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L’ARABISATION AU MAGHREB ET AU MACHREK |
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Référence : Les relations entre le Maghreb et le Machrek. Des solidarités anciennes aux réalités nouvelles. Cahiers du GIS « Sciences humaines sur l’aire méditerranéenne », Cahier N°6, CNRS, Institut de Recherches Méditerranéennes, Université de Provence, 1984, p.151-157.
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Dans une réflexion sur les échanges entre le Maghreb et le Machrek, la question de l’arabisation occupe une place centrale car elle permet de situer ces relations par rapport à un problème essentiel pour toute culture : celui de la langue. La langue arabe, à la fois signe d’unité et « miroir d’identité », selon l’expression d’Abdallah Laroui, a tenu dans l’histoire récente et actuelle du Maghreb et du Machrek, une place importante et spécifique.
Dans cette question, trois points doivent retenir l’attention : la signification différente que prend l’arabisation au Maghreb et au Machrek, les relations entretenues dans la mise en œuvre de l’arabisation au Maghreb, le rôle de l’arabisation par rapport au nationalisme.
Signification différente de l’arabisation au Maghreb et au Machrek.
L’emploi du mot arabisation pour les contextes du Maghreb et du Machrek pourrait conduire à penser qu’il s’agit d’un même processus ; or il n’en est rien. Déjà, le recours au terme arabe permet de préciser le sens de l’opération. Ta’rîb - le terme universellement employé et traduit par arabisation – signifie : rendre arabe, qu’il s’agisse d’un mot ou d’une réalité ; il inclut ainsi le processus de traduction d’une langue étrangère en arabe. Mais il existe un autre terme, ta’arrub, qui signifie s’arabiser , devenir arabe . Ces deux sens sont confondus dans le mot français arabisation. Toutefois, le premier sens, ta’arîb, conviendrait mieux à la situation du Machrek, le second, ta’arrub, à celle du Maghreb.
L’arabisation au Machrek
Au Machrek, l’arabisation correspond à une situation bien précise qui apparaît au cours du XIXème siècle. A cette époque, le renouveau des relations de l’Orient avec l’Occident fait prendre au monde arabe conscience d’un univers moderne, technique, différent, qui lui apparaît supérieur dans certains domaines, ne serait-ce que dans celui de la technique qui permet une suprématie militaire. A la prise de conscience de cette période de fixisme, de décadence (inhitât) s’associe la volonté de profiter des acquis de cette civilisation différente, de les intégrer dans la société arabe, de les arabiser . Ce processus devait commencer par la langue, par la possibilité de nommer ces réalités nouvelles ; ainsi était posé le problème de créer des mots arabes pour ces réalités différentes, des mots techniques nouveaux (mustalahât). Tout ceci apparaissait dans le contexte de l’appropriation d’un monde différent. L’arabisation au Machrek, c’est un processus global, qui comporte une adaptation de la langue, un mouvement de traduction, une volonté d’ouverture à des réalités nouvelles. C’est en quelque sorte le jeu normal d’une culture vivante qui s’épanouit et s’enrichit d’un apport extérieur qu’elle va faire sien, arabiser.
Même si ce mouvement a pu – et peut être encore parfois – vécu dans le sentiment angoissant d’une infériorité temporaire, limitée d’ailleurs à des domaines précis, il n’a pas correspondu à un déracinement. La société du Machrek a pu en effet réaliser cet effort d’ouverture à partir de bases linguistiques et culturelles stables. La langue maternelle demeurait elle-même, solidement ancrée dans les réalités régionales. Le principal effort a porté sur la langue écrite qui, de réservée qu’elle était à des usages théologiques et littéraires, s’est vue concernée par le monde de la science, de la technique et des réalités profanes.
Ce mouvement d’arabisation s’est largement appuyé sur la connaissance des langues étrangères, le processus habituel étant d’acquérir la technique en langue étrangère, puis peu à peu, de la diffuser et de l’utiliser dans la langue arabe. Ce processus d’arabisation n’a d’ailleurs jamais été mené à son terme dans l’ensemble des pays du Machrek. Jusqu’à une période récente, aucune université ne dispensait l’ensemble de ses enseignements en langue arabe, certains ne l’étant qu’en anglais ou en français. Il s’agissait généralement des secteurs les plus marqués de technique ou de modernité : sciences, mathématiques, médecine. Il faut d’ailleurs souligner que ce mouvement d’arabisation, qui s’était engourdi, a été relancé au Machrek sous l’influence de l’effort d’arabisation réalisé au Maghreb. C’est le cas notamment de l’Irak, qui a créé des institutions chargées de l’arabisation. D’autre part, aucune coordination n’avait pu être réalisée en ce domaine, les principales Académies (Le Caire, Damas, Bagdad) ne se concertant pas pour l’introduction de nouveaux termes dans la langue arabe.
