Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
L’Algérie pays francophone ?
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Traversées francophones, dir. Katia Malausséna et Gérard Sznicer, éd. Suzanne Hurter, Genève, 2010

L’Algérie est reconnue généralement comme le second pays francophone pour le nombre de ses locuteurs, et pourtant elle ne fait pas partie de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF). Cette situation peut sembler étonnante, mais au-delà de la langue, elle traduit la profonde ambivalence de l’Algérie par rapport à la France, une ambivalence que plus de quarante années d’indépendance ont peu fait évoluer. Toutefois elle n’est pas surprenante de la part d’un peuple qui a subi une longue colonisation de cent trente ans, a été victime d’une profonde dépossession identitaire et qui peine à se forger une identité propre. C’est l’attitude d’un pays qui a été modelé par la France mais maltraité par elle, qui s’y est attaché partiellement tout en se sachant autre par le lien à sa religion, à ses langues, à sa terre. Dans cette relation ambivalente vis-à-vis de la France, la langue française occupe une place particulière. Au-delà de sa fonction d’outil linguistique elle symbolise en Algérie l’ambiguïté des relations avec l’ancien colonisateur. C’est ce qui rend la question complexe d’autant plus que la relation des Algériens à cette langue française implique leur relation à leur propre pouvoir politique et concerne ainsi la question de sa légitimité. Pour aborder ces questions, il faut d’abord comprendre la situation des langues en Algérie, puis analyser le parcours des politiques linguistiques, pour enfin traiter de la relation de l’Algérie à la francophonie, notamment à l’OIF. LA SITUATION DES LANGUES EN ALGERIE Dans l’Algérie de 2009, quatre langues sont à l’œuvre dans le paysage linguistique : la langue arabe classique, la langue arabe parlée, le berbère et le français. La langue anglaise y est de plus en plus présente, mais elle est d’introduction relativement récente et n’a pas l’implication symbolique des autres langues . La langue arabe Sous le terme de langue arabe sont désignés deux types de langues : une langue arabe écrite et des langues parlées locales multiples. L’ensemble du monde arabe recourt depuis des siècles – et sans doute depuis les origines de l’islam – à deux niveaux de langue. Le développement d’une langue arabe dotée de caractères spécifiques a été accentué par la révélation du Coran au prophète Muhammad et la fondation de l’islam comme religion et comme structure politique. C’est durant les deux premiers siècles qui ont suivi l’hégire que la structure de cette langue a été codifiée par les grammairiens et que, dans le même mouvement, le texte du Coran a été définitivement fixé et longuement commenté. Cette langue est sacrée au même titre que le Coran qu’elle transmet et est largement considérée comme telle aujourd’hui, même si cette notion de langue sacrée n’est pas pertinente du point de vue de la théorie linguistique. Cette langue (dite coranique, ou classique, ou littéraire selon les lieux et les époques, et en arabe fus’hâ ) n’est pas et n’a jamais été la langue maternelle ni la langue de l’usage quotidien d’aucune société. Chaque tribu, chaque région, aujourd’hui chaque nation a recours à une langue arabe spécifique (dite dialectale, ou parlée, en arabe ‘âmmiya ) qui est sa langue de communication. Les termes « dialecte » en français, et ‘âmmiya – langue de la masse par opposition à l’élite khâssa – ont une valeur péjorative qui souligne bien le degré inférieur où sont tenues ces langues parlées multiples par rapport à la langue coranique à laquelle a été réservé jusqu’à ce jour le monopole de l’écriture. La langue arabe classique entretient donc un lien privilégié avec l’islam : emblème de l’identité musulmane elle est ressentie comme telle par les musulmans depuis des siècles. Son lien avec l’islam la fait participer de sa légitimité religieuse et par dérivation politique, puisque l’islam est la Loi d’Allah à laquelle aucune autre ne peut être opposée pour les croyants. Pour la majorité des enfants, son apprentissage est entrepris par la mémorisation du Coran, en partie ou en totalité, dans les écoles dites coraniques (kuttâb) Au cours des siècles cette langue arabe a été utilisée pour d’autres usages que religieux : ce fut le cas notamment dans les siècles d’or de la civilisation arabe. A partir du XIX° siècle, dans le cadre des contacts avec l’Europe et de la Renaissance arabe (dite Nahda) elle s’est ouverte sur d’autres langues par le biais de la traduction et s’est modernisée en langue d’ouverture (souvent désignée sous cet aspect comme « troisième langue », lugha thâlitha, au