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Les Mille et une Nuits un mythe en travail |
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Peuples méditerranéens n° 56-57 Juil.-déc. 1991, p.55-82
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LES MILLE NUITS ET UNE NUIT UN MYTHE EN TRAVAIL
Présence et actualité du récit
François VILLA, Gilbert GRANDGUILLAUME
I. Le paradoxe de l'un et du multiple
Un livre : Le livre des mille nuits et une nuit, ainsi Ils l'appelèrent
Ne pas oublier qu'on ne saurait pas ne pas oublier, ne jamais oublier la part d'oubli qui, à la mémoire, donne son épaisseur, son étendue : aux origines, une perte de mémoire - l'oubli fondateur de la mémoire.
Affirmer, en tout premier lieu et pour essayer de ne plus l'oublier, l'unité de l’œuvre : Les mille nuits et une nuit sont un livre; Le livre des mille nuits et une nuit, ainsi "Ils appelèrent cette suite de merveille et d'étonnement" écrite sur l'ordre du roi Schahriar pour que l'on se souvienne de "tout ce qui lui était arrivé avec son épouse Schahrazade depuis le commencement jusqu'à la fin, sans omettre un seul détail " et pour que cela serve "d'enseignement aux générations" (Mardrus J.C., 1980, Il: 1018).
Ne pas oublier donc qu'au bout du chemin, ce que le parcours a accompli, c'est l'écriture d'un livre. "Dans le livre est Le Livre", comme l'écrit Borgès.
Insistons : un livre et non un ensemble de contes, une oeuvre et non une anthologie, une unité et non une récollection ou une recension'.
La complexité même de sa construction défie nos forces et rend impossible une possible saisie de l'ensemble, la fragmentation menace
l'unité du corps de l'œuvre et nous incite, facilité de la simplification, à un morcellement en parties séparées du corps d'ensemble. Nous aurons alors droit aux "contes choisis", au regroupement thématique des contes, à la suppression de la succession-scansion des nuits qui pourrait fatiguer le lecteur...
Que les choses soient claires, il ne s'agit pas tant de critiquer telle ou telle manière d'aborder Les mille nuits et une nuit que de souligner des effets produits par ce livre et se manifestant au travers des différents traitements de ce texte. Face à lui, nous ne saurions éviter d'être réducteur, il nous faut accepter que ce texte en dira toujours plus long que ce que nous pourrons en dire ou en écrire. Nul ne serait en mesure d'épuiser le jour les ressources des Nuits, nuit-jour : "ce sont deux sœurs dont l'une engendre l'autre et dont la seconde à son tour est engendrée par la première"1, la nuit toujours précède le jour qui la précède lui même, toujours elle succède à celui qui lui a succédé. Les jours ne sauraient venir à bout des Nuits. "Et l'aube chassant la nuit", le récit cessa jusqu'au retour de la nuit. Retour de la nuit qui est la même nuit et est toujours nouvelle.
André Miquel souligne, à juste titre, que nul ne pourrait prétendre connaître les Nuits sur le bout des doigts et que ce n'est pas là qu'un problème quantitatif, car la question centrale reste posée : "Que sont Les Mille et une nuits...?" (Bencheikh J.E., Miquel A., 1991, I : 7).
Devant cette Hydre2 aux mille et une têtes, devant ce texte composite, qui certes est une unique pièce mais pas fait d'une seule pièce, pouvant paraître parfois fait de morceaux, de bric et de broc, devant ce texte où l'oralité sans cesse dispute sa part à l'écriture, nous reculons, trop attirés que nous sommes - peut-être comme devant la tête de la Méduse et pour les mêmes raisons (Freud S., 1985).
Le caractère protéiforme du corpus même
Le corpus des Mille nuits et une nuit se présente à nous comme une somme d'énigmes. En premier lieu, le mystère de l'auteur : anonyme! Puis, la difficulté que représente l'absence de l'édition arabe que l'on pourrait qualifier de "princeps". Et enfin, logiquement, les problèmes de la traduction et de leur multiplication, renforcés et facilités par l'absence d'édition princeps. Toute référence aux Mille nuits et une nuit s'avère être du coup une interrogation sur la source.
Cela a bien évidemment eu pour conséquence une recherche de type historique et archéologique, tendant à résoudre les mystères de la composition et de la naissance de cette oeuvre.
Essayer de savoir quelle serait la version la plus authentique, la plus vraie, la première, ne nous a pas paru une question pertinente. Sans hésitation, tenons les toutes pour authentiques, aussi vraies les unes que les autres, voyons en chacune d'elles une des figures possibles de ce livre protéiforme.
Une telle prise de position répond à l'hypothèse suivante : la multiplicité des éditions n'est pas une simple difficulté pour l'établissement du corpus, elle fait partie du corpus. elle en est un trait narratif, elle participe de l'œuvre elle-même. Cette multiplicité est tout autant le produit du projet, dont Les Mille nuits et une nuit sont la réalisation, qu'une des conditions de la réalisation de ce projet.
Prenons la question de l'auteur. André Miquel se demande : "Mais qui eut l'idée merveilleuse de faire coïncider la nuit et la rêverie du conte?". C'est là une logique de la faute, de la recherche du coupable qui prend ici les traits de l'auteur. Quelqu'un serait à l'origine! Il y aurait eu un premier "dis papa, qui c'est le premier homme?" Et si au début était l'acte et non l'acteur?
Qui? "Quelqu'un, répond Borgès, peu importe le nom. [...] L'homme parle et gesticule. [...] Il ne sait pas [d'autres le sauront]. [...] Il ne sait pas [jamais il ne le saura] qu'il est notre bienfaiteur. Il croit parler pour quelques uns et quelques monnaies, et dans un passé perdu il entre-tisse le Livre des Mille et une nuits " (Borgès J.L., 1983).
Borgès a raison. Qui? Peu nous importe, et pas seulement parce que le livre est là, transcendant tout auteur, mais parce que l'anonymat fait partie du récit lui-même, Schahrazade n'est pas l'auteur de ce qu'elle raconte, elle est le prête-voix, par elle advient un lieu où la mémoire des temps passés est possible dans le présent de la voix, un lieu où la mémoire des temps passés peut se recueillir dans l'écriture d'un présent dont l'historisation est donc rendue possible. Je accepte qu'On raconte en lui et par lui, Je accepte de n'être que la résultante des mille récits dont il fut "l'intercepteur" et Je s'avère capable de les contextualiser au présent de sa vie en les actualisant.
Nous l'avons déjà dit, nous avons à faire à un livre certes mais pas une unique version de ce livre, pas moins de quatre éditions arabes imprimées l. Face à un tel état de fait, immanquablement a surgi la question de savoir quel était le texte original, laquelle de ces versions il faudrait tenir pour l'original, pour "le noyau véritable", pour le texte le plus complet. Il s'en suit un difficile travail de datation qui s'avère d'ailleurs ne pas pouvoir véritablement répondre à la question qui, du coup, ne reste pas simplement entière mais se voit même accentuée. On peut méconnaître cette accentuation de la question et, faisant fi de la difficulté, décider de trancher entre les différentes versions et tenir celle-ci plutôt que celle-là pour l'original au mieux, ou pour la plus complète pour le moins. On peut faire ainsi et s'en tenir quitte, la difficulté n'en demeure pas moins entière.
Face à cette construction qui s'offre à nous, on peut vouloir reconstituer l'échafaudage au point de ne plus retenir que celui-ci, en perdant de vue la construction et les effets présents qui en résultent, méconnaissant ainsi l'actualité de l'œuvre. On s'engage alors dans une démarche archéologique certes intéressante mais qui n'est possible qu'au prix d'une disjonction radicale d'avec le texte même. Le texte n'est plus pris comme Un Tout; il est mis en morceaux, pour tenter de retrouver la généalogie de sa fabrication. Cette démarche part d'un postulat qui est loin d'être faux, il est même vrai Les Mille nuits et une nuit sont le résultat d'une longue sédimentation temporelle au croisement de plusieurs cultures d'origines géographiques diverses, mêlant sans aucune retenue le fictif et l'historique, l'islamique et le non-islamique, le sacré et le profane ...1. La recherche sur l'origine des Mille nuits et une nuit n'aboutit pas, elle se dérobe en une multitude d'origines, origine insaisissable!
De même la question de savoir s'il y eut d'abord les contes séparément puis le projet de les rassembler ou d'abord le projet puis... a-t-elle vraiment tant d'importance que cela? L'intention initiale de l'auteur, des auteurs, importe-t-elle vraiment? Dans les entreprises, l'action toujours échappe aux intentions avouées, c'est après-coup qu'un sens peut lui être attribué.
Il nous faudrait donc accepter que les Mille nuits et une nuit soit en quelque sorte un monstre, comme la Sphynge qui était mi-lion, mi-femme, un texte mystérieux, poseur d'énigme comme on dit poseur de bombes - à retardement, cela va de soi, nous serions toujours en retard d'une explosion et avant une autre qui resterait inattendue.