En résumé, l’arabisation au Machrek est un mouvement dynamique, fondé certes sur le constat d’une différence et d’un retard, mais marqué par la volonté de le combler. C’est un mouvement de modernisation de la langue et du milieu, une volonté d’assimilation de nouveaux apports, qu’on ne veut pas se contenter d’utiliser dans leur extériorité, comme ce serait le cas dans le recours à une langue étrangère. Cette volonté dynamique, née à l’époque de la Nahda – Renaissance – s’est quelque peu émoussée par la suite, quand de larges secteurs ont été laissés au domaine de la langue étrangère. C’est d’ailleurs cet inachèvement de l’arabisation au Machrek qui causera les plus grandes difficultés au Maghreb, dont les pays ne pourront trouver, dans la langue et la culture arabes, un ensemble susceptible de représenter l’équivalent de ce qu’ils avaient acquis dans une langue étrangère.
L’arabisation au Maghreb
C’est dans une optique toute différente que se pose le problème de l’arabisation aux pays du Maghreb, au lendemain de leur accession à l’indépendance, Pour eux, ce n’est pas une exigence de modernité, mais un besoin d’authenticité.
Ces pays sortent alors d’une longue période de colonisation, durant laquelle leur personnalité propre a été niée, leur épanouissement freiné. Toutefois l’appareil mis en place par les structures coloniales les a ouverts au monde moderne, mais dans le cadre d’une langue étrangère, et dans le contexte d’une valorisation extrême de la civilisation occidentale. Dans le même temps, le Maghreb a été coupé du mouvement de rénovation de la langue arabe entrepris en Orient : de cette langue, il ne connaît que sa langue dialectale parfois, et une langue arabe classique vécue dans sa référence coranique. Ceci est particulièrement marqué en Algérie, où la colonisation a été plus longue et la déstructuration plus intensive.
A ce moment, le Maghreb est bien axé sur la modernité, mais dans une langue étrangère. La dépossession est ainsi inscrite à la fois dans la langue et dans la réalité de la dépendance coloniale. Il s’agit dès lors de restaurer une langue correspondant à une identité propre, et d’y exprimer ce qui n’a été jusque-là qu’apport étranger. C’est ici que les obstacles vont se multiplier. La langue arabe n’est pas ou peu connue; celle qui l’est n’est pas opérationnelle pour la gestion d’une société moderne. Enfin le contexte arabe du Machrek ne représente pas encore un espace de langue et de technologie susceptible de concurrencer l’impact culturel occidental au Maghreb.
Pour toutes ces raisons, l’arabisation va être perçue au Maghreb, par rapport à la modernité, comme une régression, la question devenant : pourquoi faire difficilement en arabe ce que nous faisons mieux et plus facilement en français ? Il s’agit là d’un lourd handicap, qui prive le mouvement d’arabisation au Maghreb de l’élan dynamique et progressiste qu’il avait pu revêtir au Machrek.
Ce handicap est tel qu’il pousse à s’interroger sur les motivations qui peuvent promouvoir l’arabisation au Maghreb. Elles ne sont pas d’ordre technique, la modernité est assurée principalement par la langue française, dans laquelle s’effectue la gestion de l’appareil économique et administratif, dans laquelle est divulgué l’enseignement. La motivation essentielle est au contraire, et c’est ici qu’apparaît une différence radicale avec la situation au Machrek, la recherche d’une personnalité différente, à laquelle on est rattaché comme l’histoire, la culture et la religion, et perçue comme l’opposé de la personnalité occidentale. Il s’agit, de façon plus précise, de réintégrer à la personnalité maghrébine un élément essentiel qui avait été oblitéré par la colonisation.
