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L'Algérie, une identité à rechercher |
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Références: Economie et Humanisme, n° 309, septembre-octobre 1989, p.48-57
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DOSSIER
Lors des débats relatifs à la loi sur les associations à caractère politique, adoptée par les députés algériens du 2 juillet 1989, " l'islam et la langue nationale, posés comme principes fondamentaux de la personnalité et de la société algériennes, ont été au cœur de discussions enflammées. Les partis seront contraints d'utiliser la langue arabe dans leur expression officielle et d'éditer leur première et principale publication dans cette langue " (1). Le lecteur peut paraître surpris de voir une importance égale attachée à la restauration de la démocratie politique et à l'utilisation par les partis de la langue arabe. Il peut l'être encore davantage en lisant, dans le même journal, qu'au même moment, une manifestation se tient devant l'Assemblée en faveur de la reconnaissance des droits des femmes.
Dans la profonde transformation que vit l'Algérie depuis 1988, cette conjonction de faits apparaît tout à fait caractéristique des questions de fond qui se posent au pays. Certes les problèmes ne manquent pas : économie, démographie, emploi, habitat, mais l'impression prévaut que leur résolution est liée à des niveaux d'interrogation plus radicale. Faut-il parler d'identité ? La notion est floue, et en même temps inévitable. Il se trouve que le pays est soumis à l'attraction de deux pôles puissants dont l'expression symbolique et le vecteur sont représentés chacun par une langue : l'Islam, dont la langue arabe assure l'enracinement traditionnel, et le monde occidental, dont la langue française réalise la présence. Aucun de ces deux types de société n'étant réalisable intégralement en Algérie, l'Etat indépendant essaie depuis son origine de trouver une voie moyenne susceptible de les concilier.
La politique d'arabisation, par laquelle il a tenté de substituer la langue arabe à la langue française introduite à la faveur de la colonisation, est une tentative importante pour résoudre cette tension qui traverse la société algérienne jusqu'à maintenant : il s'agissait, par la promotion d'une langue à la fois ancienne et moderne, de fournir un rôle de fixation à une identité nationale algérienne. Les difficultés rencontrées par la mise en ouvre de cette politique, les tensions qu'elle soulève encore aujourd'hui, révèlent la profondeur des enjeux et font de cette question, apparemment linguistique et technique, la pierre de touche de l'identité algérienne.
La question est complexe et comporte des enjeux multiples. La liberté d'expression instaurée récemment fait apparaître au grand jour des points de vue qui ont dû longtemps prendre des voies détournées. A travers leur multiplicité, c'est une interrogation sur l'identité algérienne qui s'exprime. Après tant d'années de discours idéologique sur la question, il semble que les vrais problèmes soient en train d'être posés.
le parcours de l'arabisation
Pour comprendre la question, il est nécessaire de rappeler brièvement le contexte linguistique de l'Algérie. La langue maternelle, parlée par la population, est constituée de dialectes, soit arabes, soit berbères. Ces dialectes ne sont pas écrits. La langue écrite est l'arabe dit classique, ou coranique, en ce sens qu'il est étroitement lié à l'Islam. Avec la colonisation, la langue française a été introduite, comme langue officielle : pour l'enseignement, l'administration et même l'environnement. L'une des revendications du mouvement qui a conduit à l'indépendance était la restauration de l'arabe classique, qui n'avait survécu que grâce au support de l'enseignement privé. Cet arabe, qui s'était modernisé au Moyen-Orient par le contact avec d'autres usages, était resté marqué en Algérie par sa fonction religieuse, les usages d'une langue moderne étant réservés au français. Ceci, ajouté à la durée de la colonisation, a fait qu'à l'avènement de l'indépendance, le niveau de connaissance de l'arabe classique était relativement bas. Sous la pression des éléments attachés à l'Islam et à la langue arabe, le gouvernement a mis en place et réalisé une politique d'arabisation, qui avait pour but, à terme, de faire tenir à l'arabe, déclaré langue nationale, la fonction occupée par la langue française. Cette politique a suscité de nombreuses polémiques qu'il n'est pas possible de relater ici (2).