Et si la difficulté n'était pas une difficulté mais un état de fait à prendre comme tel. Nous pouvons peut-être faire l'hypothèse que l'absence d'un texte original unique n'est pas un défaut, l'original ne ferait pas défaut, il n'aurait pas été perdu, cet état de fait ne serait pas une donnée externe au Livre des Mille nuits et une nuit, un accident survenu dans sa transmission, mais une donnée inhérente au livre lui-même. Cette difficulté ferait partie du livre, elle en serait un trait narratif, plus elle aurait trait à cela même qui s'y accomplit. En amont du texte, avant même que nous n'en ayons commencé la lecture, se poserait la question des commencements de la narration, de ce qui fut à l'origine de la parole et de la fonction de celle-ci.
Nous pourrions dire que Les Mille nuits et une nuit, c'est la mise en ouvre du paradoxe de l'un et du multiple qui n'en finit pas de faire livre.
Face à cette multiplicité des versions, des sources..., il est évident qu'il ne saurait y avoir une seule traduction, là aussi agit le multiple et chacun se prétend face au texte plus fidèle que le précédent. En français, nous avons, à ce jour, quatre traductions l. Chacune d'elles opère, cela va sans dire, des choix. Galland, le tout premier traducteur, décide, pour éviter soi-disant la fatigue du lecteur, de supprimer l'interruption que constitue la fin de chaque nuit, il donne ainsi la priorité à la cohérence ininterrompue de la dernière histoire mais il efface par là-même l'enjeu vital de la narration qui se joue chaque nuit en même temps qu'il méconnaît la fonction symbolique de cette scansion (cf. Grandguillaume G., Villa F., 1989). Mardrus, lui, n'hésitera pas à psychologiser l'entre-contes qui est aussi le conte-cadre : au lieu de la coupure sobre, stéréotypée que nous trouvons dans les textes arabes, Mardrus varie la formule, et, assez souvent, l'assortit d'un commentaire psychologique, qui dessine une véritable histoire entre les contes, comme une observation sur l'évolution des personnages au fur et à mesure du déroulement du récit. Khawam renoncera non seulement à la scansion des nuits, mais brisera l'unité de l'œuvre par le dégagement de thématiques rassemblant les contes, le conte-cadre n'étant plus alors qu'un conte parmi les autres. La dernière traduction en cours, celle de Bencheikh et Miquel, si l'on en croit Bencheikh, participe d'une tentation bien plus appropriatrice puisque non seulement il écrit que "notre traduction offre une leçon plus étendue et achevée que celles de toutes les adaptations françaises disponibles à ce jour" mais aussi que "la confrontation des éditions et manuscrits nous a permis de combler bien des lacunes et de parvenir à un ensemble qu'aucune version arabe prise séparément ne peut proposer" (Bencheikh J.E., Miquel A., I : 21) : en un mot la traduction dépasse les originaux.
La complexité présente dans chaque version
Les Mille nuits et une nuit , mise en oeuvre du paradoxe de l'un et du multiple, est un livre d'une complexité surprenante. Il nous paraît utile de rappeler, ici, le sens de complexus, qui veut dire "ce qui est tissé ensemble". Et, question tissage, Les nuits... n'ont rien à envier à Pénélope.
Cette complexité se manifeste déjà dans le simple fait que le livre ne nous raconte pas une histoire unique que nous pourrions reconnaître comme l'histoire principale mais une multitude d'histoires emboîtées les unes dans les autres, prises, c'est vrai, dans un conte-cadre que nous ne cessons d'oublier et de ne pas oublier. Sans cesse alors que nous pensions lire telle histoire, de par la survenue d'un nouveau personnage, nous nous retrouvons à lire une autre histoire que celle que nous lisions et qui n'était pas encore achevée, histoire incluse dans l'histoire incluante incluse elle-même dans le conte-cadre, histoire incluse qui peut tout à coup prendre plus d'extension que l'histoire incluante suspendue. L'histoire que nous croyions principale peut ainsi s'avérer secondaire quant au développement de celle qui semblait seconde. Parfois, nous en venons à avoir oublié l'histoire incluante suspendue quand elle est reprise. Nous nous croyions à telle époque et nous voilà à telle autre, nous étions dans tel lieu et voilà que nous sommes dans un autre...
Par où commencer? Inévitablement, se pose cette question quand on veut parler des Mille nuits et une nuit. Comment s'y prendre pour éclairer les effets de ce livre, qui se présente comme un emboîtement, un enchevêtrement d'autres récits, sur celui qui sur son chemin l'a trouvé? Comment s'y prendre pour entendre comment on a été pris non par les Mille nuits et une nuit., mais dans les Mille nuits et une nuit? Comment s'y prendre pour parler d'une mise en scène dont nous ne sommes plus les spectateurs distanciés et "objectifs", dont nous ne sommes plus à l'extérieur? Comment s'y prendre avec cet appareil narratif qui non seulement pose mais qui aussi met en oeuvre cette énigmatique question : comment savoir si nous sommes porteurs d'une parole qui parle, qui porte la vie, la donne, la relance, la soutienne ou au contraire d'une parole qui donne la mort, d'une parole qui, à force d'être coutumière, n'aurait plus les ressources du langage, devenant opératoire à force de se vouloir outil de communication? Sommes-nous, auditeurs, lecteurs, une oreille qui sache entendre, qui puisse entendre en se laissant écouter la parole qui nous est donnée ou allons-nous interrompre l'arrivée de cette parole en fermant le livre et, par cet acte, signer l'arrêt de mort de Schahrazade? Allons-nous lire ce livre d'un bout à l'autre, d'un seul souffle, en une seule nuit, sans prendre le temps de la respiration, sans marquer la moindre pause ou bien, au contraire, notre marche va-t-elle se laisser scander de quelques arrêts où nous prendrons le temps d'avoir un point de vue, puis un autre et ainsi de suite? Saurons-nous nous laisser mettre en perspective par les nuits? Allons-nous être absorbés par la lecture au point de disparaître dans le texte ou de faire disparaître le texte en nous? Serons-nous un oeil rivé sur les caractères de la page sans le moindre écart, oreille collée à la voix, corps éternellement bercé, ravissement ininterrompu
Par où commencer donc?
Par quel point du texte nous arracherons-nous à la pure perception passive de l'histoire lue pour en penser les effets sans pour autant cesser de les subir et de les mettre en oeuvre... Va et vient de l'œil à l'écriture, de l'œil se mettant à voir par l'écriture autre chose que l'inscrit de l'écriture : l'écrit de l'écriture, l'écrit de la parole, l'oral de l'écriture.
Comment maintenir une approche qui respecte l'extrême complexité des Nuits, qui n'en retienne pas que ce qui servirait à confirmer une théorie préétablie ou que ce qui servirait à bâtir une autre théorie qui se voudrait totalisante par rapport aux nuits, méconnaissant que toute théorie sera toujours excédée par la complexité des Nuits.
Comment entendre, dans la réponse que sont les Nuits, les questions qui y reposent au creux de la théorie implicite qu'elle développe? En quoi les Nuits ont-elles à faire avec le mythique? Comment se confrontent-elles à la question de l'origine et comment la mettent-elles en oeuvre?
Comment, dans cette multitude de scènes, retenir une scène, l'isoler momentanément? Et prendrait-on toutes les scènes une par une, que toujours il manquerait une scène : excès de scènes, scène de l'excès, telles sont les Nuits. Quelle est donc la scène principale dans les Nuits? Qui en est le Héros? Comment le choisir dans cette multitude de personnages? Dire ce qu'est la leçon des Nuits ce serait méconnaître que les leçons en sont multiples, en retenir une comme plus importante que les autres serait oublier la leçon contraire qui aussi dans les Nuits est présente?
Que racontent donc les Nuits au travers de cette multitude de narrations, de cette efflorescence de récits?
Les Nuits : livre de l'origine de la parole, livre où s'accomplit en notre présence l'origine de la parole; livre de la mémoire qui oublie, de la mémoire qui se souvient, de l'oubli qui fonde la mémoire. Toujours on s'y rappelle et on se rappelle quelque chose; Toujours on oublie. Et quand on pense à..., c'est qu'on ne tient pas compte de..., et donc on se rappelle encore que... et ainsi infiniment.
Les Nuits ne travaillent-elles pas à ce que rien ne soit fixé une fois pour toute et à tout jamais?
Le mystère des Nuits, de leur origine, de leur fabrication est-il à percer? Ne faudrait-il pas plutôt penser que c'est ce mystère même qui constitue les nuits? Quoi qu'on fasse, par quelque bout qu'on s'y prenne, le mystère reste, son éclairage a changé, rien de plus, rien de moins.
Comment si les Nuits tentaient de dire l'illimité limite du pouvoir de la figuration, des figures qu'une vie peut prendre et engendrer tout autant que ces figures produisent ou non le vivant?
