Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Le sens de la dette
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La dette à l'origine du symptôme, dir.Riadh Ben Rejeb, L'Harmattan, 2007, p.25-29

La considération des thèmes proposés à ce colloque sur la dette montre que la question est envisagée moins sous son angle économique que sous son aspect symbolique, à commencer par cette dette que nous avons vis-à-vis de ceux qui nous ont donné la vie. Cette dette que nous avons par rapport à nos parents, dans quel sens circule-t-elle ? Va-t-elle des enfants aux parents, des descendants à l’ancêtre, ou le fils doit-il à ses enfants ce que ses parents ont fait pour lui ? La dette a-t-elle un effet de fermeture ou d’ouverture ? Chaque époque, chaque culture en accentue l’un ou l’autre aspect. L’ambivalence de la notion de dette complique encore la question. La langue arabe, sous la racine دين DYN exprime à la fois l’idée de dette et de religion avec cette contradiction interne exprimée par le proverbe tunisien cité par l’un de nos collègues : ed-dîn iheddem ed-dîn . Une contradiction renforcée par la contamination de sens de la racine DWN دون qui exprime l’avilissement, le manque, mais aussi dans ses formes dérivées comme dawwana, tadwîn, introduit la notion de code, de codification. A la question posée du sens de la dette, les cultures traditionnelles répondent par l’obligation insistante faite aux enfants d’honorer leurs parents et de leur rendre les bienfaits qu’ils en ont reçus. Le parricide est le plus grand crime envisageable, comme le note Marie Moscovici en commentant le célèbre texte de Marcel Proust sur « Sentiments filiaux d’un parricide ». La culture traditionnelle arabe va dans le même sens. L’arbre généalogique qui définit la valeur d’un individu dans le lien qu’il entretient avec l’ancêtre du groupe évoque l’idée d’une origine valorisante, d’un idéal initial qui ne peut aller qu’en se dégradant et par rapport auquel le mieux qu’on puisse faire est de tenter de le reproduire. La représentation commune place ainsi la langue arabe coranique en situation d’ancêtre, et les langues parlées dialectales dans une position dégradée. La culture arabe ouvre tout de même une autre perspective par la double opposition de nasab et de hasab qui expriment la réputation d’un individu : nasab, c’est celle qu’il tient de son origine lignagère, mais hasab, c’est celle qu’il acquiert par ses hauts-faits. D’autres perspectives apparaissent dans la littérature : je reviendrai sur le cas des Mille et Une Nuits. Freud semblait partager une vision traditionnelle, une conception faisant de la descendance une « continuation indéfinie de l’Ancêtre », selon l’expression de la psychanalyste Monique Schneider , conception dans laquelle les enfants sont des revenants : « De là court un fil de pensées qui me conduit à la façon dont j’ai donné des noms à mes propres enfants. Je tenais à ceci : leurs noms ne devaient pas être choisis d’après la mode du jour, mais ils devaient être déterminés par le souvenir de personnes chères. Leurs noms font des enfants des « revenants ». Et enfin les enfants ne représentent-ils pas pour nous le seul accès à l’immortalité ? » Cette dernière remarque comporte en elle-même une sorte de renversement de la dette, puisque les parents sont redevables à leurs enfants de l’immortalité. En réfléchissant sur le thème de la dette m’était venu à l’esprit ce souvenir d’avoir entendu François Dolto, dans l’une de ses nombreuses interventions à la radio, dire à des parents le sens de la dette : les enfants doivent non pas rendre à leurs parents, mais faire pour leurs enfants ce que leurs parents ont fait pour eux. Elle ouvrait ainsi la voie à un sens de la dette se déplaçant dans celui des générations. C’est