sens d’arabe médian entre l’arabe classique et l’arabe parlé). C’est sous cette forme qu’elle est utilisée dans la littérature arabe contemporaine, dans la presse et les media comme une langue courante où la référence religieuse est certes toujours présente mais n’est plus prédominante. L’Algérie, coupée du monde arabe depuis 1830 du fait de la colonisation, n’a pas connu cette phase d’évolution. Privé de financement du fait de la mainmise de l’Etat colonial sur les revenus des fondations qui le soutenaient, son enseignement s’est considérablement réduit. La langue officielle de l’Algérie a été le français de 1830 à 1962 et l’enseignement officiel ne laissait qu’une part minime à l’enseignement de la langue arabe. Celle-ci est cependant demeurée une référence religieuse, érigée en repère identitaire principal de l’Algérie colonisée. Les colons français se désignaient comme « Algériens » et les autochtones comme « musulmans ». Le mouvement réformiste qui s’est développé en Algérie à partir de 1930 sous l’égide de Cheikh Ben Badis résumait la situation dans sa devise : « L’Algérie est notre patrie, l’arabe est notre langue et l’islam est notre religion. » Même quand elle n’est pas proclamée aussi nettement, cette devise reste prégnante dans l’inconscient algérien. Le combat pour l’indépendance a été profondément marqué par la motivation de la lutte pour l’islam. Le vocabulaire en porte les marques : le terme qui désigne le combattant (mudjâhid) réfère à la lutte pour la foi (djihâd), sa mort au champ d’honneur en fait un martyr (chahîd) et l’objectif de l’indépendance fut présenté au peuple comme le retour à l’islam et l’expulsion de l’infidèle. L’islam demeure une référence principale de l’identité algérienne et la langue arabe en est un élément essentiel. . Les langues parlées, arabe et berbère Les langues parlées aujourd’hui dans l’usage quotidien en Algérie sont l’arabe dit dialectal, le berbère et le français soit directement, soit par influence sur les deux précédentes. L’arabe dit dialectal L’arabe est la langue parlée en Algérie depuis des siècles (sauf dans les zones berbérophones). Elle est de statut oral, l’écrit étant réservé à la langue classique. De ce fait elle évolue beaucoup : elle fut marquée dans le passé par les parlers berbères qu’elle a souvent remplacés, et dans la période récente par le français implanté par la colonisation puis par le développement de la scolarisation et des media. Cette langue est toujours différente de l’arabe classique, mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la scolarisation se faisant en arabe écrit, il s’est établi une sorte de continuum entre les deux langues. Dans l’Algérie, où la scolarisation se faisait en français, l’arabe écrit n’était pas compris de la majorité de la population. Cet écart s’est réduit de nos jours par l’enseignement de l’arabe dans les écoles et son utilisation dans les media. Dans les premières années de l’indépendance, pour réintégrer la langue arabe en Algérie, certains avaient préconisé le recours à la langue parlée algérienne, comme en témoigne une pétition parue en 1969 dans Jeune-Afrique . Cette solution aurait permis de réduire l’arabisation à l’enseignement des caractères arabes pour transcrire la langue usuelle des locuteurs. Elle aurait traduit l’identité algérienne dans une langue nationale, permis à la population de s’exprimer dans sa langue et éliminé la notion de langue d’élite, réalisant ainsi une société unie et démocratique. Cette solution fut massivement refusée pour plusieurs raisons. Elle était perçue comme attentatoire à l’unité de l’islam symbolisée par sa langue coranique unique, à l’unité de la communauté internationale arabe ( ‘umma) et rejetée à ce titre tant par les autres nations arabes que par l’opinion algérienne. Enfin il faut reconnaître qu’aucune nation arabe n’a eu recours à cette solution. La langue parlée algérienne s’est donc trouvée méconnue dans son propre pays comme l’a décrit le linguiste algérien Mohamed Benrabah . Dans l’esprit des promoteurs de la politique d’arabisation, elle devait être remplacée par la « vraie » langue arabe dont elle ne représentait qu’une version « fautive ». De ce fait la langue parlée a été durant de longues années interdite d’expression publique dans le discours des responsables, contraints de s’exprimer dans un arabe international qu’ils maîtrisaient mal. De ce mépris inculqué aux Algériens pour leur langue maternelle est né avec les années ce sentiment de mépris (hogra) que ressent la population de la part de ses dirigeants. En témoigne le sentiment de libération que ressentit la société algérienne en 1992 quand le président Boudiaf s’adressa au peuple en arabe algérien, le libérant