Des perceptions différentes de l’arabisation et de l’identité
Si le Machrek avait pu vivre l’arabisation comme une avancée vers le progrès, le Maghreb risquait fort de la vivre comme une régression, par rapport au stade qu’il avait atteint. De fait, l’arabisation s’y trouvait reliée, non à la modernité, mais à l’identité. Durant la colonisation, le Maghreb avait entretenu une vision mythique du Machrek, le considérant comme le lieu originel de la nation arabe, fondement d’une référence identitaire essentielle. L’appui apporté aux mouvements de libération du Maghreb renforçait l’attrait de cette image, symbolisée par la personnalité du leader égyptien Gamal Abd el Nasser. De son côté, le Machrek entretenait une image opposée du Maghreb, le considérant comme moins arabe, moins islamique que lui-même, et ceci pour deux raisons. La première était l’importance des populations berbères : celles-ci, parlant une langue non arabe, apparaissaient plus ou moins comme des îlots qui auraient échappé à l’action d’arabisation –islamisation, témoignant en quelque sorte par leur survivance, du caractère inachevé de cette action. La seconde raison était la colonisation qui, en étendant l’usage de la langue française, avait en quelque sorte désarabisé ce qui l’était déjà insuffisamment.
Pour ces diverses raisons, l’arabisation apparaissait en quelque sorte comme une condition, implicite mais réelle, mise par le Machrek à la pleine réintégration du Maghreb au sein de la nation arabe. Cette réintégration pouvait seule assurer au Maghreb cette reconnaissance d’identité arabo-islamique dont, au lendemain de la colonisation, il se sentait démuni. Tel est le contexte dans lequel allaient s’inscrire les politiques d’arabisation au Maghreb.
Mise en œuvre de l’arabisation et apport du Machrek
Dans les politiques d’arabisation mises en œuvre au Maroc et en Tunisie à partir de 1956 et en Algérie à partir de 1962, c’est le secteur de l’enseignement qui fut visé en premier lieu, l’arabisation de l’administration posant le délicat problème d’enseigner la langue arabe aux adultes. Quant au secteur économique, il fut relativement peu atteint par les mesures d’arabisation.
Dans l’enseignement, la méthode consistait, dans le primaire, à arabiser totalement la première, puis la seconde et la troisième année, jusqu’à une arabisation totale (Algérie) ou en maintenant les dernières années en série bilingue. Dans le secondaire et le supérieur, l’arabisation se fit par matières, les premières touchées étant les matières littéraires. Les matières techniques et scientifiques furent soit laissées en marge de l’arabisation, soit arabisées à un rythme très lent, en préservant des filières en langue étrangère. La prudence de ces choix, si elle se justifie dans une perspective pragmatique n’en entraînait pas moins une dévalorisation du secteur arabisé par rapport aux secteurs maintenus en français et devenus le symbole de la modernité et même de la réussite sociale. Mais elle révélait aussi le problème du retard de l’aire culturelle arabe en ces domaines.
Pour assurer cette arabisation les pays du Maghreb ne disposaient pas des enseignants nécessaires ni des manuels pédagogiques. Si le Maroc et la Tunisie avaient pu conserver durant la colonisation quelques filières d’enseignement de l’arabe, l’Algérie ne pouvait guère disposer que des arabisants formés dans les écoles coraniques et les médersa du secteur privé. C’est pourquoi en ce domaine le recours à la coopération culturelle du Machrek s’imposa.
Ce recours fut inégalement pratiqué dans les trois pays. La Tunisie, du fait de ses relations difficiles avec le Machrek en ses premières années, et de ses propres ressources en cadres bilingues et arabisés, s’appuya sur elle-même. C’est seulement après les années 1970 qu’un nombre limité d’enseignants orientaux fut accueilli dans le secondaire et le supérieur. Parallèlement les services pédagogiques tunisiens composaient leurs propres manuels d’enseignement de l’arabe, sur la base de méthodes modernes. Le Maroc fit venir en 1956 34 professeurs égyptiens et 34 maîtres syriens pour appuyer le lancement d’un enseignement arabisé. Ce pays organisa en 1961 le premier Congrès de l’Arabisation à Rabat. En 1962, un collège égyptien fut ouvert à Rabat, pour former des professeurs de mathématiques et de sciences en langue arabe. La même année s’ouvrait à Casablanca un Institut irakien pour la formation de professeurs d’histoire et de géographie arabisés. Mais ces établissements furent fermés dès 1963, du fait de la détérioration des rapports du Maroc avec l’Egypte principalement, qui avait pris le parti de l’Algérie dans le différend frontalier. Une coopération fut reprise plus tard dans l’enseignement supérieur mais dans un contexte toujours vulnérable aux aléas de la situation politique.