Ce qui importe c'est la circulation qui ne fixe pas les places une fois pour toutes, qui n'arrête pas la vie, qui n'interrompt pas la parole. Ce qui importe, c'est la non-assignation à résidence des corps et de la parole, l'espace nomade, les trans-, le passage, la transformation, ce qui importe c'est le mouvement, l'évitement du figé, de l'arrêt sur image, sur une rigide identité.
Que puissent co-exister les contraires, que le contradictoire ne tue pas mais puisse être conflictualisé... tel est, nous semble-t-il, un des enjeux de cette oeuvre.
Dans ce livre, nous ne savons jamais ce qu'il est en train d'arriver. Quelque chose arrive mais nous découvrons toujours après coup ce qui est arrivé. Les Nuits, c'est le livre des transformations par lesquelles l'engendrement peut s'accomplir.
Il. L'histoire de Schahriar et de Schahzaman : ossature et enveloppe des nuits
Comme nous l'avons vu, dans Les Mille nuits et une nuit, presque toujours, l'apparition d'un nouveau personnage va entraîner l'irruption d'une nouvelle histoire dans l'histoire en cours qui est déjà une interruption-suspension de l'histoire de Schahriar et de Schahzaman.
Le récit est construit selon un mode de récits enchâssés les uns dans les autres - à la semblance des poupées russes, plus exactement telle une poupée russe qui contiendrait deux poupées dont la seconde contiendrait plusieurs poupées de même taille contenant les unes une seule poupée, les autres plusieurs poupées contenant elle-même... et ainsi de suite. Dans l'Histoire du bossu avec le tailleur (Mardrus, I : 146-223), on atteint cinq niveaux d'inclusion : on raconte que Schahrazade raconte que le bossu raconte que le tailleur raconte six histoires. A l'imitation du cadre général qui contient des contes, les contes peuvent contenir des contes qui..., qui...
Les récits inclus peuvent ne pas être d'extension moindre que le récit incluant, ils peuvent même le déborder. Parfois même, pris dans l'histoire enchâssée, nous en venons à oublier l'histoire enchâssante.
Ce qui est sûr, c'est que dans la transmission du corpus des Mille nuits et une nuit, l'histoire enchâssante qui est le cadre général du récit, l'histoire de Schahriar et de Schahzaman est, elle, presque toujours oubliée - au point que si tout le monde connaît Les Mille nuits et une nuit, finalement peu de monde connaît l'histoire enchâssante, ou alors si lacunairement.
Ainsi pris par les parties, nous pouvons en venir à perdre de vue le corps d'ensemble, à ne plus voir qu'un des morceaux. Or, malgré tout, le corps d'ensemble existe, ainsi qu'une colonne vertébrale qui le fait tenir debout et à laquelle s'articulent plus ou moins de membres (selon les versions, les manuscrits et le goût des traducteurs), ordonnés avec plus ou moins d'ordre.
On retrouve cependant un ensemble minima qui semble commun aux différentes versions et qui marque le début de la narration.
Cet ensemble est constitué par le début de l'histoire de Schahriar et de Schahzaman, dans laquelle le vizir va raconter à sa fille Schahrazade l'histoire de l'âne, du bœuf et du commerçant, histoire qui ne dissuadera pas Schahrazade de se rendre auprès du roi Schahriar, au risque d'y perdre la vie. Schahrazade, en présence du tiers que sera sa soeur Doniazade, entreprendra, pour Schahriar, une narration qui s'étendra sur mille et une nuits. Les trois premières histoires de la conteuse sont "histoire du marchand et du genni, "histoire du pécheur et de l'efrit", "histoire du portefaix avec les jeunes filles".
L'"histoire de Schahriar et de Schahzaman" est l'histoire qui contient toutes les autres histoires. Elle commence avec "On raconte..." et s'achève sur le mot "...fin". La fin des nuits est marquée par deux moments. Le premier est le moment particulier où, dans la mille et unième nuit, Schahrazade révèle au roi que, dans le cours de ces mille et une nuits, elle a enfanté (le nombre d'enfants est variable selon les versions : un, deux ou trois enfants, dans ce dernier cas il est parfois fait mention de jumeaux). C'est là un moment singulier où nous est re-raconté, en quelque sorte, une autre version de l'histoire que celle que nous venions de lire. Schahrazade n'a pas fait que raconter des histoires pour redonner le goût de vivre à Schahriar, elle a aussi enfanté, elle s'est transformée, de jeune fille elle est devenue femme, amante et mère. Le second moment marquant est celui où avant que le mot "fin" ne soit inscrit (et c'est le dernier mot écrit des Mille nuits et une nuit, "A lui notre recours pour une heureuse et bienheureuse FIN." [Mardrus, Il : 1018]), Schahriar ordonne que cette histoire soit écrite pour qu'on nous la raconte. La fin marque le (re)commencement, elle contient le début. "Dans le livre est Le Livre."
De ce conte-cadre, l'histoire de Schahriar et de Schahzaman, nous pourrions dire qu'il est au même temps l'ossature et l'enveloppe des Mille nuits et une nuits.
Qu'à la fin, dans l'ordre du roi Schahriar, l'histoire enchâssante se trouve en quelque sorte enchâssée dans elle-même nous renvoie à un circuit narratif circulaire et infini, où sans cesse s'accomplit l'histoire sans fin de la narration à laquelle nous n'échapperions plus.
"On raconte..." est l'événement inaugural des Mille nuits et une nuit. C'est même l'événement des Mille nuits et une nuit. L'événement-avènement de la parole, du déploiement de sa fonction. Les nuits ne sont qu'une version mythique de l'origine insaisissable de la parole.
On raconte parce que cela a déjà eu lieu. On raconte parce qu'il a déjà été raconté. Schahrazade, le bossu, le vizir,... tous les narrateurs racontent parce qu'on a raconté. Et la possibilité de la narration n'est survenue que de ce qui est arrivé dans les Mille nuits et une nuit. Les conditions de la narration, son origine tiennent à la complexité, la parole naît de la complexité qu'elle entre-tisse comme un tissu - qui n'est pas une tunique de Nessus, Schahrazade n'est pas Déjanire et Schahriar n'est pas Héraklès.
Le seul acte qui s'accomplisse dans les Mille nuits et une nuit est l'acte de parole dans son affrontement à l'énigme du sexuel et à la mort.
Ce qui est en jeu, c'est l'art de la relation à entendre dans toute sa richesse polysémique : art de faire relation, de mettre en relation, d'établir ou de tisser relation...
Mais nous allons ou trop vite ou trop lentement. Toujours cette difficulté face aux Nuits, ou l'on se dégage trop vite du texte et on s'en tient à une interprétation qui finit par méconnaître le texte, ou l'on reste prisonnier du texte dont on ne parvient plus à se dégager.
Ralentissons notre marche, prenons le temps d'accorder quelques considérations à ce que l'on appelle "conte-cadre", attardons-nous y un peu plus longuement et un peu plus précisément qu'il n'en est coutume. Il nous semble en effet que le "conte-cadre" n'a été trop souvent traité que comme une histoire parmi les autres, la première rien de plus ou tout au plus comme l'histoire prétexte, l'histoire déclanchante. Nous pensons quant à nous qu'elle contient le "projet" des Nuits et qu'elle l'explicite. Rappelons les grandes lignes de ce récit.
Rappel de l'histoire de Schahrlar et de Schahzaman
Au début du récit, un "roi d'entre les rois de Sassan " dont la durée d'existence sera le temps de sa mention : à peine évoqué, il nous sera implicitement donné pour mort. Nous sommes d'emblée dans le temps de l'héritage, du royaume partagé entre les deux fils, de l'Unité indivise qui divise. Pendant vingt ans, la plus heureuse des vies pour chacun en son royaume. Mais l'aîné se languit de son frère ("le roi le grand eût l'ardent désir de voir son frère le petit [Mardrus, I : 7]). Il mande son vizir (qui dans la version de Muhsin Mahdi est toujours qualifié de "père des deux filles" ' ). Celui-ci part chercher le jeune frère. Jusqu'ici, nous le voyons, nulle mention de la femme, si ce n'est sous la forme de la mention de "belles jeunes filles vierges" dans "[Schahriar] fit réunir de somptueux cadeaux, chevaux aux harnachements garnis d'or et de précieux joyaux, esclaves, belles jeunes filles vierges, étoffes rares" (Bencheikh J.E., Miquel A., I :33).
Schahzaman accepte l'invitation de son frère. Au milieu de la nuit, lors de la première escale, il se souvient qu'il a oublié quelque chose (on ne saura ce qu'il avait oublié que par la suite) - remarquons déjà que la nuit est propice au souvenir de ce qui fut oublié le jour. Schahzaman revient en son palais, il y trouve son épouse (il en avait donc une!) étendue sur le lit royal enlacée à un esclave noir. "Ce spectacle le plonge dans les ténèbres" (Bencheikh, Miquel, I : 35). "A cette vue, le monde noircit sur son visage" (Mardrus, I : 7). Il exécute les deux traîtres et s'en va vers son frère "cœur brûlé, douleur profonde" (Bencheikh, Miquel, I : 35). Face à la joie de son frère Schahriar, Schahzaman "se souvint de la trahison de son épouse et en ressentit un profond chagrin. Il pâlit et fut pris d'un malaise" [Miquel-Bencheikh]; "Mais le roi Schahzaman se souvenait de l'aventure de son épouse et un nuage de chagrin lui voilait la face et jaune était devenu son teint et faible son corps" (Mardrus). Schahzaman, quand il se retrouve seul, "ne cessait de songer à a trahison de son épouse et poussait de grands soupirs. Il se laissait consumer peu à peu par son secret. Ill en était obsédé et pensait que jamais plus grande affliction n'avait frappé un être humain" (Miquel-Bencheikh).