ainsi d’un pesant tabou. Cette revalorisation de la langue parlée, largement associée à la création culturelle orale – dont témoigne le livre de Dominique Caubet - et de plus en plus à la communication par internet, est aujourd’hui acquise. Certaines voix se sont toutefois élevées récemment pour accorder la première place à l’arabe parlé. Le psychanalyste égyptien Mustapha Safouan estime que le développement de la démocratie dans les pays arabes passe par la substitution des langues parlées par le peuple à un arabe élitaire qui fait le lit des régimes autoritaires. Ce point de vue est partagé par Mohamed Benrabah pour qui l’avenir de la langue arabe passe par la dynamisation que peuvent lui apporter les langues vivantes hors du carcan fixiste attaché à la notion de langue sacrée. Il est inutile de souligner que ce point de vue suscite une forte résistance dans l’opinion arabo-musulmane et plus spécialement dans ses élites conservatrices. Le berbère dit amazigh La langue berbère sous des variétés diverses (en Algérie, kabyle en Kabylie, chaouia dans les Aurès, mozabite dans le Mzab et quelques autres) était la principale langue parlée au Maghreb avant la conquête arabe du VII° siècle). Celle-ci y a introduit progressivement la langue arabe à partir de cités et d’implantation de tribus venues du Moyen-Orient. De ce fait le domaine berbérophone s’est progressivement réduit à certaines régions écartées, généralement montagneuses. Mais l’émigration de ces populations vers les centres urbains y a introduit des parlers berbères coexistant avec des parlers arabes. Pour une opinion arabe qui a tendance à confondre son origine historique avec la naissance de l’islam, le maintien du berbère en Algérie, sous sa forme ethnique et linguistique, est ressenti comme un inachèvement de l’islamisation, en ce sens qu’il témoigne d’une Algérie préislamique ( présentée par les théoriciens musulmans comme l’époque de la djâhiliya, notion exprimant à fois l’ignorance, le paganisme et la violence). En dépit de l’adhésion sans réticence des Berbères à la religion musulmane, ce sentiment a suscité au cours des siècles et jusqu’à ce jour une opposition voire des frictions, entre deux groupes linguistiques qui tendent à se considérer comme deux groupes ethniques, alors qu’en réalité la plupart des Algériens d’aujourd’hui sont issus de Berbères. Cette opposition, même si elle connut dans le passé des tensions au sein des mouvements nationalistes, telle que la crise berbère de 1949, n’empêcha pas l’union sacrée dans la lutte pour l’indépendance. Une opposition à la dictature imposée par Ben Bella fut menée par les Kabyles en 1963 sous l’égide de Aït-Ahmed. C’est cette même population kabyle qui manifesta une forte opposition à la politique d’arabisation accentuée dans les années 70 par le gouvernement de Boumediene. Cette politique était dirigée contre la langue française. Mais dans le phantasme de remplacer celle-ci par une langue nationale arabe qualifiée de maternelle, elle visait implicitement à la substituer aux langues maternelles réelles. Si dans cette opération, la langue arabe parlée pouvait voir son existence intégrée dans la nouvelle langue nationale, il n’en était pas de même pour les langues berbères dont l’existence se trouvait pour la première fois dans l’histoire gravement menacée. Nombre d’incidents ont manifesté la volonté des Kabyles de défendre leur langue en s’opposant à l’imposition de l’arabe et en lui préférant le français qui ne présentait pas de menace pour le berbère. Engagée par le « printemps berbère » en 1980, leur revendication a abouti à la reconnaissance du berbère comme une des langues nationales de l’Algérie le 10 avril 2002. Comme l’arabe parlé, le berbère fait de nombreux emprunts au français en les intégrant dans les schèmes de la langue d’accueil, mais aussi parfois dans le cadre du code-switching (alternance codique) qui conduit le locuteur à associer au sein d’une même phrase du berbère (ou de l’arabe) et du français. La langue française Ce que nous venons de dire du contexte linguistique délimite le statut de la langue française. Elle tient une place importante, mais qui n’est pas assumée officiellement du fait du lien toujours ressenti entre la langue française et la France dans sa réalité historique et politique. Certes le français est la langue dans laquelle s’est inscrit le mépris colonial, la langue qui a été opposée à la langue arabe et à la personnalité algérienne. Sa permanence après l’indépendance gêne l’avènement d’une Algérie arabe et musulmane telle qu’elle est ressentie dans la population. Mais il n’y a pas non plus de vraie volonté de s’en défaire. C’est après l’indépendance que sa connaissance a véritablement explosé en