C’est seulement en Algérie qu’une coopération suivie a pu se maintenir avec le Machrek. Dans les premières années de l’indépendance, des enseignants orientaux, et principalement égyptiens, furent employés dans l’enseignement primaire. Toutefois très vite, les autorités pédagogiques préférèrent les retirer de ce secteur. L’opinion publique accueillait mal ces coopérants, les taxant d’incompétence, assertion bien invérifiable en vérité. Les enfants leur reprochaient de s’adresser à eux en égyptien, leur langue maternelle ; mais il est évident que ces enfants n’auraient pas davantage compris l’arabe classique : la réalité est que ces enseignants étaient incapables de leur parler en dialecte algérien, ni en berbère, ni en français… Enfin les inspecteurs algériens leur reprochaient leur carence pédagogique : point important sur lequel il faudra revenir.
C’est ainsi qu’à partir des années 1967-1968 les enseignants orientaux furent généralement retirés de l’enseignement primaire et utilisés dans les enseignements moyens, secondaires et supérieurs. Entre temps, la défaite de 1967 avait fortement entamé le prestige du Machrek au Maghreb. Par la suite une coopération s’est maintenue, relevée au fur et à mesure des possibilités par des enseignants nationaux arabisés.
Le malentendu pédagogique
La question de la pédagogie servit de révélateur d’une différence culturelle entre Maghreb et Machrek. Les inspecteurs algériens de l’enseignement primaire avaient été formés à l’école française, dans une pédagogie visant à éveiller l’intelligence de l’enfant, à le rendre capable de s’ouvrir à un monde différent, à privilégier la réflexion personnelle plutôt que la mémoire, afin de permettre l’adaptation à un monde en perpétuelle évolution. Cette orientation pédagogique – même idéale – les inspecteurs algériens voulurent la transposer dans l’enseignement de l’arabe ; ainsi les divers exercices pratiqués dans l’enseignement du français étaient transposés dans l’enseignement de l’arabe. Cette marque occidentale imprimée à l’enseignement de l’arabe n’échappa pas aux enseignants du Machrek. Mais pour les Algériens, toute autre méthode représentait une régression.
La pédagogie inhérente à l’enseignement traditionnel de l’arabe était d’un autre type. Elle se fondait avant tout sur la transmission d’un dépôt qu’il s’agissait de conserver : notion impliquée dans le terme arabe hafadha signifiant à la fois apprendre par cœur et conserver un dépôt. La référence en était l’enseignement du Coran aux jeunes enfants : il s’agit alors de leur faire apprendre le Coran par cœur, sans se soucier de leur en expliquer le sens, comme si le bon effet de ce dépôt pouvait se manifester de lui-même par la suite. Dans le cas du Coran, il s’agit naturellement d’une transmission rituelle de caractère initiatique. La pédagogie toutefois fut souvent conçue sur le même type : le savoir est une chose qui se transmet, et la meilleure façon de le posséder est de le retenir par cœur. Cette conception a peu d’inconvénients dans un état de stabilité des connaissances, elle en a davantage en période de changements.
Cette pratique était, semble-t-il, la pédagogie spontanée des enseignants orientaux à tous les degrés de l’enseignement. Tel professeur de géographie donnait la note maximale, en université, aux étudiants qui reproduisaient l’intégralité de son cours, un peu moins à ceux qui en avaient omis une partie. Il ne s’agit pas ici de tomber dans une description caricaturale d’un corps d’enseignants qui, comme tous les autres, comportait ses bons et ses moins bons éléments, mais de souligner la profonde différence culturelle sous-jacente aux pratiques pédagogiques. S’il est probable que, dans la plupart des pays du Machrek, une pédagogie rénovée a été instaurée, il n’en demeure pas moins que, dans l’action de leurs coopérants au Maghreb, ce trait traditionnel fut perçu comme fortement accusé. Cette marque renforçait sans doute la tendance des éléments maghrébins traditionnels qui, du fait de la coupure avec l’Orient, avaient conservé une culture arabe figée, qu’il s’agît de la langue ou de la pédagogie.