C'est surtout dans le domaine de l'enseignement que cette politique a abouti à des résultats palpables. Par leur influence prédominante au sein de l'enseignement primaire et secondaire, ses partisans ont pu la faire progresser, jusqu'à arriver à une arabisation totale de ces enseignements en 1989, avec l'arrivée au baccalauréat de seuls élèves arabisants (alors que jusque là, il y avait aussi des élèves bilingues arabe-français). Au niveau de l'enseignement supérieur, si l'arabisation des sciences humaines et sociales avait pu être obtenue, les secteurs scientifiques en étaient restés à l'écart : c'est seulement à partir de la prochaine rentrée que le problème va se poser, leur arabisation étant " imposée " par l'arrivée des contingents de bacheliers arabisants. Jusqu'à présent, arabisation n'a pas signifié l'abandon du français, mais que l'ensemble des matières était enseigné en langue arabe. Toutefois, l'arabisation n'a pas pénétré la vie économique, où l'usage du français demeure largement prédominant, de telle sorte que le français reste jusqu'à présent la langue de la réussite sociale.
les problèmes posés
La langue arabe classique étant peu diffusée en Algérie, il fallut former des enseignants. La langue elle-même demandait à être enrichie de tous les termes nécessaires aux usages jusque-là dévolus au français : vocabulaire de l'administration, des sciences. Les problèmes de terminologie se posent encore aujourd'hui. Il faut ajouter que, dans sa logique de langue nationale unifiante, l'arabisation se déploie dans une double dimension : vers le français qu'elle doit remplacer, mais aussi vers les dialectes auxquels elle doit se substituer à terme. Si le problème n'est pas trop grave pour les dialectes arabes susceptibles d'être intégrés dans un niveau de langue arabe, il n'en est pas de même pour les dialectes berbères, que cette opération voue à disparaître.
des problèmes linguistiques, sociaux, ...
Du fait que l'ensemble du secteur économique et administratif fonctionnait en français, ceux qui utilisaient cette langue se trouvaient en position dominante, et se montraient peu empressés à laisser leur place à des arabisants. Ceux-ci taxaient dès lors les francisants de suppôts du colonialisme dont ils défendaient la langue. De ce fait la langue française demeurait la " langue du pain ", et c'est à cette situation que la politique d'arabisation devait mettre fin. La réaction des couches privilégiées fut longtemps d'échapper à l'arabisation en orientant leurs enfants sur les filières bilingues de l'enseignement ou vers des établissements privés ou étrangers. La suppression des écoles privées en 1976, puis l'interdiction faite en 1988 aux élèves algériens de fréquenter les établissements français a placé ces parents dans une situation difficile qui constitue un aspect de la crise actuelle. En ce qui concerne les enseignants, toute réduction de l'enseignement en français ou du français conduit à écarter de nombreux enseignants algériens qui ont été formés dans les années récentes ; le même résultat s'est produit dans l'enseignement supérieur avec l'arabisation des sciences humaines et sociales.