Algérie par l’extension de l’enseignement, les campagnes d’alphabétisation et le développement. Situation complexe certes, voire conflictuelle, mais dont la solution consisterait dans une option de multilinguisme qui serait le corollaire d’une reconnaissance du caractère multi-identitaire de l’Algérie. Celui-ci s’incarne dans les origines que lui indiquent ses langues : la terre algérienne et son histoire exprimée dans ses langues maternelles, arabe et berbère, l’islam et l’arabité que symbolise la langue arabe classique ; le français de son côté évoque la naissance de l’Algérie dans le contexte colonial et l’ouverture au monde moderne. C’eut été le rôle d’un pouvoir national que de les reconnaître dans leur réalité pour construire une unité nationale qui les transcende. L’histoire de l’Algérie depuis son indépendance ne correspond pas à cet objectif. Plus précisément la langue française est demeurée un enjeu politique, social, économique et culturel, ce qui perpétue l’ambiguïté de sa position en Algérie. Un enjeu politique Le français est la langue du pouvoir en Algérie, mais non officiellement, dans la dénégation. Son utilisation engendre une sorte de mauvaise conscience de colonisé, voire de traître . Les cadres supérieurs et les divers responsables d’une administration travaillant en langue française ne purent s’opposer à son remplacement par la langue arabe. S’opposer à l’arabisation était tabou et la seule transaction possible était de prôner une arabisation progressive dans le cadre d’un bilinguisme temporaire. Une hypocrisie sociale En Algérie il est plus facile de trouver du travail et d’accéder à une situation sociale élevée si on pratique la langue française que si on est arabisant, parce que le secteur économique utilise la langue française ou à la rigueur anglaise mais rarement arabe. Il en va de même pour quiconque veut poursuivre des études supérieures en Algérie ou à l’étranger. L’arabisation a été présentée à l’opinion algérienne comme un moyen d’assumer son identité arabo-musulmane. Mais les classes favorisées ont toujours assuré à leurs enfants un enseignement faisant une large part à la langue française, et quand il fut interdit à leurs enfants, à partir de 1988, de fréquenter les établissements français en Algérie, ils les envoyèrent à l’étranger ou leur firent donner des cours particuliers. Aujourd’hui la floraison des écoles privées répond à cette demande d’une formation moderne et multilingue. Cette hypocrisie sociale a été rapidement perçue par l’ensemble de la population. Elle a davantage nui à la crédibilité des dirigeants qu’à la langue française dont l’utilité était ainsi avérée. Un enjeu économique Il y eut certes des partisans idéologiquement convaincus de l’urgence d’une arabisation totale et de l’éviction de la langue française. Mais pour une grande partie d’entre eux, l’arabisation était un moyen de prendre les fonctions de ceux qui les exerçaient en langue française et ignoraient l’arabe notamment dans l’enseignement ou dans l’administration. Le président Bouteflika a déclaré un jour « Il n’y a jamais eu de problème linguistique en Algérie, juste une rivalité et des luttes pour prendre la place des cadres formés en français ». Par exemple l’arabisation des sciences humaines conduisait à exclure de l’enseignement les francophones, à qui étaient accordés des délais pour s’arabiser ou des fonctions hors de l’enseignement. Un enjeu culturel (la laïcité) L’enseignement en arabe n’est pas toujours religieux. Mais dans l’opinion algérienne la langue arabe a toujours une connotation religieuse. La langue française – la langue de Voltaire dit-on facilement – marque une rupture sous cet aspect et introduit la laïcité. Celle-ci attire de plus en plus l’élite, et se voit combattue par les « islamo-conservateurs ». La majorité est partagée : attachée à l’islam, empreinte d’une forte réticence par rapport au pouvoir qui s’appuie sur le français, elle souhaite néanmoins bénéficier du progrès dont la mise en œuvre apparaît évidemment liée à cette langue. Un multilinguisme de fait Telle est la situation des langues en Algérie : un multilinguisme de fait que le pouvoir n’a jamais pu reconnaître comme tel. De ces langues parlées et écrites, il n’a reconnu qu’une seule : la langue arabe moderne, qui lui confère la double légitimité liée à l’islam et à la lutte de libération nationale. Ces langues toutefois ne sont ni figées ni isolées. Elles évoluent en elles-mêmes et dans leurs relations entre elles. A cette évolution ont contribué également les évolutions linguistiques advenues en Algérie depuis son indépendance en 1962. LES POLITIQUES LINGUISTIQUES EN ALGERIE Des conflits sous-jacents Pour bien comprendre l’histoire des langues