La diffusion d’idéologies différentes
Une des conséquences de la colonisation a été de faire intérioriser par les Maghrébins eux-mêmes la supériorité absolue de la culture occidentale, parfois au point de ne plus avoir confiance en leurs propres valeurs. Ce sentiment, souvent peu clair pour les intéressés, apparaissait avec évidence aux enseignants orientaux. Quelle que fût leur compétence, ceux-ci n’étaient souvent jugés qu’en fonction de leur intégration à la culture occidentale. Certains d’entre eux se mirent à apprendre le français, ayant constaté qu’aux yeux de l’administration algérienne (du moins de certains fonctionnaires), leur ignorance de cette langue ne pouvait qu’être le signe d’une profonde arriération…
Leur réaction ne pouvait être qu’une affirmation nette de leur identité arabe, souvent interprétée par les Maghrébins comme de la morgue. La profondeur de ce malentendu, si important pour la compréhension des deux cultures et des substrats de l’arabisation, a été peu étudiée, tant il est délicat d’en parler. Cette réaction « arabe » des enseignants orientaux fut modulée, mais en certains cas, elle prit une forme agressive, allant jusqu’à culpabiliser les élèves de ne pas être assez arabes, assez musulmans, voire même parfois à prendre une forme inquisitoriale pour faire dénoncer par les enfants les mauvaises pratiques de leurs parents ou de leur entourage, telles que boire de l’alcool, parler français, s’habiller de façon osée, ne pas porter le voile, etc.… Bien des adultes maghrébins pensent que le succès des mouvement s intégristes auprès d’une partie de la jeunesse est la conséquence de telles influences.
Parmi ces enseignants, il y eut naturellement un certain nombre de militants de la cause arabe. On ne tentera pas ici d’en faire une évaluation quantitative, mais la réalité d’une action de prosélytisme ne fait pas de doute. Celle-ci s’est exercée en deux directions. L’une est la propagation de courants intégristes, reliés ou non aux Frères musulmans, mais toujours désignés comme tels par l’opinion publique ; elle correspond à l’exaltation extrême d’une pratique religieuse rigoriste, assortie de la dénonciation vigoureuse des formes de corruption et d’injustice sociale liées au développement et à l’action de l’Etat. La seconde est celle d’un nationalisme arabe de type baathiste, souvent animée par des coopérants irakiens (parfois syriens), et allant dans le sens de la radicalisation du caractère arabe du pays. Elle se fondait sur une idéologie militante de la nation arabe, et manifestait une hostilité violente non seulement à la présence culturelle occidentale, mais aussi aux traces de régionalisme représentées par les dialectes, et particulièrement les dialectes berbères, les plus éloignés de l’arabité.
Ces deux courants, intégriste ou baathiste, n’étaient pas représentés que par les coopérants orientaux, mais ceux-ci constituaient une force d’appoint, parfois d’incitation, pour des éléments algériens adeptes de ces courants par contagion sur place ou du fait d’influences subies à l’occasion de séjours en Orient. L’importance de ces courants s’est trouvée accrue du fait de la fonction d’enseignants tenue par leurs représentants, position qui leur conférait une influence sur la jeunesse. Ainsi la politique d’arabisation suivie par les Etats du Maghreb facilitait la diffusion de ces courants.
Arabisation et nationalisme
La question de l’arabisation pose le problème de la nature de la société arabe. Une conception ancienne, revivifiée à l’époque moderne par le Baath, considère l’ensemble du monde arabe comme une nation unique (umma) référée à une histoire et à une langue communes. La réalité politique actuelle est celle de nations distinctes, divisées, parfois opposées. Il ne faut toutefois pas négliger l’impact symbolique important que trouvent dans l’opinion publique arabe les thèmes de l’unité, qui renvoient à un trait essentiel de l’identité. C’est ainsi que les succès politiques remportés par le monde arabe à partir de 1974 ont été vécus comme un élément de fierté par les populations maghrébines apparemment les plus détachées du Machrek. Par rapport aux ingérences excessives de l’Occident ou à la question d’Israël, il existe une sensibilité arabe internationale extrêmement vive, indépendamment de l’action des Etats. Une certaine demande d’arabisation correspond à cette sensibilité arabe dans l’opinion maghrébine, et s’articule solidement sur une conscience d’identité islamique.