... et culturels
Pour comprendre les dimensions de ce problème, il est important de réaliser que la langue n'est pas seulement un instrument de communication, mais aussi support de l'expression. Chaque langue comporte une constellation de valeurs auxquelles elle réfère, un ensemble de significations qu'elle symbolise. Sous cet aspect, les langues en usage au Maghreb ont chacune leur fonction et leur signification. Si la langue coranique renvoie à l'identité islamique, les langues dialectales concrétisent l'enracinement primordial lié à toute langue maternelle. Quant au français, il symbolise à la fois la domination coloniale, mais aussi la modernité vers laquelle l'Algérie s'est ouverte par son intermédiaire. Si la langue arabe adoptée pour langue nationale est la même linguistiquement que l'arabe coranique, elle en diffère par sa fonction de langue moderne et par sa référence à la langue qu'elle doit remplacer, le français. En tant qu'opération globale, l'arabisation se prêtait à une double interprétation : ou bien une traduction, dire la même chose en arabe qu'en français ; ou bien une conversion, dire en arabe autre chose qu'en français. Outre les applications
possibles aux diverses disciplines scolaires, ce choix concernait aussi le projet de société dans son ensemble. C'est ainsi que l'expression " l'arabisation n'est pas l'islamisation " fut employée deux fois en des sens différents : une première fois en 1964 par le président Ben Bella pour assurer aux laïcs que l'arabisation ne restaurerait pas une société théocratique ; une seconde fois au début des années 80 par un ministre des Affaires religieuses, pour signifier qu'il ne suffisait pas d'arabiser pour que soit atteint le but, l'islamisation.
l'arabisation en 1989
A la 4e conférence annuelle sur la généralisation de la langue nationale réunie le 3 juillet 1989, M. Kasdi Merbah, chef du gouvernement, situe l'achèvement de l'opération vers l'an 2000 et il rappelle que " le principe de la généralisation de la langue nationale est irréversible, car la langue arabe est le fondement de notre personnalité avec ses dimensions spirituelles, historiques et culturelles " (3). A la rentrée 1989-1990 l'Université doit accueillir le premier contingent de bacheliers arabisés : les enseignements scientifiques devront donc y être donnés en arabe. A cette fin, les professeurs sont " arabisés " par des stages durant l'année universitaire précédente. Ainsi, en juillet 1989, se tient à Annaba une université d'été " destinée à abriter les séminaires en langue nationale au profit des enseignants des filières de maths, physique, chimie et biologie chargés d'encadrer notamment les étudiants de première année en sciences fondamentales et en technologie " (4). Un certain nombre d'entre eux démissionnent et préparent leur mutation vers des pays francophones. Enfin les ambassadeurs africains accrédités à Alger ont reçu au début de juillet des télex du ministère de l'Enseignement supérieur, leur demandant de ne pas envoyer leurs étudiants en septembre 1989, car l'université algérienne risque d'être entièrement arabisée.
Ceci pose aussi le problème de la documentation pédagogique et scientifique, en partie produite en Algérie : " Il faut noter que la production d'ouvrages scientifiques en langue nationale est quantitativement faible, car les pays arabes, à l'exception de la Syrie, dispensent en anglais et/ou en français les enseignements de mathématiques, physique, chimie et biologie " (5). De grosses difficultés sont prévues, et certains journaux laissent entendre que cette année pourrait avoir un caractère expérimental...
un projet de réforme du système d'éducation et de formation
Des journées d'études ont eu pour thème ce projet (6) qui propose la suppression de l'enseignement du français et l'apprentissage de l'anglais comme langue étrangère unique à partir de la 7e année de l'enseignement fondamental : il serait question de former " en masse " des professeurs d'anglais pour remplacer les professeurs de français écartés. Une autre proposition concerne la suppression de la mixité dans les établissements scolaires. Dès sa parution, ce projet suscite de vives protestations de la part d'enseignants dont les propositions n'ont pas été retenues. La proposition relative à l'anglais est considérée comme une aberration au moment où, selon Mohamed Farhi (7)
" près de dix mille étudiants algériens -graduation et postgraduation confondues-
continuent actuellement leurs études en France ". Un groupe d'enseignants de français de Blida écrit au ministre une lettre dénonçant la confusion établie par le rapport entre enseignants de français et Français, langue française et colonialisme français (8). Cette question nous conduit au débat qui, sur différents thèmes, s'est engagé autour de l'identité algérienne.