Schahriar propose une chasse pour distraire son jeune frère, celui-ci refuse, le grand s'en va à la chasse. Alors que son frère est absent, d'une fenêtre, Schahzaman voit la femme de son frère copuler avec un esclave noir au milieu d'une orgie du harem. "Par ma foi, mon malheur est moins grand que celui de mon frère, j'ai été moins humilié et affligé que lui dont le harem accueille dix esclaves déguisés en servantes. Ce qui s'est passé là est bien plus terrible que ce que j'ai enduré " (MiquelBencheikh). Schahzaman retrouve ses couleurs, sa joie de vivre, son appétit.
A son retour de la chasse, Schahriar s'étonne du changement survenu à son jeune frère. Heureux de voir son frère en de meilleures dispositions, imprudent, il le questionne sur les raisons de son visage, hier, noirci, aujourd'hui, étincelant. Le frère prétend ne vouloir lui raconter que les raisons de son assombrissement. Il raconte ce qui lui est arrivé après l'arrivée du vizir. Nous avons ici une, la première, boucle récursive du récit (retour arrière, la narration reprend, réapparaît sur l'écran ce que nous avions déjà vu, nous relisons une nouvelle version de ce que nous avions déjà lu). Un fait nouveau, dans ce retour en arrière, nous apprenons que ce que Schahzaman avait oublié c'était le cadeau pour son frère. Frère qui, d insister, va avoir droit à un sacré cadeau, Schahzaman lui raconte ce qu'il a vu dans le jardin royal. La boucle récursive nous fait parvenir jusqu'au point même du récit où nous nous trouvions. Ce n'est pas un flash back, on revient en arrière pour se retrouver au point actuel du récit.
Schahriar ne croit pas le récit de son frère, "il me faut voir cela de mes propres yeux", Schahzaman "tu pourras le vérifier de tes propres yeux ". Est organisée une nouvelle chasse, le roi fait semblant de partir. Il revient dans son palais secrètement. Avec son frère, il se poste à la fenêtre qui donne sur le jardin. Et quand il voit l'état de choses qui y règne, "et ils firent tout ce qu'avait dit Schahzaman " (Mardrus, 1, p. 9), sa raison s'envole de sa tête. Il lui faut partir, fuir au loin. Avec la royauté, il ne peut plus rien avoir en commun tant qu'il n'aura pas trouvé quelqu'un qui ait éprouvé une aventure pareille à la sienne. Hors cela, la mort serait préférable à la vie. Il ne peut plus rester à sa place. Il la perd. Il ne peut qu'abandonner la royauté : "nous ne devons avoir plus rien de commun avec la royauté et cela jusqu'à ce que nous puissions trouver quelqu'un qui ait éprouvé une aventure pareille à la notre. Sinon notre mort serait préférable à notre vie " (Mardrus I, p. 9). Ce semblable, Schahriar va le trouver en rencontrant une femme ravie par un démon le jour de ses noces. Alors que le démon dort, la femme les invite à "frapper hardiment de la lance" ou sinon elle réveillera le démon. S'ensuit une dispute entre les deux frères pour savoir qui assumera la priorité de l'assaut, chacun s'y refusant. Ici, les frères ne sont plus simplement spectateurs, ils sont acteurs, artisans "contraints" de la trahison de celui qui ne voit pas qu'on le trahit. Genni trahit qui ne le sait même pas. Puissant qui ignore sa faiblesse. A la suite de ces étreintes, un poème récité par la femme ravie les renverra à la trahison de Eve, la première femme, Eve par qui la connaissance nous vint.
Si Schahriar ne fut pas complètement guéri, cette aventure le consola ainsi que son frère. Le retour à la royauté de chacun des frères fut possible, entraînant leur séparation. Schahrar retrouvant ses fonctions royales, commença par faire exécuter, tardivement, son épouse et ses complices.
Le dernier mot aurait été dit : la femme est traître, il n'y a plus rien à dire. Le rituel macabre se passe de mots. "J'ordonne ", "Ils écoutent et obéissent". La cité vit dans
l'épouvante, "les familles faisant disparaître leurs filles et il ne resta plus bientôt de vierges nubiles " (Bencheikh, Miquel, I, p. 41). "Aussi les humains furent dans les les cris de douleur et dans le tumulte de la terreur, et ils s'enfuirent avec ce qui leur restait de filles. Et il ne resta dans la ville aucune fille en état de servir à l'assaut du monteur" (Mardrus I, p. 10). La cité est en danger, la descendance compromise par la folie d'Un, rien ne semble pouvoir l'arrêter.
Et c'est ici que Schahrazade va surgir dans le récit.
Remarques à propos de l'histoire de Schahrlar et de Schahzaman
Le moment où Schahrazade surgit dans l'histoire est un point critique où pèse la menace de l'abolition de l'histoire. Il n'y a plus en ce point du récit de possibilité de progression narrative. Nous sommes confrontés à la mise en place d'une pure répétition macabre que rien ne viendrait ni arrêter, ni limiter, si ce n'est l'extinction de l'espèce.
L'histoire avait pourtant commencé par la description d'un royaume heureux où tout, y compris les problèmes de succession, semblait aller pour le mieux dans un monde... d'hommes, de frères, dont l'accord pouvait, à un premier regard, sembler parfait (cf. Layla, 1989). Or, le bonheur de ce monde va être brisé à l'occasion de la perception d'une scène de trahison... féminine.
Il nous faut, ici, être plus précis. Il n'y a pas une unique scène de trahison mais quatre : 1) la trahison de Schahzaman par son épouse, dont il est le spectateur et dont il se venge immédiatement en exécutant l'épouse infidèle et son amant; 2) la trahison de Schahriar par son épouse, dont Schahzaman est le témoin et qui le sort de la prostration, résultat de la première scène; 3) la trahison de l'épouse de Schahriar, dont celui-ci est le spectateur en présence de Schahzaman; 4) la trahison du genni par la femme captive avec Schahriar et Schahzaman comme complices "contraints" de la femme.
Notons que ce qui va rendre possible la perception de la trahison, sa survenue même peut-être, met en jeu, dans les quatre scènes, la dimension de l'absence : celle de Schahzaman dans la première scène; celle, réelle, de Schahriar et celle, supposée, de Schahzaman dans la seconde; celles, supposées, des deux frères dans la troisième et, enfin, l'absence du genni dans le sommeil. Cette dimension de l'absence est-elle une des conditions permettant certaines perceptions?
Hâtivement, nous pourrions dire qu'il y a répétition de la même scène de trahison quatre fois. Nous l'avons implicitement fait pendant un certain temps dans le séminaire que nous avons consacré à l'étude des Mille nuits et une nuit, jusqu'au moment où il nous est apparu évident qu'il ne s'agissait ni de la même scène, ni du même scénario. Quelque chose se répète certainement, mais est-ce la scène qui se répète? Reprenons ces scènes et essayons d'en saisir les variations.
Notons d'emblée qu'avant la première scène, il n'est fait nulle mention de la femme. La femme ne naît dans ce texte que dans la perception d'elle,dans la trahison. Une trahison qui ne la fait apparaître à notre regard, à celui de Schahzaman que dans les bras d'un autre, Noir de surcroît. C'est dans l'acte sexuel avec un autre que celui qui regarde, qui voit, qu'elle apparaît. Elle apparaît avec le sexuel, dans le sexuel. Elle surgit en tant que désordre dans un univers composé jusque là uniquement d'hommes, dans un univers qui semblait parfaitement ordonné et heureux. Notons que c'est l'ardent désir de retrouvailles de l'un des frères - désir de retour aux temps antérieurs du royaume indivis - qui est l'occasion de cette découverte. A ce désordre, seule la mort peut mettre un terme. Et c'est aussi dans le texte, la première occurrence du mot "mort".
Il y a contemporanéité dans le récit de la perception de la femme, du sexuel et de la mort.
Notons que Schahzaman est sans descendance, que l'exécution de la reine traître met en cause la possibilité de descendance.
Dernier point : la perception de cette scène plonge dans les ténèbres (qui, comme nous le savons, étaient là, à l'origine du monde, avant que ne naisse le monde). De cette scène, Schahzaman reste prisonnier, il ne cesse d'y songer, ne peut l'oublier, la scène reste toujours présente à ses yeux. Mutique, il se recroqueville sur elle, secret qui le consume. Il ne peut en parler. Il est persuadé d'être le seul à qui une telle chose est arrivée.