l’ébauche d’une vision analogue que décèle Monique Schneider chez Freud dans l’ouvrage cité, une vision du rapport père-fils non plus rigidifiée, mais vivante, dans le cadre d’une transmission où le fils a le statut de vivant parce que le père renonce à son pouvoir de maîtrise. La dette dans les Mille et Une Nuits On ne saurait exagérer la richesse symbolique de ce recueil de la littérature arabe, combinant références historiques et traditions populaires, conçu comme un grand récit en incluant de nombreux autres, dont la caractéristique commune est de magnifier le rôle de la parole pour délivrer l’homme d’un réel traumatique. Or le trauma pour l’homme, c’est la confrontation avec ces limites que lui impose la présence d’un autre sexe, la femme, et celle d’un autre lui-même, son fils, appelé à le remplacer et lui annonçant sa mort. La question de la transmission, du rapport père-fils, y est donc omniprésente. Dans de nombreux contes, à la mort de son père, le fils commence par gaspiller totalement les biens que son père lui a laissés. Par la suite, à travers malheurs et épreuves, par son action personnelle, il reconstruit sa destinée : comme si le fils, en refusant la vie facile que son père lui avait ménagée par l’héritage qu’il lui laisse, voulait exister par lui-même, par ses propres actions : éternelle combinaison du hasab et du nasab. Mais il existe d’autres cas où la dette envers le père est assumée, où la transmission est assurée. C’est le cas pour le récit-cadre des Nuits, où l’on voit à la fin le roi accepter auprès de lui la présence de femme et d’enfants qu’il refusait au début. Hâsib Karîm ad-Din. L’histoire de Hâsib Karîm ad-Dîn figure dans les recueils des Mille et Une Nuits . Le nom du héros peut déjà retenir notre attention : Hâsib, de la racine hasaba, qui signifie compter, mesurer, mais évoque aussi le hasab dont nous avons parlé : ce que l’homme a acquis par lui-même. Le mot karîm signifie « généreux » et exprime l’une des qualités les plus appréciées dans la société arabe, la générosité, associée à l’hospitalité. Ad-dîn évoque la religion, mais avec le lien mentionné à la dette. Le thème est précisément le rapport d’un fils à l’héritage de son père. Le père du héros était un grand savant nommé Daniel. Il possédait une multitude de livres qui se trouvèrent réduits à cinq feuillets. La cause varie selon les versions : certaines disent qu’il était en bateau, qu’il fit naufrage avec tous ses livres, qu’il ne put seulement en arracher cinq feuillets au désastre. D’autres disent qu’il résuma lui-même le contenu de tous ses livres à cinq feuillets (d’autres encore qu’il réduisit ces cinq feuillets à un seul), et qu’il jeta tous ses livres à la mer à l’approche de sa mort. Daniel n’avait pas de fils et en était fort triste. Il demanda donc à Dieu de lui accorder un fils et fut exaucé : sa femme fut enceinte. Alors qu’elle était dans cet état, il sentit un jour que sa fin approchait et dit à sa femme : « Sache que ma mort est proche et qu’approche mon départ de la maison éphémère vers celle de l’éternité. Tu es enceinte, peut-être enfanteras-tu après ma mort d’un garçon. Lorsque tu auras accouché, donne-lui le nom de Hâsib Karîm ad-Dîn. Fais-lui donner la meilleure éducation qui soit. Lorsqu’il aura grandi, il te demandera ce que son père lui a laissé en héritage. Remets-lui ces cinq feuillets. Lorsqu’il les aura lus et compris, il sera devenu l’homme le plus savant de son temps . » Peu de temps après il mourut et sa femme accoucha d’un garçon qu’elle nomma Hâsib Karîm ad-Dîn. Malgré tous les efforts de sa mère, il n’apprit rien de tous les maîtres qu’il fréquenta, et, en désespoir de cause, elle le confia à des bûcherons qui travaillaient dans la forêt. A la suite d’une tromperie, ceux-ci l’abandonnèrent