manquent pas dans ce sens puisque pour faire poids
face à son grand rival, la France doit pouvoir s’appuyer sur une francophonie à large
extension et aux moyens puissants. Cette dernière nécessité peut la conduire à promouvoir
l’utilisation du français au détriment de petites langues progressivement condamnées à
disparaître.
Sous cet aspect, il est intéressant de réfléchir sur les rapports du français et de l’arabe, deux
langues qui recouvrent chacune une aire linguistique large, mais dont certaines parties se
recoupent, à savoir les zones de bilinguisme franco-arabe.
Le cas de l’arabofrancophonie
A l’occasion de la Conférence sur la Francophonie (Beyrouth, octobre 2002) a été promue
une sorte de sainte alliance entre l’arabe et le français, symbolisée par le terme
d’arabofrancophonie2. L’idée est certes généreuse, elle témoigne d’une ouverture sensible des
esprits, toutefois il est nécessaire de la situer dans son contexte et d’en considérer les
implications. Car s’il y a conjonction des intérêts des deux langues à maintenir des zones
linguistiques et culturelles échappant à l’anglais, il n’en demeure pas moins que les deux
ensembles ont une longue histoire de concurrence, voire d’hostilité.
La Conférence de la francophonie organise la survie de la langue française face à la
position hégémonique de la langue anglaise. Elle se situe d’emblée dans l’au-delà du
national : il est bien précisé que le français est la langue de plusieurs nations, bien que la
France en soit le centre. Ainsi la régulation de la langue ne doit plus venir du centre français,
mais être l’objet d’une concertation des nations francophones. Si la francophonie est une
croisade pour la défense du plurilinguisme, la légitimité de son combat lui vient de sa
sincérité à faire barrage, d’une part, au nivellement linguistique incarné par l’anglais mais,
d’autre part, à assurer la survie des autres langues : les langues extérieures comme l’italien, le
portugais, le flamand, et on peut dire, l’arabe, mais aussi les langues intérieures, notamment
celles qui sont reconnues comme « langues de France ». La France y est poussée par la
Charte européenne des langues régionales ou minoritaires que le Conseil de l’Europe a
adoptée le 5 novembre 1992. Le but de cette Charte est de protéger et de promouvoir les
langues régionales, de maintenir les traditions et les patrimoines culturels européens, et
d’affirmer le droit de pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et
publique. La France a signé ce traité en 1999, mais sa ratification nécessite une modification
des articles de la Constitution relatifs à la langue française et à l’unité nationale. En attendant
un certain nombre de mesures sont mises en œuvre.
L’ensemble linguistique représenté par l’arabe est tout aussi consistant et se trouve dans
une situation identique à celle du champ francophone, en ce sens qu’il est tout aussi menacé
par une langue qui a déjà pris une position dominante dans les nations arabes. Il comporte un
champ d’arabe écrit, ou littéral, ou standard, qui s’étend du Golfe à l’Océan. Ce vaste champ
unifié par l’arabe standard monopolise la forme écrite et mobilise un certain nombre de
médias. Il permet un vaste registre d’intercompréhension qui, comme le français, transcende
les partitions nationales. Mais cette langue, dans son registre oral, comporte une grande
diversité, que les idéologues ont parfois tenté de masquer en recourant au terme « dialectes »
pour désigner ce qui est en réalité l’ébauche de véritables langues nationales : l’irakien,
l’égyptien, le tunisien. Si dans les pays du Moyen-Orient, le binôme arabe écrit / arabe parlé
se résout par une thématique de niveaux de langue et n’est pas l’objet d’une idéologisation3, le
problème est plus complexe dans les pays du Maghreb où la colonisation a conféré au
français le statut de langue de culture et de pouvoir en minorant, parfois en excluant, la langue
arabe écrite. Les Etats du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie) ont réagi par des politiques
d’arabisation destinées à restaurer la place de l’arabe écrit. Ces questions ont été étudiées4 et
sont largement connues. Toutefois, une ambiguïté s’est introduite à propos de la notion de
langue nationale. Les promoteurs de l’arabisation ont toujours eu recours à cette expression
pour désigner l’arabe standard (qui est en réalité international), alors qu’ils tenaient en
suspicion, voire en dénégation, les langues arabes effectivement parlées. Ces comportements
ont suscité des conflits linguistiques5. La non-reconnaissance de ces langues maternelles
contrastait en effet non seulement avec la généralité de leur emploi quotidien, mais aussi avec
la densité de la production culturelle (chant, théâtre) qu’elles portaient. Ces conflits ont pris
une forme accrue quand ces langues maternelles étaient berbères6. De plus, cette notion de
langue nationale a été opposée à la langue étrangère. Une grande partie des épisodes de la
politique d’arabisation se réfèrent à leur opposition. Mais l’expression même de langue
étrangère appliquée au français (toujours distingué du pluriel langues étrangères, aussi bien
en arabe qu’en français, comme l’a bien analysé R. Babadji (1990 : 192), souligne le rôle de
quasi-langue nationale attribué au français, et exprime une profonde ambivalence à l’égard de
cette langue. La réalité est que ces deux langues (arabe et français) sont à la fois très proches
dans la situation de bilinguisme, mais qu’elles recouvrent, outre des tensions historiques et
politiques, des référentiels culturels différents, comme le montrent R. Babadji (1990 : 195-
sq) et A. Mahiou (1984) à propos du droit.