en Algérie depuis 1962 il faut réaliser qu’elle est sous-tendue par deux types de conflits entre une Algérie traditionaliste et une Algérie moderniste d’une part, et entre le pouvoir et la société civile d’autre part. Ces deux zones de conflits ne se recouvrent pas mais s’entrecroisent selon les situations. Le mythe d’une société algérienne homogène a été longtemps entretenu par le pouvoir et les idéologues algériens. L’historien Mohamed Harbi a été le premier à le mettre en question, en identifiant une couche bourgeoise et une couche plébéienne. Cette fracture, sans doute plus ancienne, se repère à deux types de réaction à la colonisation . La couche moderniste s’est appropriée la culture française en conservant – ou non - une culture arabe. La langue française est pour elle un outil essentiel de sa promotion sociale. En ses rangs s’est recrutée l’administration mise en place par la France à la veille de l’indépendance. La couche traditionaliste – ou plébéienne – est l’autre partie de la société, marginalisée par la colonisation pour des raisons économiques ou idéologiques. Elle est demeurée, souvent même après l’indépendance, exclue des avantages de la modernité et des perspectives d’ascension sociale. L’indépendance signifiait pour elle l’expulsion des occupants chrétiens et l’acquisition de leurs biens : purification et prédation. Son horizon était la restauration d’une société musulmane et de la langue arabe. Elle demeure réticente à la laïcisation de la société liée au développement. Son traditionalisme enraciné dans le passé algérien s’est renforcé durant ces dernières années d’une conscience de solidarité avec le monde arabe, à l’occasion des guerres contre l’Irak et du conflit israélo-palestinien et elle demeure sensible à ce qui le concerne. Ces deux couches s’opposent sur de nombreux points, tels que la place de la religion dans la société, le statut juridique de la femme et sur le plan linguistique. Le pouvoir s’appuie sur l’une ou l’autre selon les opportunités de sa politique. Leur opposition reflète l’injonction contradictoire devant laquelle s’est trouvé le pouvoir algérien dès 1962 : assurer un développement rapide du pays ou affirmer l’arabité de l’Algérie. A défaut d’un pouvoir suffisamment légitimé pour la dépasser, faute d’une structure démocratique où en débattre, elle demeure à ce jour une constante de la vie politique algérienne. La seconde opposition concerne la structure du pouvoir. Issu de coups d’Etat militaires (en 1962, 1965 et 1992) et d’élections douteuses (Boumediene élu président à 99% des suffrages le 10 décembre 1976, Bouteflika élu président à 90 % le 9 avril 2009) le pouvoir se heurte à l’hostilité de la société civile. Il se trouve de ce fait contraint de rechercher une légitimation par une utilisation démagogique des valeurs reconnues, l’islam et le sentiment national. L’histoire de l’arabisation est faite de l’opposition de ces deux couches de la société, et de sa manipulation plus ou moins efficace par le pouvoir en place. L’histoire de l’arabisation L’Algérie de 1962 était largement francisée dans son enseignement, son administration et son environnement ; par contre la langue française y était, en dehors des élites, relativement peu répandue du fait de la faiblesse de la scolarisation. Une première période comprend la présidence de Ben Bella (1962-1965) et celle de Boumediene (1965-1978). Elle se caractérise par un pouvoir central fort qui est capable de contrôler les pressions des traditionalistes et des modernistes. La langue arabe est introduite dans l’enseignement primaire et secondaire de façon progressive, mais l’enseignement supérieur en est globalement préservé. Son usage est imposé aux fonctionnaires à partir de 1968 avec un succès plus mitigé. Boumediene s’appuie sur les conservateurs pour l’arabisation et sur les modernistes pour la réforme agraire. En fait c’est un bilinguisme arabe-français qui est pratiqué dans cette période. La mort de Boumediene (décembre 1978) et l’accession à la présidence de Chadli Bendjedid ouvre une période de déliquescence du pouvoir central. Le parti du FLN revient aux commandes et avec lui les partisans de l’arabisation et adversaires du français. Devant les pressions opposées (étudiants réclamant l’arabisation de la fonction publique et mouvement berbère) s’accentue une arabisation anarchique de l’enseignement, qui s’étend à l’enseignement supérieur. Les difficultés économiques, l’extension de la corruption, les émeutes discréditent encore davantage le pouvoir, discrédit dont tire profit un mouvement islamiste (le Front Islamique du Salut, FIS) qui capitalise le mécontentement : il est près de s’emparer du pouvoir par les élections lorsque son ascension