La réalité de l’identité est perçue au Maghreb en deux lieux de la langue. Le premier est celui de la langue maternelle (arabe ou berbère) dans laquelle l’individu tisse ses liens les plus profonds avec sa communauté d’origine : famille, puis cercles plus élargis. L’autre lieu est celui de la langue arabe en tant que langue du Coran, porteuse de l’identité islamique.
La langue arabe moderne, que tendent à imposer les politiques d’arabisation, se présente à un stade intermédiaire. Au Maghreb, elle peut apparaître comme un doublon, plutôt insatisfaisant, de la langue française. Elle est aussi perçue comme une langue qui tenterait de s’imposer dans l’usage quotidien, par le relais des média. Pour les Etats, elle est une langue qui devrait consacrer leur légitimité, en les démarquant de leur apparence et de leur origine occidentales, et en les faisant bénéficier de la seule légitimité reconnue, celle qui est liée à l’Islam.
On remarque en tout ceci à quel point le Maghreb est victime de sa « mauvaise conscience » d’ex-colonisé. En effet, le Machrek a sur ces problèmes une position beaucoup plus pragmatique, non entachée de considérations politiques ou culturelles. La langue dialectale de chaque pays est largement utilisée, même dans l’enseignement. L’arabe moderne est réservé à l’usage écrit ou officiel. Enfin une langue étrangère (anglais ou français) permet de maintenir le contact avec la technologie et la science modernes.
Le Maghreb au contraire entretient une relation beaucoup plus difficile avec ses dialectes, surtout au Maroc et en Algérie, où il y a une présence linguistique berbère importante. Ces dialectes tendent à être proscrits, même s’ils ne peuvent l’être effectivement. dans la réalité. Leur rôle d’enracinement primordial est méconnu. La langue arabe moderne est péniblement mise en place, sans que sa fonction réelle soit précisée. La tentative de placer cette langue à la place du français, outre qu’elle s’avère peu motivante, se heurte non seulement aux difficultés de connaissance de la langue, mais aussi au manque d’arabisation globale dans le monde arabe. Enfin l’utilisation de la langue étrangère, pourtant faite largement, se réalise dans un contexte de gêne et de dénégation, comme une sorte de honte. Le Maghreb n’ose pas imiter ce que le Machrek pratique sans complexe : l’utilisation pragmatique d’un pluralisme linguistique souple. Son rigorisme le place dans une situation difficile par rapport au Machrek, dans lequel il a toutefois su réveiller la conscience d’un devoir d’arabiser qui commençait à s’engourdir.
Pour conclure
L’arabisation correspond au Machrek et au Maghreb à des mouvements différents : progressif dans l’un, régressif dans l’autre. Au Maghreb, elle est prise en charge au départ par les Etats, dans un mouvement de construction de l’unité nationale. Mais il se trouve que, du fait de la circulation des personnes et des idées, l’arabisation tend à échapper au monopole des Etats, et à créer un réseau dans lequel résonnent les appels à l’unité arabe, au refus de l’Occident.
Cette dimension nouvelle n’est pas pour rassurer ces Etats, qui voient s’échapper de leurs mains leur outil privilégié. Démunis de cet atout, ils peuvent apparaître comme des structures occidentalisées, étrangères à l’essence du monde arabe, et ceci d’autant plus que leurs politiques de développement n’ont pas pu intégrer l’ensemble de leurs populations. L’arabisation se voit alors prise en charge par des courants opposés, intégristes ou baathistes.
Ainsi l’arabisation, voulue par les Etats du Maghreb pour cimenter des entités nationales fragmentées, conduit en réalité ces pays à s’ouvrir à l’idéologie arabe internationale, à se brancher sur un ensemble arabe et islamique qui tend à contester la légitimité de ces Etats, trop marqués d’occidentalisme. Débordés par ces mouvements qu’ils ne peuvent contrôler et qui affirment leur bon droit, ces Etats pourraient être conduits à suivre une voie machrekienne de l’arabisation, fondée sur le pluralisme linguistique et une appréciation plus pragmatique des véritables lieux de l’identité nationale.
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