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Préfaces
PREFACE au livre du docteur Habib AFFÈS intitulé: L’EDUCATION DANS L’ISLAM durant les deux premiers siècles (I° et II°/ VII°et VIII° siècles). |
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Editions JSF, 2 tomes, Paris, 2000.
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L’éducation a pour objectif, selon son sens étymologique, de conduire l’enfant à l’extérieur de son état premier, de le faire passer progressivement de l’état de dépendance totale du nourrisson à l’autonomie de l’adulte dans son environnement humain. Pour réaliser ce but, aussi indispensable qu’universel, chaque société a inventé ses propres voies, où se reflète la conception qu’elle se faisait d’elle-même et de son devenir. Toute société vivante ne cesse de se transformer, plus ou moins selon les époques, et les méthodes d’éducation peuvent soit tenter de freiner le mouvement en essayant de restaurer le passé, soit l’accompagner en préparant l’enfant au monde qui l’attend. Notre époque est celle de la mondialisation. Elle place en étroite coexistence des systèmes culturels différents, qui doivent à la fois préserver leur personnalité et être partie prenante de nouvelles synthèses civilisationnelles. C’est dire l’importance que prennent dans ce contexte leurs systèmes d’éducation.
Habib Affès a longuement réfléchi sur la rencontre de l’Islam et du monde occidental, rencontre encore plus délicate lorsqu’elle se traduit par la cohabitation sur les mêmes territoires. L’adaptation nécessaire ne peut réussir que si le lien avec le passé est assumé. Pour vivre dans ce monde moderne, il faut savoir d’où on vient. C’est pourquoi l’auteur a entrepris cette série d’études sur “L’éducation dans l’Islam”, afin de faire connaître sur quelles bases cette société s’est construite, les moyens qu’elle a mis en place, les difficultés qu’elle a affrontées, les personnalités qu’elle a formées : une réflexion qui le conduira à analyser les questions posées à la génération actuelle.
L’abondante documentation qu’il a consultée, les sources arabes qu’il a inventoriées lui permettent de présenter ici cette étonnante aventure de la naissance de l’Islam, dans l’Arabie du VII° siècle. Le prophète Muhammad avait révélé une religion nouvelle, fondé une nouvelle communauté, établi de nouvelles lois, et engagé une expansion territoriale qui allait s’accentuer après lui. La communauté allait s’agrandir, absorber des peuples divers par leurs langues, par leurs cultures, par leurs croyances. L’Islam allait s’enrichir dans tous les domaines de ses nouvelles conquêtes, mais il lui fallait ne pas se couper de sa base de départ. Les deux premiers siècles seront principalement consacrés à sauvegarder le message du Prophète, à le mémoriser, à le fixer dans l’écrit, à recueillir les traditions, à vérifier leur authenticité, à comprendre leur sens en s’appuyant sur les langages environnants, notamment la poésie. Il fallait aussi accompagner la renaissance de cette langue arabe, son écriture, sa grammaire, son lexique : une tâche colossale dont témoignent tant les oeuvres de l’époque que les structures d’enseignement et de transmission, que l’auteur reconstitue dans ces pages.
Habib Affès nous montre les étapes de cette époque où l’éducation eut pour tâche principale la transmission. La mémorisation prend une place considérable, l’écriture encore incertaine ne pouvant être qu’un support de la mémoire. La répétition des textes d’origine, de leur commentaire, se consolidera par la dictée, la restitution orale de contrôle, jusqu’à l’obtention de cette ijâza, cette licence obtenue du maître attestant que son titulaire est apte à transmettre fidèlement le savoir qu’il a reçu. Le cadre de cette transmission est la halqa, ce demi-cercle formé par le maître adossé à un pilier ou à un mur de la mosquée, entouré des étudiants de tous âges venus l’écouter. A lire cette reconstitution, on ne peut qu’être frappé de l’effort colossal entrepris par tant d’hommes pour s’imprégner de ces textes et les transmettre fidèlement aux générations suivantes. Dans les siècles qui suivront, le contact avec d’autres cultures poussera les penseurs à aller au-delà de la simple transmission, pour développer d’autres disciplines et d’autres modes de pensée.
Sous quels traits cette éducation dans l’Islam nous apparaît-elle à nous lecteurs d’aujourd’hui ? L’auteur a été soucieux, à travers les éléments d’une réflexion riche, de montrer qu’elle s’est inscrite dans une tradition plurale, soucieuse de transmettre des opinions différentes, de laisser coexister des écoles de pensée divergentes, des voies juridiques diverses, et donc de laisser ouverte la possibilité d’une adaptation pour chaque époque. En ce qui concerne la mémorisation, qui est souvent restée un élément de base de la pédagogie dans la culture arabe, le débat peut être ouvert. Habib Affès montre dans ces pages à quel point elle fut une nécessité fondamentale, dans une culture naissante, ne disposant pas d’autre moyen de transmission fiable. La racine arabe hifz, qui l’exprime, évoque l’idée d’un dépôt à transmettre. Il rappelle à juste titre qu’elle a toujours, dans un contexte moderne, un rôle à jouer. Le fait qu’elle ait tenu une place exclusive dans les siècles de la décadence, ou dans certaines pratiques pédagogiques actuelles, est le fait d’une déviation qu’il importe de rectifier, au bénéfice d’un éveil et d’un développement des capacités créatrices, condition d’une véritable éducation.
Au fil des pages, certains estimeront peut-être que l’auteur s’est montré peu critique vis-à-vis de cette longue tradition qu’il rapporte. Exemple en sera trouvé dans la vision irénique qu’il présente de la période des premiers khalifes, alors qu’un auteur comme Hichem Djaït (La Grande Discorde. Religion et politique dans l’Islam des origines, 1989), a reconstitué les affrontements violents qui marquèrent l’émergence de la nouvelle religion. Celle-ci s’est produite dans un climat politique pesant : l’Islam était à la fois Etat et religion. L’aspect religieux fut soumis de tout temps à une utilisation politique. Mohamed Charfi, dans un ouvrage récent (Islam et liberté. Le malentendu historique, 1999) en révèle l’étendue, la communauté des savants de l’Islam (‘ulama) ayant eu tendance, pour préserver l’autonomie de leur autorité religieuse, à faire preuve de complaisance vis-à-vis d’un pouvoir politique peu soucieux de leur morale. Il est important de prendre conscience de cette manipulation politique, présente dès l’origine, et toujours opérante aujourd’hui . Loin d’affaiblir la portée du message, elle suscite au contraire l’étonnement : comment ce qui fut au départ les paroles d’un homme isolé a-t-il pu traverser les siècles, échapper à toutes ces tentatives de pression, de déformation, pour parvenir jusqu’à nous dans sa vérité, pour quiconque sait aujourd’hui séparer le bon grain de l’ivraie. De ce fait, l’Islam, à l’instar des grandes religions spiritualistes, est à même d’apporter sa pierre à la construction de l’univers des droits de l’homme, de la compréhension et de la tolérance.
Les générations actuelles qui sont nées dans la culture islamique ont besoin d’avoir un accès à ces ressources, d’en apprécier l’originalité et la richesse, de les voir dégagées de leurs scories, pour y trouver la fierté de leur passé et la force de se situer dans un monde en évolution. Il faut féliciter Habib Affès d’avoir eu le courage d’entreprendre cette tâche et souhaiter que son oeuvre trouve l’écho qu’elle mérite.
Gilbert Grandguillaume.
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