un regain de tension autour de l'identité
Un débat souvent assez vif s'est engagé sur les orientations profondes de la société algérienne. Les principales concernent la question de la langue (arabisation, langue berbère), la laïcité et la place de l'Islam, la mixité dans l'enseignement, la place et les droits de la femme : un débat où la langue arabe occupe toujours une place centrale.
le statut des langues en Algérie
La question des langues est l'objet de nombreux articles dans la presse et il est impossible ici de les citer tous (9). Ils sont souvent répétitifs, soit par le parti-pris idéologique (pour ou contre l'arabisation), soit par le caractère moralisateur, comme si un tel problème pouvait être résolu par un appel " à la conscience de l'intelligentsia ". Les vraies questions sont esquivées, telles que la vraie nature du rapport réel à l'arabe, au français, au dialecte. Il y a des exceptions, et celle de l'écrivain Tahar Djaout mérite d'être citée pour sa lucidité et son courage, tant il est important en ce domaine de cesser de se plaindre et de prendre ses responsabilités :
... L'Algérie, dont l'identité arabo-islamique seule est reconnue de manière officielle, est en réalité plus riche et plus complexe que cela. Par son histoire, sa réalité quotidienne, sa situation géographique, l'Algérie est berbère, arabe, méditerranéenne, africaine... Du point de vue linguistique, l'Algérie n'est pas monolingue. Trois langues y sont quotidiennement pratiquées : l'arabe, le berbère, le français. Mais ces trois langues ont des statuts et des légitimités historiques ou idéologiques différents. En outre le débat autour de ces langues est un débat souvent passionné. Un livre comme Culture et enseignement en Algérie et au Maghreb d'Abdallah Mazouni (agrégé d'arabe) qui aborde la question dans toute sa complexité, sans exclusive aucune, n'a jamais été diffusé en Algérie (il avait paru en 1969 aux Editions Maspéro)...
Le regard de l'Etat algérien sur le berbère, c'est le regard de Tartuffe: " Cachez-moi cette langue que je ne saurais entendre ". Langue maternelle de millions d'Algériens, le berbère ne possède aucun statut en Algérie. Aucun document officiel ne le mentionne ou n'y fait référence. Le mot lui-même a été longtemps banni des média...
Langue du plus récent colonisateur, le français est resté langue véhiculaire, longtemps après l'indépendance. Son statut en Algérie est implicite, mais il est
privilégié. Cette langue qu'on croyait voir un jour mourir de mort naturelle est toujours là, plus prégnante que jamais. Il n'est pour mesurer sa présence, que de comparer le tirage des journaux en langue française avec celui des journaux en langue arabe. Non seulement l'Algérie n'est pas parvenue à se défaire de cette langue (mais était-ce vraiment son objectif?) mais l'importance de celleci, dans notre environnement médiatique et dans notre vie quotidienne, est considérable et est en contradiction avec le discours officiel sur la place de la langue nationale. Autant d'incohérences qui font que le rapport de l'Algérien à la langue française est un rapport pathologique.
Dans la terminologie officielle (et devenue assez courante), le français n'est ni le français ni une langue étrangère : c'est la langue étrangère... (10).
la langue maternelle
La méconnaissance de l'importance de la langue maternelle fut longtemps une des constantes du discours idéologique tenu sur les langues. On entend aujourd'hui un discours plus lucide :
" Dès les premières années de l'école, on coupe l'enfant de sa réalité. On cause ainsi une rupture irréparable. Il est inconcevable qu'on ne s'adresse pas à un enfant qui va pour la première fois à l'école, dans sa langue maternelle (arabe ou berbère). A côté, rien n'empêcherait d'aménager le passage à l'arabe institutionnel (ou classique). La façon avec laquelle on agit aujourd'hui fait que cet arabe (fushâ) est perçu par l'enfant comme une langue étrangère, ce qui cause beaucoup de retard dans l'apprentissage... Nous sommes dans un enseignement où on n'apprend plus rien (ni connaissance, ni savoir-faire) quelle que soit la langue d'enseignement " (11).
la langue berbère
Sur ce thème aussi, qui fut longtemps tabou, s'expriment des opinions courageuses et novatrices, de celles qui seraient susceptibles de faire sortir les questions de leur routine, si elles étaient affirmées plus souvent par les intellectuels. Citons la prise de position de l'écrivain arabe Tahar Ouattar :
" Si la francophonie s'est emparée du problème berbère, c'est parce que nous lui avons abandonné le terrain...