est stoppée par un coup d’Etat en janvier 1992. Durant cette période l’islamisme a accentué le caractère religieux de l’arabisation. De son côté Chadli, pour se concilier les islamistes, a cédé aux pressions traditionalistes non seulement sur l’arabisation (Loi sur l’arabisation totale du 16 janvier 1991) mais aussi sur l’islamisation (Code de la famille de 1984 reprenant le droit musulman). Le pouvoir mis en place par l’armée en janvier 1992 va combattre le mouvement islamiste mais tenter de s’attacher en même temps les musulmans modérés : les mesures d’arabisation totale ne sont que nuancées, le Code de la famille est maintenu. La période de guerre civile ouverte en 1991 va durer jusqu’en 2000 et aggraver la situation d’une école qui a été déclarée « sinistrée » par le président Boudiaf, durant le court intermède de sa présidence (janvier-juin 1992). La réforme du système scolaire. Elu président le 15 avril 1999 (en réalité mis en place par l’armée comme ses prédécesseurs), Abdelaziz Bouteflika s’affranchit des tabous qui pèsent sur la langue. Bien qu’arabisant, il n’hésite pas à intervenir publiquement en français et à condamner les excès de l’arabisation. En février 2000, il met en place une Commission Nationale de Réforme du Système Educatif (CNRSE) d’une centaine de membres. Les débats révèlent que cette commission se divise en deux camps principalement sur la question de la langue, en fait sur les positions mentionnées précédemment. Les débats durent une année, durant laquelle Bouteflika apporte son appui au courant moderniste et francisant, déclarant vouloir « assurer une plus grande ouverture aux langues étrangères ». Le rapport est remis en mars 2001, mais tenu secret du fait des polémiques. Il prévoit en fait la réintroduction du français à tous les niveaux de l’enseignement et dans l’enseignement des mathématiques et des sciences dans le secondaire. Il réduit l’endoctrinement islamiste lié à l’enseignement civique et religieux. Ces mesures vont être appliquées progressivement à partir de 2002 et continuent à l’être aujourd’hui. L’ouverture d’écoles privées et bientôt leur multiplication correspond à un retour massif à l’enseignement en français et les autorités doivent les contraindre à enseigner aussi l’arabe. Pour se dédouaner auprès d’une partie de l’opinion de ces mesures favorables au bilinguisme, Bouteflika doit multiplier les gestes symboliques, tels que l’ouverture de séminaires sur l’enseignement du Coran ou sur la langue arabe. Cette réforme se heurte à des difficultés : manque d’enseignants francisants, mauvaise connaissance des langues tant arabe que française laissant élèves et étudiants démunis de moyens d’expression, carence pédagogique des enseignants chargés d’appliquer la réforme. Celle-ci semble bénéficier d’un large soutien dans la population. Toutefois la stagnation sociale et économique entraîne une hostilité au pouvoir, qui peut se traduire par un rejet des réformes et la tentation de voir à nouveau le salut dans un islam institutionnalisé. Enfin l’absence de solution politique en vue à la crise de la légitimité engendre un sentiment d’instabilité et paralyse le pouvoir. L’ALGERIE ET LA FRANCOPHONIE Sans adhérer à l’OIF, l’Algérie a pris plusieurs contacts avec l’organisation. Le premier fut la participation du président Bouteflka au 9ème Sommet de la Francophonie à Beyrouth en octobre 2002. Face à une opinion publique qu’il estimait réticente, il prit bien soin de faire remarquer qu’il se rendait à Beyrouth en tant qu’invité personnel du président libanais. Il y prononça un discours important devant l’Assemblée générale, où il disait notamment : « L’Algérie a payé un prix très fort pour son indépendance, mais elle a payé encore plus lourdement la récupération de sa personnalité, qu’une longue domination coloniale avait gravement mise en danger. Il n’a pas été facile pour le peuple algérien de renouer avec ses origines, et ceci explique en grande partie notre attachement sourcilleux, à tout ce que nous considérons comme les fondements de notre algérianité amazigh, et de notre arabité. Cette phase de récupération de soi-même est indispensable, avant que l’on puisse s’ouvrir aux autres, pour les reconnaître, mais également, pour être reconnus par eux. Nous savons maintenant, qu’après avoir été récupérée et renforcée, notre arabité est suffisamment affirmée, pour ne courir aucun risque. Cette confiance en nous-mêmes nous a conduits à reconnaître le tamazigh - dans toute la diversité de ses déclinaisons - comme langue nationale, étant assurés, que loin d’attenter ainsi à notre unité nationale, nous venions d’ouvrir une voie pour un enrichissement de notre culture, et un raffermissement de notre cohésion sociale. Pour