La deuxième scène semble être une reprise de la première la confirmant : les femmes sont des traîtresses. Mais serait-ce là l'unique leçon? Ce n'est d'abord pas la même scène : Schahzaman voit ici une scène de trahison mais ce n'est pas lui qui est trahi, il assiste à la trahison d'un autre qui, en l'occurrence, est son frère. Il voit qu'il arrive à autrui pire qu'à lui [être l'aîné serait-ce pire que d'être le cadet?].
Il est toujours spectateur mais cette fois-ci ce n'est pas de son malheur mais du malheur d'autrui : ce qui lui permet de se dégager partiellement de la première scène. Ce dégagement de la première scène par une répétition avec changement de place est à retenir. La scène perçue pourrait être dite identique si ce n'était cette possibilité de changement qu'elle réalise. La scène n'est pas objective, elle dépend du point de vue où l'on se tient et que l'on a. Ce déplacement le sort de son mutisme et il peut raconter "fidèlement" ce qui lui est arrivé, ce qu'il a vu. Il n'est plus tenu au secret. Il peut maintenant parler de son malheur à son frère et aussi faire le malheur de celui-ci.
Schahriar veut en effet connaître les raisons du rétablissement spectaculaire de son jeune frère. Schahzaman veut bien raconter la cause de son mal mais non les raisons de sa guérison. Voulant s'assurer de ses propres yeux des dires de son frère, Schahriar verra. La troisième scène de trahison est apparemment la même scène que la deuxième car Schahriar va voir ce que Schahzaman a vu. Mais, ici, de nouveau, les places ne sont pas identiques. Dans cette scène, qui est première pour lui, il n'est pas exactement comme Schahzaman dans la première scène. Premièrement, Schahriar ne va pas être confronté sans préparation à ce spectacle, certes il n'y croira que s'il le voit de ses propres yeux mais il en est cependant prévenu. En second lieu, il ne voit pas seul mais en présence de Schahzaman qui le regarde voir son malheur, il y a un témoin du spectateur. Il voit en même temps que Schahzaman voit. Schahzaman voit mais entre lui et la scène, il y a l'écart du regard. Schahriar, lui, ne voit plus rien, sa raison s'est envolée. Schahriar n'a pour toute réaction que la réaction de l'absence, il est absenté, exilé, sans défense. Frappé par le malheur, il est exclu de la communauté et de la royauté, il part à la recherche d'un semblable sans lequel vivre ne serait pas possible. Sans semblable, il se donne pour mort. Accompagné de son frère, pour qui il est le semblable, qui l'a arraché à son malheur mais qui n'est pas pour autant son semblable à lui, Schahriar (Schahriar n'a pas été le témoin du malheur de son frère).
La quatrième scène est l'occasion de nouveaux déplacements. Ici, les deux frères ne sont plus victimes de la trahison, institués complices de par le désir d'une femme, ils font subir au genni ce qu'ils ont subi, à son insu cependant. Après avoir assisté à l'étrange dispute résultant du refus de chacun des frères à être le premier à pénétrer cette femme (eux qui de la même femme sont nés, femme qui était l'épouse de plus puissant qu'eux : le roi du royaume indivis), une fois l'ordre de passage déterminé (le texte ne nous l'indique pas), la scène se complique. Celui qui le second étreindra cette femme sera le spectateur de l'étreinte de cette femme par le premier. Et le premier sera spectateur de l'étreinte par le second de cette femme qu'il vient d'étreindre. Trahissant un qui ne voit pas, chacun verra l'autre trahir à la fois celui qui ne voit pas et celui qui voit. On ne peut pas être avec et se voir avec.
Cette dernière scène, si elle n'arrache pas les deux frères à leur malheur, les "console", elle leur permet de reprendre place dans la cité, d'y exercer la royauté.
Que le récit indique en ce point que "de retour à son palais, Schahriar fit décapiter son épouse, ses servantes et ses esclaves" (Bencheikh, Miquel, I 41) a pour effet de souligner la différence de réaction des deux frères face à la perception du malheur. Schahzaman, en découvrant celui-ci, n'avait pas perdu sa capacité de réagir : immédiatement, il avait mis à mort les coupables. Par contre, Schahriar, en voyant ce qui en son absence survenait dans son palais, n'avait eu d'autres ressources que de quitter la place : réaction peu appropriée, laissant la trahison sans vengeance. Une question, que nous ne développerons pas dans cet article, mérite cependant d'être posée : cette différence de réaction des deux frères n'a-t-elle pas un rôle essentiel pour la suite de l'histoire, la différence de destin des deux frères n'est-elle pas, pour partie, liée à cette différence de réaction? Que la réaction de Schahriar ne puisse survenir que de manière différée, qu'aucune action de décharge appropriée n'ait pu avoir lieu dans l'immédiat n'a-t-il pas pour effet d'ouvrir un espace où pourra venir se loger plus tard une parole, celle de Schahrazade? Pour le moment, cet espace va être rempli par une répétition macabre. La vengeance immédiate n'avait pas suffi à arracher le frère cadet aux ténèbres, une relative prostration lui avait succédé. Pour le moment, cet espace ne peut être rempli que par une répétition macabre.
L'univers qui était jusque là celui des deux frères a été anéanti par la perception qui leur a ouvert les yeux sur une réalité qu'ils ne soupçonnaient même pas, une réalité incroyable qui, faisant brutalement irruption en eux, leur fait perdre la tête, parce qu'elle s'avère impensable. De l'expérience vécue, l'impression faite en eux est telle qu'ils n'arrivent plus à se détacher de la scène perçue : arrêtés qu'ils sont par cette image, fixés à ce "plan fixe". Leur pouvoir est doublement mis en échec : non seulement ils n'ont pas la maîtrise des événements qui leur arrivent mais ils n'ont pas davantage la maîtrise des effets sur eux de ces événements. Ils ont vécu une expérience catastrophique qui semble indépassable, non intégrable dans la continuité des jours et des nuits. Après cette catastrophe, le monde est renvoyé aux ténèbres, les liens qui les unissaient au monde d'avant sont coupés et, dans l'immédiat, aucun lien ne semble pouvoir être établi tant que, condition minimale d'une survie possible, ils n'auront pas trouvé un semblable auquel ils seraient liés par la communauté de l'expérience vécue. Mais il ne s'agit pas simplement de trouver un semblable, il faut de plus que la découverte du semblable soit l'occasion d'un répétition active de ce qui fut vécu dans un premier temps dans la passivité et dans une impréparation totale (Schahzaman) ou relative (Schahriar). Nous avons dit plus haut qu'après la découverte par Schahriar de son malheur, les deux frères s'en vont, errants, mais il ne s'agit pas véritablement d'une errance, les deux frères ne vont pas à l'aventure. La traduction de Mardrus est ici surprenante : "Puis tous deux sortirent par une porte secrète du palais. Et ils ne cessèrent de voyager jour et nuit jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés enfin à un arbre au milieu d'une prairie solitaire, près de la mer salée". Les deux rois ne sont pas libres dans leur marche, certes le voyage dure des jours et des jours, mais rien ne semble leur arriver, ils vont droit leur chemin, comme hypnotisés, vers la perception dont ils (Schahriar pour le moins) ont besoin pour éviter la mort. La scène de trahison va se reproduire mais elle est, alors, non seulement attendue par les deux frères mais de plus souhaitée comme preuve que cela n'est pas seulement arrivé à eux, mais que cela arrive aussi à un autre : un semblable qui est aussi un plus puissant et que, de plus, ce sont eux qui infligent à un autre ce qui leur fut infligé. Si, à la suite de cette vengeance sur un substitut, Schahriar peut certes survivre et se venger directement de son épouse et de ses complices, il ne peut cependant encore pas se détacher de la scène vue. A son expérience, un sens univoque est donné qui s'impose à lui comme une conclusion : "il pensait qu'il n'y avait pas sur terre une seule femme vertueuse" (Bencheikh, Miquel, I : 41). Craignant la trahison, il anticipe sa survenue en mettant un dispositif qui a pour fonction d'éviter le retour de l'événement redouté. Pour ne pas se retrouver à nouveau sans ressources, il ne prend plus le risque de l'absence, pour être sûr de ne pas être trahi. Il ne prendra pour épouse, cela va de soi, qu'une vierge et le mariage ne durera qu'une nuit au terme de laquelle l'épouse sera exécutée. En chaque jeune fille ne peut être perçue virtuellement que la reine traîtresse qu'il essaye indéfiniment de tuer définitivement dans chacune des mises à mort matinales. Ce rituel est aussi le meurtre du rival potentiel que l'on supprime avant même qu'il ne soit venu au monde. Ce qui a eu lieu n'aura plus jamais lieu, il ne vit plus qu'en essayant d'éviter que cela puisse se reproduire - au prix d'arrêter la vie -, en essayant d'immobiliser le temps par une répétition dont les moindres moments sont fixés immuablement pour éviter une autre répétition : celle de la catastrophe qui surviendrait alors qu'il ne s'y attendrait pas. Il reste prisonnier de la scène perçue au point de se refuser au sommeil par peur, sans doute, qu'à la faveur de celui-ci, il ne soit remis, par le rêve, en présence de la perception redoutée.