Il existe un patrimoine dans ce pays, et quelles que soient ses origines, il nous appartient de le protéger. Car le vrai patriotisme, l'attachement réel à l'unité nationale et les convictions anticolonialistes sincères passent d'abord par l'attache à cette patrie et à tout ce qu'elle recèle ".
" Si nous, les arabisants et citoyens de culture arabe avions pris en charge la question de la langue berbère et demandé qu'elle soit enseignée, à côté de la langue arabe, au moins dans les contrées où elle permet la communication sociale ; si nous avions pris soin de traduire en arabe les études scientifiques réalisées par des universités étrangères et si nous avions réfléchi à l'avenir de ce pays que menace la convoitise de nos ennemis historiques, les choses n'auraient pas évolué au point que certains d'entre eux ont renié une civilisation et
que des funérailles de Musulmans ont été célébrées dans une langue autre que celle du Coran. Ceci par ressentiment à l'égard d'une langue qu'ils considèrent, à cause de la négligence de ses adeptes, comme une langue hostile, répressive et hégémonique.
Les caractères arabes auraient ainsi " habillé " les mots berbères, comme ils l'avaient fait en Turquie et comme ils le font aujourd'hui dans nombre de pays asiatiques musulmans. Et nul ne se serait préoccupé de répondre aux réflexions blessantes comme celles qui veulent que dans ce pays tout est importé y compris les ancêtres " (12).
la langue de la télévision
Certaines voix s'élèvent pour dénoncer le caractère artificiel de la langue nationale employée à la télévision : une pratique qui risque d'éloigner d'une langue dont il faudrait au contraire donner le goût.
La télévision génère des aphasiques : " L'intolérance linguistique de ce média est telle qu'on n'y voit que des aphasiques ! A la télé, on formalise à tel point que les gens se retrouvent placés dans une sorte d'insécurité linguistique... " (13).
Un usage inopportun de cette langue, par phobie de la langue maternelle, peut même aller à l'encontre des buts de l'arabisation :
Le ridicule en est qu'à la télévision par exemple, pour les spots publicitaires de sensibilisation et qui normalement s'adressent à une majorité d'analphabètes, on commente sur un ton universitaire, avec un arabe aussi littéraire que possible. C'est le cas des spots pour la baisse de natalité, par exemple, alors que les femmes auxquelles s'adresse l'information ne sont accessibles qu'au dialecte. Mais une sorte de complexe refuse au dialecte le droit de faire partie de l'arabe décent, et quand une personne est interviewée à la télévision, on préfère la laisser patauger dans sa vaine tentative de s'expliquer en arabe littéraire que de la mettre à l'aise en lui redonnant confiance dans son dialecte, qui est celui de tout le monde. Voilà le dialecte qui tombe en désuétude à l'écran. A cette allure, il faudrait un jour le réhabiliter... Pour des gens à la reconquête de l'arabe, il faudrait peut-être commencer par savoir rentabiliser le parler, et on déplore avec Lacheraf " de voir ces langues populaires s'infantiliser... cessant alors d'obéir au contrôle tacite de l'usage et aux règles minimales du clair parler... Les faits divers, et même le sport, adoptent un ton livresque assez recherché, scolaire, mieux encore un ton fracassant de tribun "... (14).
la mixité et le statut de la femme
En même temps que la suppression de l'enseignement du français, le projet de réforme demande celle de la mixité. L'importance de ce sujet, qui touche à la morale traditionnelle, se mesure à l'importance des textes de presse qui s'y rapportent (15). Le point de vue de M. Boualem Baki, ministre des Affaires religieuses, est plus réservé : " Les effets négatifs de la mixité sont d'autant
plus graves que l'environnement éducatif es culturel est malsain et agressif. Nous tenons à souligner à cesse occasion le rôle souvent néfaste de certains programmes de la télévision qui influent, sans nul doute, sur le comportement de nos jeunes enfants, garçons et filles " (16).