La politique d’arabofrancophonie demande donc à être approchée sous une forme réaliste
quant à ses implications. Elle présente deux versants. Un versant face à la domination
culturelle mondiale, où effectivement le poids de deux grands ensembles linguistiques alliés
peut être conséquent. Cette alliance nécessiterait des coopérations entre le français et l’arabe
au niveau de leur statut de langue internationale : dans les domaines des médias
internationaux, mais aussi dans ceux de l’éducation et de la culture. Ces mesures peuvent être
délicates à mettre en œuvre en cas de divergences politiques, mais doivent être plus
réalisables dans les domaines scientifiques et culturels. Dans ce dernier cas, il est important
que ce qui est communément appelé « différence de mentalité », en réalité fonds culturel
propre, soit reconnu et non pas dénié comme ce fut le cas dans le passé. Il faut donc que des
volontés de reconnaissance de l’autre en tant que différent soient affirmées. Mais
l’arabofrancophonie comporte aussi un versant interne à chaque zone linguistique, où la
diversité culturelle revendiquée ad extra devra être appliquée ad intra. En zone arabophone,
une ouverture réelle à la diversité linguistique comporte une reconnaissance des langues
parlées, qui ont toujours eu à des degrés divers un statut minoré (F. Laroussi : 1997). Cela
vaut encore plus en ce qui concerne la tolérance des langues sans statut comme le kurde ou le
berbère. Le même problème se pose au sein de l’aire linguistique française. La présence
d’importantes minorités étrangères ayant acquis la nationalité française a posé le problème de
la reconnaissance de leurs langues d’origine, présentes souvent dans les familles, à coup sûr
dans la conscience identitaire. Le 16 octobre 2001, la Délégation Générale à la Langue
Française (DGLF) a été rebaptisée Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues
de France (DGLFLF). Sont notamment reconnues parmi les langues de France l’arabe
(littéraire, moderne et dialectal), le berbère, le kurde. Le Délégué général, B. Cerquiglini,
définit ainsi le savoir qu’elle veut diffuser :
« Savoir, par exemple, que la plupart des sociétés sont plurilingues et que les langues
n'y ont pas le même statut. Savoir que sous le nom de langues de France on trouve de
nombreuses langues différentes, de nature, de statut, d'extension, de transmission. Il faut
commencer par un examen objectif des différences entre ces langues. Certaines sont
territoriales - l'alsacien, le breton, le basque...- d'autres non, comme l'arabe dialectal, le
berbère. Certaines ont des formes écrites - je pense à l'occitan qui fut la grande langue
littéraire du moyen - âge -, d'autres n'ont pas de forme écrite unifiée, comme les créoles.
Il s'agit de mener tout d'abord une étude scientifique du patrimoine linguistique français
dans sa diversité, et de faire la politique culturelle que requiert cette diversité. Bien sûr,
nous ne relâcherons pas nos efforts en faveur de la langue nationale pour veiller à son
emploi officiel, aider à son développement et à sa diffusion internationale, mais cela ne
doit pas se faire sur les ruines fumantes des autres langues. Et favoriser le dialogue de
cette langue nationale avec les autres langues, c'est contribuer à l'enrichir. On est
toujours plus intelligent quand on est bilingue ou plurilingue, car on sait que l'autre
existe, qu'il y a d'autres représentations du monde. » (B. Cerquiglini, 2002 : s.p.)
C’est l’intégration de telles perspectives dans des politiques linguistiques qui pourrait
rendre crédible l’arabofrancophonie. Mais le fait que celle-ci ait pu être proposée représente
déjà un grand pas dans l’ouverture réciproque. Les avantages d’une collaboration sincère et
sans arrière-pensée des deux ensembles linguistiques sont immenses. Elle apporterait un
enrichissement réel par l’ouverture de l’horizon de chacun sur la base d’une reconnaissance
de l’autre dans sa spécificité. Mais sa mise en œuvre nécessite un acte de foi en la possibilité
de réaliser le développement de soi dans l’ouverture à l’autre.
Bibliographie
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GLOTTOPOL – N° 1 – Janvier 2003
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol
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TALEB-IBRAHIMI K., 1995, Les Algériens et leur(s) langue(s), Alger, El-Hikma.
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1 Sur ce thème, voir J-W Lapierre, Le pouvoir politique et les langues, PUF, 1988, et L-J Calvet, Les politiques
linguistiques, Que sais-je ? PUF, 1996
2 Sur ce terme, voir Arabofrancophonie (2001).
GLOTTOPOL – N° 1 – Janvier 2003
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol
3 sur ce thème, voir G. Grandguillaume (1984).
4 Voir, entre autres, G. Grandguillaume (1983), K. Taleb-Ibrahimi (1995).
5 M. Benrabah (1999) et D. Caubet (2000).
6 Voir S.Chaker (2000) et A. Boukous (1997).
GLOTTOPOL – N° 1 – Janvier 2003
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol
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