Dans le prolongement de ce qui précède, nous pourrions dire que Le livre de Mille nuits et une nuit tente, entreprise mythique, de saisir le rapport que l'homme entretient avec le monde qui l'entoure, de comprendre comment l'expérience sensible peut devenir intelligible à l'homme.
Poursuivons le chemin jusqu'à la rencontre de Schahriar avec Schahrazade qui saura lui apporter les mots qui lui permettront de s'arracher à la scène à laquelle il reste fixé. Mais avant que cette rencontre n'ait lieu, il nous faut assister à la rencontre du père et de la fille, de Schahrazade et du vizir.
Le vizir et sa fille : l'histoire qui ne dissuade pas Schahrazade
Les humains sont "dans les cris de douleur et dans le tumulte de la terreur". La cité est en danger, la descendance compromise par la folie d'Un, rien ne semble pouvoir l'arrêter.
Et c'est ici que Schahrazade va surgir dans le récit. Fille aînée du vizir, si elle n'est qu'à l'aube de sa vie, au commencement de son histoire, elle connaît cependant les histoires de bien des vies qui se sont déjà écoulées, de peuples anciens disparus. Elle est pleine de toutes ces narrations qu'elle a lues.
A son père irrité, abattu de ne plus trouver de fille vierge pour son roi et craignant pour lui-même, Schahrazade va demander ce qu'il lui arrive. Alors il lui raconte 'tout ce qui était arrivé depuis le commencement jusqu'à la fin " (Mardrus, p. 11). Nous avons, ici, la deuxième boucle récursive, le récit est repris depuis le commencement (mais nous ne savons pas où est le commencement pour le vizir) jusqu'à la fin (qui n'est pas encore survenue si ce n'est à considérer que le moment présent est toujours aussi la fin partielle).
Schahrazade propose à son père de la conduire auprès du roi afin, dit-elle, de sauver "les filles des Mousslemine". Son père tente de la dissuader de ce projet et la met en garde : "J'ai bien peur qu'il ne t'arrive ce qu'il arriva à l'âne et au bœuf avec le laboureur ". Schahrazade : "que leur est-il arrivé?" Alors, le vizir raconte l'histoire de l'âne, du bœuf et du laboureur
Un marchand a le pouvoir de comprendre le langage des animaux mais il ne peut révéler à personne son secret sous peine d'en mourir. Il surprend une conversation entre le bœuf et l'âne : celui-ci conseille à celui-là de simuler la maladie pour éviter d'être envoyé au labour. Dès le lendemain, le bœuf suit le conseil donné, il ne peut aller aux champs. Le maître le fait remplacer par l'âne. Le surlendemain, il en va de même. Au retour des champs, le maître surprend une nouvelle conversation : l'âne dit au bœuf qu'il a entendu le maître dire que si le bœuf ne se relève pas le matin suivant, alors il faudra le conduire chez le boucher. Le lendemain, le maître assiste en compagnie de sa femme à une scène où le bœuf, au propre comme au figuré, "pète de santé". Éclat de rire du maître. Son épouse veut savoir la raison de ce rire. L'époux : "c'est quelque chose que j'ai vu et entendu mais que je ne peux pas te dire". L'épouse s'offusque, insiste, déclare qu'elle pense que c'est d'elle qu'il s'est moqué et que si tel n'est pas le cas, dût-il en mourir, elle veut savoir. Le marchand finit par céder, il se résout à la mort. Il convoque tous les siens, met de l'ordre quant à sa succession. Les siens tentent de fléchir l'épouse. Rien n'y fait. Le sort du marchand semble jeté quand il surprend de nouveau une conversation au cours de laquelle son chien raconte à son coq le triste sort qui attend leur maître. Le coq n'en revient pas du peu de raison dont témoigne le marchand dans son action, il se demande pourquoi son maître ne choisit pas de suivre face à sa femme la politique de la badine de mûrier "il entrerait dans sa chambre et la battrait jusqu'à ce qu'elle meure ou se repente." Entendant cela, le marchand retrouve son bon sens et décide d'agir comme le coq le suggère.
Le vizir, ici, interrompt son récit et dit : "II est possible que le Roi fasse de toi comme le commerçant a fait de son épouse!" Schahrazade lui dit : "Et que fit-il?" Le vizir nous apprend alors que le marchand entra alors dans la chambre réservée avec la badine, il appela sa femme, ne lui livra pas son secret mais lui donna une telle volée de bois vert qu'elle se repentit et jura qu'elle ne lui demanderait jamais plus rien. Ensuite, il vécurent heureux.
Ce conte ne parviendra à dissuader Schahrazade de son projet : "O père, je veux tout de même que tu fasses ce que je te demande" (Mardrus, I : 13). "II en sera pourtant comme je l'ai décidé." (Bencheikh, Miquel, I : 46). Le vizir s'en va annoncer la nouvelle à son roi. Pendant ce temps, Schahrazade fait ses recommandations à sa jeune sœur; Doniazade : "Lorsque tu arriveras, le roi me prendra. Tu me demanderas alors : "Ma sœur, raconte-nous donc une histoire merveilleuse qui réjouira la veillée." Alors je dirai un conte qui assurera notre salut et délivrera notre pays du terrible comportement du roi, si Dieu le veut" (Ibid.) ou "Lorsque je serai près du Roi, je t'enverrai mander; et lorsque tu seras venue et que tu auras vu le Roi terminer sa chose avec moi, tu me diras : "O ma sœur, raconte-moi des contes merveilleux qui nous fassent passer la soirée!" Alors, moi, je te raconterai des contes qui, si Allah le veut, seront la cause de la délivrance des filles de Mousslemine!" (Mardrus, I : 13).
Les effets du récit du vizir
Avant de nous demander ce que nous pouvons tirer comme éléments de compréhension pour la suite du récit, notons que c'est la première fois dans le récit que nous est présenté un couple composé de générations successives : en l'occurrence le couple est celui formé par un père et sa fille; de plus c'est un couple où la parole circule trans-générationnellement : d'une part le père transmet présentement quelque chose à sa fille par le biais d'une histoire qu'il lui raconte; d'autre part de la transmission a déjà eu lieu puisque Schahrazade a lu "mille livres'" où se transmettaient la mémoire relative à l'histoire de rois et peuples anciens. Schahrazade est d'emblée désignée comme inscrite dans une généalogie, dans l'histoire, dans la temporalité et dans la capacité de produire une parole apte à la remémoration.
Mais que pouvons-nous comprendre de cette étrange histoire du vizir? Elle a pour fonction de dissuader Schahrazade de son entreprise. Il tente de prévenir sa fille de ce qu'elle risque à vouloir se rendre auprès du roi : dans un premier temps du récit, elle risque de connaître le sort de l'âne et du bœuf, dans un second temps, qui survient après une scansion du récit', c'est du sort de la femme du marchand que son père "la menace".
Le marchand occupe apparemment la place de Schahriar, il est celui qui possède un pouvoir secret dont il ne peut jouir qu'à en garder le secret, sa révélation causerait la mort. Ce pouvoir secret est un pouvoir lié à la perception : le marchand comprend la langue de tous les animaux. Ce pouvoir situe le marchand dans des temps antérieurs à la tour de Babel, au temps de l'Eden, avant le péché originel, temps où Adam et Eve comprenaient le langage des animaux : temps mythique, temps primordial. Le marchand perçoit des choses que d'autres humains sont bien incapables de percevoir. Mais il ne peut dire ce qu'il a perçu, raconter ce qu'il a perçu reviendrait à révéler son secret (secret de la perception), révélation d'un point de vue sur les choses et sur le monde. Sa parole doit parler en intégrant le secret mais sans le dire. Si son dire venait à dire fidèlement ce qu'il a entendu, s'il restait collé au perçu, cela entraînerait la mort. Notons que, suprême ruse, nous les lecteurs sommes unis, dans la position de partager le secret avec le marchand, par contagion nous partageons son pouvoir, nous aussi, nous comprenons la langue des animaux.
En surprenant la conversation de l'âne et du bœuf, ce que nous découvrons c'est que la parole ouvre à la duplicité, au semblant, et qu'à elle est associé le pouvoir de changer de place : la parole fait entrevoir au bœuf qu'il peut, simulant la maladie, ne pas occuper sa place habituelle; l'âne sera mis à la place du bœuf par le tiers entendant; par la suite, l'âne, en prétendant avoir entendu le maître envisager la mort du bœuf, remettra le bœuf à sa place tout en retrouvant la sienne2.
Le vizir semble dire : fais attention ma fille, à quelle place vas-tu te mettre? Si tu changes de place, tu risques la mort (le bœuf n'est resté en vie qu'à reprendre sa place). Et si tu te mêles comme l'âne de ce qui ne te regarde pas, en voulant laisser entrevoir à l'autre qu'il pourrait se tenir à une autre place que celle qu'il occupe, cela peut se retourner contre toi (l'âne en a souffert).