les mêmes raisons, c’est sans appréhension aucune, que nous nous associons aujourd’hui aux travaux de ce sommet, car nous avons conscience que l’usage de la langue française permet à nos jeunes d’élargir leur horizon, et de participer à l’évolution du monde moderne. » Selon une déclaration faite à la presse l’Algérie s’acheminait « lentement mais sûrement » vers la francophonie. Le président participa au même titre au Sommet de Ouagadougou de novembre 2004, et l’adhésion de l’Algérie à l’OIF semblait imminente. Elle fut mise en cause du fait de la dégradation des relations de l’Algérie avec la France, notamment lors de la loi du 23 février 2005 valorisant la colonisation. L’Algérie ne fut présente au Sommet de Bucarest en septembre 2006 que par la présence de son ministre des Affaires Étrangères Mohamed Bedjaoui. C’est l’insistance des autorités du Québec qui amena le président Bouteflika à participer au Sommet du Québec en octobre 2008, mais sans entraîner l’adhésion à l’OIF souhaitée par de nombreux membres. Ainsi l’Algérie veut à la fois marquer son intérêt pour la francophonie, avec un statut de « pays invité spécial »,mais ne s’y engage pas pour « préserver sa personnalité propre » dit son président. Les réformes qu’il a engagées depuis 2000 ont toutefois remis l’Algérie sur la voie du bilinguisme. Que serait un vrai bilinguisme en Algérie ? Pour en prendre une image globale, on peut imaginer un pouvoir national légitimé et responsable qui programme la construction d’une identité proprement algérienne, en arbitrant et en composant les deux courants bourgeois et plébéiens dans une synthèse qui prenne en compte les intérêts de tous les Algériens. Dans cette ligne, une programmation linguistique viserait à restaurer la place de la langue arabe dans l’originalité de son apport réel, historique et culturel (et non comme simple démarque traductrice de la langue française) et dans sa fonction de trait d’union avec un monde arabe dont l’Algérie se sent solidaire, à permettre aux Algériens qui le souhaitent l’accès à la langue française pour leur promotion sociale et leur ouverture à la modernité, à prendre en compte le rôle des langues parlées (arabes et berbères) en tant que références identitaires fondamentales. De cette politique linguistique émergerait peu à peu, à l’échelle nationale, la conscience d’une identité algérienne respectée dans sa diversité et en tirant profit : une identité algérienne nationale se démarquant à la fois du modèle occidental et du modèle moyen-oriental par son histoire propre, ses traditions, ses langues, ses aspirations. En attendant cet idéal, la nécessité apparaît de distendre le lien trop étroit entre France et langue française. L’écrivain algérien Kateb Yacine l’avait fait en son temps, quand il revendiquait son droit d’utiliser la langue française en tant que « butin de guerre ». C’est ce que l’OIF tente de mettre en oeuvre aujourd’hui et sous cet aspect elle serait pour l’Algérie un meilleur partenaire que les seules institutions françaises. Mais vu les difficultés que nous avons soulignées, sans attendre une adhésion formelle, l’Organisation pourrait contribuer à la mise en place d’un vrai bilinguisme en prenant en charge les deux langues, arabe et française, sur deux chantiers essentiels qui leur sont communs : la pédagogie et l’assouplissement de la norme. Le système d’enseignement qui a associé deux langues a vu se mettre en place deux pédagogies. L’enseignement traditionnel du Coran reposait sur sa mémorisation : le terme arabe qui la désigne – muhâfadha – évoque la transmission rituelle d’un dépôt. Cette méthode s’est transférée naturellement dans l’enseignement traditionnel de l’arabe et dans l’arabisation. Son opposé est une pédagogie de l’éveil et de l’assimilation associée à l’enseignement du français. Une amélioration de l’enseignement nécessiterait un travail pédagogique unifié pour les deux langues arabe et française. C’est une tâche difficile qui a été déjà mise en chantier dans le cadre de la réforme mais qui a besoin d’un appui sérieux. En ce qui concerne l’attitude à adopter à l’égard de la norme linguistique dont l’excès de rigidité nuit au dynamisme de la langue et à son expansion mondiale, les deux langues, arabe et française, ont un problème commun. Pour la langue arabe elle se présente sous la forme de la conception d’une langue sacrée – l’arabe coranique – qui l’empêcherait d’évoluer, et de la distinction entre une langue classique unique et des langues parlées diverses. Le recours unique à ces dernières, tel que préconisé par Safouan et Benrabah est certainement irréaliste, mais l’assouplissement de la frontière entre elles les dynamiserait. Georgine Ayoub évoque cette nouvelle