dans une fosse où il eût été condamné à mourir s’il n’avait trouvé une faille qui le conduisit au royaume souterrain de Yamlika, la reine des serpents. Celle-ci le nourrit durant deux ans, puis l’autorisa à faire un long voyage aux aventures multiples. A son retour elle lui permit de sortir de son domaine à condition qu’il respecte un secret qui pouvait mettre en danger la vie de Yamlika. Naturellement Hâsib trahit le secret, et la reine tomba aux mains de magiciens. Avant sa mort, elle donna néanmoins à Hâsib le conseil de boire un liquide tiré de son corps immolé et qui assurerait son salut. Dès qu’il l’eût fait, « Dieu fit jaillir en son cœur toutes les sources de la Sagesse. Il lui ouvrit les voies du savoir et emplit son âme de joie et de béatitude . » Il put revenir dans son pays d’origine, retrouver sa mère qui le croyait mort, recouvrer ses biens et figurer parmi les notables. Mais un jour, il demanda à sa mère si son père Daniel ne lui avait rien laissé. Sa mère lui remit les cinq feuillets. « Hâsib se plongea dans sa lecture et au bout de toute une nuit, il comprit que son père avait résumé toute la science du monde en quelques pages . » Grâce à ce savoir, il devint un grand savant. Abdelfattah Kilito, qui a commenté ce conte fait remarquer la dualité des voies d’accession de Hâsib au savoir. En buvant l’écume du corps de Yamlika, sa seconde mère, il accède à un savoir qui n’a pas son origine dans les livres. Après s’être fait lui-même, il peut venir demander à sa mère l’héritage que lui a laissé son père. Dans sa rencontre avec celui-ci à travers les cinq feuillets, il acquiert toutes les sciences. Apparaît ainsi un double processus de transmission : par le corps en ligne maternelle, par l’écrit en ligne paternelle. Pour ce héros dans le nom duquel la dette est inscrite, l’accès à l’héritage n’est pas une dette trop lourde qui l’étoufferait dès l’origine. L’héritage ne peut être acquis qu’après que le fils se soit créé lui-même en tant qu’adulte, par ses actions et ses expériences (hasab). La dette qui n’est pas totale peut être reconnue et la transmission entre générations peut se réaliser. Pour conclure Je reviens à ma première idée, attribuée à Françoise Dolto : nous n’avons pas à rendre à nos parents, nous devons faire pour nos enfants ce que nos parents ont fait pour nous. N’ayant pas de référence de cette pensée, j’ai posé la question à Muriel Djeribi, psychanalyste, spécialiste des manuscrits de Françoise Dolto. Elle n’en avait pas de souvenir, mais ajouta : « Je pense plutôt qu’il faut faire pour nos enfants ce que nos parents n’ont pas fait pour nous… » Effectivement il faut faire mieux, il faut faire plus. Cette remarque va dans le sens de ce que suggère le nom du héros, Hâsib Karîm ad-Dîn : il faut être généreux dans le remboursement de la dette, il faut donner plus que ce qu’on a reçu, on ne peut rembourser qu’en donnant plus, en donnant ce qu’on n’a pas reçu. Le véritable sens de la dette est celui qui suit les générations.
Marie Moscovici, Le Meurtre et la langue, « Un fait divers chez Proust », Paris, Métailié, 2002, p.35. Monique Schneider, « Père, ne vois-tu pas… ? Le père, le maître, le spectre dans l’Interprétation des rêves. Denoël, L’espace analytique, 1985, p.173. Freud, Interprétation des rêves, cité par M.Schneider, ibid. p.168-169. Les Mille et Une Nuits, traduction de Miquel-Bencheikh, Gallimard, tome II, p.313-45O, et dans celle de Mardrus, Les Mille et Une Nuits, R.Laffont, tome 1, p.811-842, sous le titre « Histoire de la reine Yamlika princesse souterraine. » Bencheikh-Miquel, II, p.314. ibid. p.445. ibid.,p.449. A.Kilito, L’œil et l’aiguille. Essais sur les Mille et Une Nuits, La Découverte, 1992, p.57-59.


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