L'acte de parole provoque le déplacement, il menace l'ordre du monde, la parole qui dévoilerait le secret de l'entendement de ce qui est perçu entraînerait la mort.
Deuxième temps : prends garde qu'il ne t'arrive ce qui arriva à la femme. A vouloir savoir-voir ce que tu n'as pas à savoir, à percer le secret tu risques... Mais qu'arriva-t-il à la femme du marchand? Finalement, l'homme ne partagea pas son secret avec elle. Encore qu'une fois dans la chambre réservée, la porte étant fermée, nous sommes confrontés à la perception des bruits, à la reconstitution de ce qui les produit. Le vizir met en garde sa fille sur ce qui va lui arriver dans la chambre royale.
Une hypothèse : si à la parole est lié ce pouvoir de déplacement, ne pourrait-on pas penser que le danger de mort qui pèse sur le marchand réside justement dans son incapacité à changer de place? Il semble être pris dans une nécessité de rester à la même place, il veut parler de la place même où il percevait. Sa parole, d'être prise dans la nécessité de dire la perception telle quelle, sans transformation, est empêchée, en cela tient la menace d'anéantissement. Quand on parle de ce qu'on a vécu, perçu, on n'est plus à la même place que quand on l'a perçu, vécu. Dire ce qu'on a vécu, c'est ne pas être en train de le vivre, c'est donner un sens au vécu. La fidélité à l'expérience perceptive s'accompagne du risque d'anéantissement.
Le conte du vizir, loin de dissuader sa fille, Schahrazade, de son projet, renforce sa détermination, en lui donnant des éléments pour la mise en oeuvre de son projet. La première leçon que semble tirer la fille du vizir de cette histoire, c'est qu'un tiers est nécessaire pour que la parole puisse être efficace, ce tiers sera sa sœur. Grâce à elle, elle n'aura rien à demander ni à proposer directement au roi; sa sœur, en lui demandant de conter une histoire, la désignera comme détentrice d'un savoir susceptible d'éveiller la curiosité du roi. Elle ne cherchera pas, comme la femme du marchand, à ce que le roi lui livre ses secrets, elle ne se mêlera pas ouvertement de ce qui ne la regarde mais la concerne au plus haut point, puisqu'il en va de sa vie. De même, elle n'évoquera jamais directement ce qui est arrivé au roi, elle ne cherchera jamais à savoir ce qui lui est vraiment arrivé.
Maintenant est venu le temps de la rencontre entre Schahriar et Schahrazade, maintenant, voici venue la première nuit des mille nuits que va durer la narration qui, non seulement, arrachera le roi à son malheur mais qui, de plus, lui donnera une descendance. Nous l'avons dit plus haut, le rituel macabre permet à Schahriar à la fois de revenir, sans y retomber complètement, au plus près de cette scène où tout sens s'est vu défait pour lui, où sa confiance dans le monde s'est vue détruite. Notons ici qu'en tuant, à la suite de sa femme, toutes les femmes dont il fait son épouse d'une nuit, c'est la possibilité de descendance qui est tuée : la sienne comme celle de la cité. En effet, le rite conjuratoire et macabre auquel se livre Schahriar a plongé la cité dans le tumulte et la terreur, plus de mille vierges ont déjà été sacrifiées à la douloureuse folie meurtrière du roi, des familles pour sauver leurs filles n'ont eu d'autre issue que l'exil. Il n'y a plus dans la cité de filles à marier, la cité est menacée de disparition. Il ne reste plus que les deux filles du vizir, l'une en âge d'être mariée, l'autre encore pré-nubile.
Paradoxalement, Schahrazade, en s'offrant au roi, permet à la fois que s'accomplisse une fois encore la répétition, mais quelque chose va s'introduire dans cette répétition, qui va permettre le surgissement du nouveau, rendant possible à nouveau la descendance.
Après avoir dit que Les Mille nuits et une nuit étaient le livre du paradoxe de l'un et du multiple, le livre de la complexité, nous pourrions dire qu'il est le livre des transformations : transformation de la perception en parole et en écriture; transformation de la catastrophe en malheur ordinaire; transformation d'un roi-fils en père; transformation d'une jeune fille en femme, mère et amante; transformation d'une petite fille en jeune fille prête en mariage. Livre des transformations, livre des engendrements.
L'histoire qui rompt la répétition macabre
Après que le roi ait défloré Schahrazade, Doniazade fait ce que sa sœur lui avait demandé de faire : "Par Dieu, ma sœur, raconte nous une histoire pour égayer notre veillée. - Bien volontiers et de tout cœur, répondit Schahrazade, si ce roi aux douces manières le veut bien. A ces mots, le roi que fuyait le sommeil fut tout joyeux d'écouter un conte" (Bencheikh, Miquel, 1 : 47). Et ce fut "Le conte du marchand avec l'éfrit" qui s'acheva au cours de la troisième nuit.
Il s'agit de l'histoire d'un marchand dont la vie fut rachetée par trois cheikhs qui racontèrent leur histoire. Le marchand doit mourir pour expier un crime qu'il a commis sans le savoir mais dont il accepte d'assumer la responsabilité. Ayant mangé des dattes, il en jette les noyaux, l'un de ceux-ci frappe en pleine poitrine le fils d'un éfrit (qui sont des êtres invisibles). L'éfrit sort de l'invisibilité et réclame la vie du marchand "je vais te tuer comme tu as tué mon fils". Le marchand obtient un sursis d'un an, au terme duquel, ayant réglé ses affaires, il reviendra subir le sort que lui réservera l'éfrit. Un an après, fidèle à la parole donnée, le marchand revient. Alors qu'il attend l'éfrit, se présente un premier cheikh qui tient en laisse une gazelle et à qui il raconte son histoire : le cheikh décide de rester près du marchand. Un second cheikh, qu'accompagnent deux levrettes noires, survient; informé de la situation; celui-ci aussi décide de rester. Et, pour finir, arrive un troisième cheikh qui conduit une mule et à qui est fait le même récit, et qui prend lui aussi la décision de rester.
Enfin survient l'éfrit qui, toujours dans les mêmes dispositions, veut prendre la vie du marchand. Mais le premier cheikh se lève alors et dit : "Ô démon et roi couronné des démons, si je te raconte l'histoire de cette gazelle et que tu la trouves étonnante, m'accorderas-tu le tiers de la vie de cet homme?" L'éfrit accepte la proposition. Commence alors l'histoire du premier cheikh. "Sache, ô grand éfrit, que cette gazelle-ci était la fille de mon oncle, et qu'elle était de ma chair et de mon sang" (Mardrus, I 15). Après trente ans de mariage, cette union s'étant révélée stérile, le cheikh s'est décidé à prendre une concubine qui lui donna un "enfant mâle beau comme la lune à son lever. Quand l'enfant atteint l'âge de quinze ans, le père se voit obligé de partir pour une ville lointaine. Sa femme, pleine de ressentiment, profite de son absence pour user des pouvoirs de sorcellerie dont elle dispose. Pratiquant l'art des ensorcellements, elle métamorphose le fils de son époux en veau et sa concubine en vache. A son époux, qui rentre de son voyage, elle raconte que la concubine est morte et que le fils s'est enfui. Le cheikh passe une année entière le cœur plein de tristesse. Quand arrive la fête du Sacrifice, sur l'incitation de sa femme, il sacrifie sa concubine métamorphosée en vache, sans pouvoir la reconnaître. Mais, une fois le sacrifice accompli, la vache est écorchée et on ne trouve que peau et os. Il est alors décidé de sacrifier un veau. Est alors apporté son "fils l'ensorcelé en veau"; celui-ci, après avoir rompu sa corde, court vers son père, se frotte à lui gémissant et pleurant. Le cheikh, voyant cela, prend pitié de lui et ordonne qu'on le ramène à la pâture. Ici, surgissement de l'aube qui entraîne la première suspension du récit de Schahrazade et voit différée d'une nuit sa mise à mort prévue : "Par Allah! Je ne la tuerai que lorsque j'aurais entendu la suite de son conte".