situation linguistique, où le contact entre oral et écrit s’intensifie, et où la notion de « faute linguistique » (lahn) est mise en question. Quant au français, la fétichisation de la forme « correcte » par rapport à une forme plus populaire nuit à son apprentissage à la différence d’autres langues moins exigeantes telles que l’anglais. A l’image de la Grande Bretagne qui ne revendique pas la propriété de sa langue, la France pourrait renoncer à faire de la sienne un instrument de son influence. L’action de l’OIF va dans ce sens : peut-on imaginer qu’elle s’affranchisse un jour de la tutelle de l’Académie française ? Sur ces deux points, et sans doute sur bien d’autres, l’Algérie pourrait bénéficier d’une adhésion à l’OIF. Mais est-ce suffisant pour l’en convaincre ? Il faut comparer ces avantages aux inconvénients que peut y trouver le régime en place. L’adhésion à l’OIF trouverait l’appui des courants modernistes mais ceux-ci lui sont acquis de toute façon sur le terrain de la langue puisqu’il a mis en place une réforme qui consacre le retour de la langue française dans l’enseignement. Il y aurait aussi la mise sous un label neutre (celui de l’OIF) d’une action menée jusqu’ici dans une coopération avec la France - à condition que l’opinion algérienne veuille bien s’en laisser convaincre -. Ces avantages apparaissent minces si on considère les inconvénients que le pouvoir peut en subir. Cette adhésion à la francophonie concrétisera, pour les « islamo-conservateurs » l’allégation que ce pouvoir est à la solde de la France et qu’il cherche par là à consolider ses privilèges. Cette opinion en sera d’autant plus convaincue que, comme l’affirment les islamistes « seul l’islam est la solution » et qu’il faut se préserver d’une influence occidentale nuisible et immorale dont la langue française est l’un des vecteurs. Si on établit le bilan, l’opinion la plus probable est que l’adhésion de l’Algérie n’est pas pour demain. L’OIF devrait le comprendre et ne pas conditionner à cette adhésion sa collaboration avec l’Algérie. Bien plus le fait que certaines actions nécessaires en Algérie - telles que le soutien à la pédagogie, l’organisation d’un bilinguisme positif, l’appui à la formation d’enseignants de français – puissent être mises en place en coopération avec l’OIF, et non dans un tête-à-tête avec la France, permettrait à cette Organisation de poursuivre ses objectifs et à l’Algérie de se débarrasser progressivement de quelques vieux démons. BIBLIOGRAPHIE DES AUTEURS CITES Ayoub, Georgine, 2003, « La langue arabe entre l’écrit et l’oral », in Langues de la Méditerranée, Bistolfi (dir.) Paris, L’Harmattan, p. 31-53. Benrabah, Mohamed. 1999, Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Séguier. Benrabah, Mohamed, 2009, Devenir langue dominante mondiale. Un défi pour l’arabe, Genève, Librairie Droz, à paraître. Caubet, Dominique,2004, Les mots du bled. Création contemporaine en langues maternelles, Paris, L’Harmattan. Grandguillaume, Gilbert, 1983, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve et Larose. Grandguillaume, Gilbert, 2003, « Les enjeux de la question des langues en Algérie » in Langues de la Méditerranée, Bistolfi (dir.) Paris, L’Harmattan, p.141-165. Harbi, Mohamed, 1980, Le F.L.N. mirage et réalité, Paris, Editions J.A. Harbi, Mohamed, 2001, Une vie debout. Mémoires politiques, tome 1 : 1945-1962, Paris, La Découverte. Meynier, Gilbert, 2002, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard. Meynier, Gilbert, 2007, L’Algérie des origines. De la préhistoire à l’avènement de l’islam, Paris, La Découverte. Safouan, Moustapha, 2008, Pourquoi le monde arabe n’est pas libre. Politique de l’écriture et terrorisme religieux, Paris, Denoël.
Lettre d’un groupe d’enseignants algériens à l’hebdomadaire Jeune Afrique : « Il faut enseigner l’arabe vivant », demandant l’utilisation de la langue dialectale dans l’enseignement (Jeune-Afrique, N°418, 5-13 janvier 1969). Benrabah, 1999. Caubet, 2004. Safouan , 2008. Benrabah, 2009 Meynier, 2007. Pour ces dissensions dans les mouvements nationalistes, voir Harbi, 1980, 60-67 et Meynier 2002, 94-96. Les francophones étaient qualifiés par leurs adversaires de « parti de la France », « hizb fransa » El-Watan, 22 mai 1999. Harbi 1980 ; 2001 Le point de vue résumé ici est explicité dans mon article Grandguillaume, 2003, p.141-165, consultable sur le site internet www.ggrandguillaume.fr Pour une étude plus détaillée de l’arabisation en Algérie, je renvoie à mon ouvrage Grandguillaume, 1983 et à mon article Grandguillaume, 2003 ainsi qu’à d’autres articles consultables sur le site www.ggrandguillaume.fr


Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
Mail : gilbertgrandguillaume@yahoo.fr