La nuit suivante, la fille du vizir reprend la narration après que le roi ait acquiescé à la demande de poursuite formulée par Doniazade. Le cheikh décide donc d'épargner le veau sans pouvoir reconnaître son fils sous cette apparence, il se heurte alors à l'insistance de son épouse qui veut que ce veau-là soit sacrifié sans délai. Le père ne cède cependant pas, il donne alors ce veau à son berger. Le lendemain, celui-ci vient apprendre à son maître ce que sa fille, douée des pouvoirs de la divination, lui a appris : à peine eut-elle vu le veau que rapportait le berger que sa fille s'écria : "0 père, ma valeur est-elle descendue si bas à tes yeux, que tu laisses ainsi pénétrer chez moi les hommes étrangers (Mardrus, 1 : 17). Elle lui apprit alors toute l'histoire de la métamorphose. Le cheikh se rend alors chez son berger, il demande à la jeune fille de lever l'ensorcellement dont son fils est victime. La jeune fille accepte sous deux conditions : la première est d'être mariée au fils du cheikh, la seconde d'être autorisée à ensorceler la femme du cheikh à titre préventif. Les deux conditions furent acceptées par le cheikh. C'est ainsi que sa femme fut transformée en la gazelle qui l'accompagnait. Trouvant ce récit extraordinaire, l'éfrit accorde au cheikh un tiers de la vie du marchand. S'avance alors le deuxième cheikh qui se propose de racheter par son histoire un second tiers de la vie du marchand. "Sachez, ô seigneur des rois des genn, que ces deux chiens sont mes frères, et moi je suis le troisième" (ibid.), ainsi commence cette histoire où est conté comment le second cheikh eut à subir les effets de l'envie de ses deux frères imprévoyants. Ses deux frères avaient vaincu sa grande résistance à entreprendre un voyage qui lui semblait d'autant plus aventureux que chacun de ses frères avait déjà entrepris un tel voyage dont ils étaient revenus l'un et l'autre ruinés. Au cours de ce voyage, ils avaient rencontré une gennia qu'ils n'avaient pas reconnue comme telle car elle leur était apparue sous les traits d'une pauvre femme, vêtue de haillons. Lui, sans hésiter, avait accepté de la prendre avec eux, par la suite son cœur l'avait aimée et il l'avait prise pour femme. Ses frères se mirent alors à envier et sa richesse et sa fortune en amour. Ils décidèrent de le mettre à mort avec son épouse et ils les jetèrent à la mer. En cette occasion, pour le sauver, sa femme lui apparut pour ce qu'elle était : une gennia. Il réussit à apaiser en partie la colère de son épouse, elle renonça à mettre à mort ses frères mais tint cependant à ce qu'ils fussent punis et c'est ainsi qu'ils furent transformés en chien (levrette dans
Bencheikh-Miquel). L'enchantement des deux frères devant durer dix ans, et le terme de celui-ci arrivant, les trois frères se rendent auprès de la sœur de la gennia afin que les deux frères punis retrouvent leur forme humaine. "Le genni dit : "C'est vraiment un conte étonnant : aussi je t'accorde le tiers du sang en rachat du crime" (lbid., p. 19).
C'est au tour du troisième cheikh de proposer son histoire contre le dernier tiers de la vie du marchand. Pour le récit du troisième cheikh, des variantes différentes apparaissent. Habituellement est retenue la version abrégée, c'est celle que l'on trouve aussi bien chez Mardrus que chez Miquel-Bencheikh. Dans l'édition arabe de Muhsin Mahdi, il est seulement fait mention dans le texte d'une histoire plus étonnante que les précédentes (pp.85-86), mais, en annexe, trois versions sont rapportées (pp. 689-694). La première commence ainsi : "O sultan, ô toi le chef des genn! Cette mule-ci était mon épouse". Après s'être absenté pendant près d'un an, le narrateur revient chez lui sans prévenir, arrivant pendant la nuit, il trouve son épouse couchée avec un esclave noir. Aussitôt que sa femme l'aperçoit, elle lui jette un sort qui le fait se transformer en chien. Errant sous cette forme, il sera recueilli par un boucher dont la fille le reconnaîtra de la même manière que la fille du berger dans le conte du premier cheikh. Elle le délivrera de l'ensorcellement et lui donnera les moyens de punir sa femme en la transformant en la mule qui se tient là présentement à ses côtés...
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1. Nous avons commencé à souligner cela dans notre article (Grandguillaume G., Villa F., 1989).
1. C'était, rappelons-le, la première énigme de la Sphynge.
2. C'est ainsi qu'est nommé ce livre par J. L. Borgès (1965).
1. Edition de William Henry Macnaghten, dite Calcutta II, en 4 volumes, 1839-1842;
Edition de Bûlaq, dite aussi du Caire, 2 volumes, 1835;
Edition de Habicht-Fleischer, 12 volumes, 1824-1843;
Edition de Muhsin Mahdi, 2 volumes, Leiden,1984.
1. A. Miquel : "Il faut savoir, d'abord, que les Nuits sont anonymes. Elles nous viennent, à travers plusieurs siècles, de l'immense réservoir que constituait toute une civilisation rassemblée sous la lumière de l'islam, exprimée en arabe mais prolongeant aussi, d'une façon ou d'une autre, les vieilles civilisations dont elle était l'héritière ou la voisine : l'Egypte pharaonnique, l'Antiquité grecque, la Mésopotamie et l'Iran, sans oublier l'Arabie d'avant l'islam. C'est cette richesse même que nous retrouvons dans les phases successives et le contenu du recueil.
Il semble à peu près acquis que le premier noyau des Mille et une nuits était d'origine persane, avec des emprunts indiens, et fut traduit, puis islamisé, à partir du VIIè siècle, le tout en Irak et peut-être plus précisément à Bagdad, la capitale du monde musulman. A ce noyau initial, et à Bagdad même - ou dans d'autres grandes villes d'Irak comme Bassora -, s'adjoignirent toute une série d'œuvres sur de grands personnages historiques comme le calife Hârûn ar-Rashîd, ou sur les aventures maritimes comme celle de Sindbâd. A partir des XI-XIIè siècles, c'est l'Egypte, surtout avec des contes merveilleux et de magie qui prend le relais. C'est sans doute en Egypte aussi, que le recueil vit confirmer son titre définitif, son organisation, telle que nous pouvons la connaître aujourd'hui, et son contenu total. Car, aux trois ensembles iranien, bagdadien et égyptien, vinrent s'ajouter, jusqu'au début du XVII è siècle, une foule d'autres contes de provenances diverses: l'Arabie d'avant l'islam, Byzance, les Croisades, le monde turco-mongol, l'Antiquité mésopotamienne ou biblique." Bencheikh, Miquel, I, pp. 8-9.
1. La première est celle de Antoine Galland (1704-1717), Garnier-Flammarion, 3 vol., 1965; la seconde, celle de J.C. Mardrus (1899-1904) , Robert Laffont, coll. Bouquins, 2 vol., 1980; la troisième, celle de René Khawam, Phébus, 4 vol. 1986; et, enfin, la quatrième, celle en cours de J.E. Bencheikh et A. Miquel, partiellement publiée chez Gallimard, folio, 2 vol., 1991.
1. Muhsin Mahdi, p. 57: "Il envoya son vizir - et son vizir avait deux filles, l'une s'appelait Schahrazad et l'autre Doniazade".
1. Il faudrait accorder plus d'attention que nous ne le ferons dans cet article à la fonction de cette scansion et au destin ultérieur de celle-ci dans la narration de Schahrazade (pour une approche de cette question, cf. Grandguillaume G., Villa F., 1989.). Remarquons cependant qu'à la suite de cette scansion, il y a changement de la place que risque d'occuper Schahrazade si elle se rend auprès du roi : ce n'est plus à la place du bœuf et de l'âne qu'elle est menacée de se retrouver mais à celle de la femme du marchand. Pour que la parole puisse permettre de changer de place, sa scansion serait-elle nécessaire?
2. Cf. article de Martine Medejel dans ce numéro.
1. Notre attention sur l'importance de la suppression de la descendance a bien sûr été éveillée par la découverte au terme des mille nuits que Schahrazad avait engendré dans le même temps des récits et des enfants : les uns étant, en quelque sorte, des équivalents des autres. L'idée que Schahriar, en tuant ses épouses d'une nuit, tuait aussi sa descendance, nous est alors venue et la version arabe publiée par Muhsin Mahdi est venue conforter que c'était là une dimension essentielle de ce livre. Dans cette version, dans le récit du roi Yunan et du médecin Duban, récit lui-même enchâssé dans le conte "Le pêcheur et le génie", le roi lounane, que son vizir, par jalousie, pousse à mettre à mort le médecin qui vient de le guérir d'une maladie jusque-là incurable, se met à raconter à ce vizir l'histoire du roi Sindibad. C'est alors qu'apparaissent ces phrases dans la bouche du narrateur: "Sache que le roi Sindibad voulut tuer son fils - celui qui est jaloux est jaloux de son père. Son vizir lui dit: ne le fais pas, tu le regretteras par la suite..." (Muhsin Mahdi, p. 98). Ces phrases disent peut-être, dans leur brusque surgissement, ce dont il est question dans les récits de ce début des Nuits : le meurtre des fils par les pères, pour anticiper sur les effets de la jalousie des fils, qui voudraient prendre quelque chose aux pères. Une perspective a priori étonnante, puisqu'il n'est guère question du père dans le prologue, hormis la rapide mention initiale de ce grand roi dont la succession semblait avoir été réglée de son vivant à l'avantage de l'aîné
1. Ici travaille la mémoire de la communauté islamique, présence de l'Ancien testament et du Coran dans les Nuits. Il est inévitable de penser à l'histoire d'Abraham, de Sarah et de Agar. Il serait intéressant de se questionner sur l'interprétation qui nous est ici donnée de cette histoire. |
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