La question de la femme est celle où, avec l'arabisation, les deux modèles de société s'affrontent avec le plus de violence dans cette phase de libération de la parole. Trois associations féminines se sont créées pour demander l'abrogation du Code de la famille, qui reprend les dispositions de la loi islamique : nécessité d'un tuteur pour le mariage, polygamie, obéissance au mari, répudiation, moitié de part d'héritage. Elles lui opposent l'article 28 de la Constitution qui stipule que " Les citoyens sons égaux devant la loi, sans que puisse prévaloir aucune discrimination pour cause de naissance, de race, de sexe, d'opinion ou de toute autre condition ou circonstance personnelle ou sociale " (17). Ces revendications sont critiquées par le courant islamiste, comme le montre le point de vue suivant :
" Ce qui ressort de ces revendications présentées sous couvert de la dignité féminine bafouée et du mensonge de l'égalité, c'est qu'elles convergent vers un but évident, qui est l'abolition de la Loi islamique, son éviction de notre vie, pour la remplacer par des lois qui ne visent qu'à l'instauration d'une société " bestiale " où l'être humain peut difficilement reconnaître ses racines, son pays et même son père. Ce faisant, on ouvre la porte à des normes morales nouvelles dons on ne sait pas si elles sont une alternative autre que le christianisme, le judaïsme ou le bouddhisme...
Je pense donc sincèrement que la société ou le groupe social qui n'est pas jaloux de son patrimoine sacré et de ses valeurs spirituelles ne peut prétendre avoir souci de l'indépendance du pays, de son unité nationale et de sa référence arabo-islamique. C'est pourquoi tous ceux qui croient à l'islam comme religion, aux principes de novembre comme base et ligne d'action, à l'arabe comme langue de civilisation, sont invités à se dresser contre ce plan dangereux derrière lequel se cachent les apôtres de l'athéisme, les mercenaires dévoyés, les aliénés d'une autre civilisation et quelques individus que nous pouvons appeler " l'homme algérienne es la femme algérien ". Et cela afin d'éviter à notre société le dérapage vers l'errance spirituelle étrangère et la préserver des drames de la subversion sociale qui ne profiterait à personne d'entre nous " (18).
la démocratie
Et pour finir, quelle est la source de la légitimité politique dans la société ? Le peuple ou le Coran ? L'article 2 de la Constitution adoptée le 23 février 1989 précise que " L'Islam est la religion de l'Etat ". L'article 6 ajoute : " Le peuple est la source de tout pouvoir. La souveraineté nationale appartient au peuple ". Ici se pose la question de la laïcité, réclamée par les uns, honnie par les autres, et objet d'un débat permanent. A l'occasion d'un débat ouvert sur " Islam et Etat ", la presse publie des points de vue contradictoires :
" La référence à l'Islam dans notre future Constitution représente un risque majeur. Toutes nos lois, nos comportements seront par la force des choses... obligés de se plier au sacerdoce religieux qui est... loin de tout esprit démocratique car basé sur la contrainte... La démocratie est laïque ou n'est pas (19).
Point de vue auquel un autre est opposé sur la même page :
" Encouragés par une certaine presse très partisane, certains hommes et femmes se livrent actuellement, soit au nom de la démocratie, soit au nom de l'histoire, soit au nom de la légalité républicaine et socialiste - qu'ils placent au-dessus de la loi divine - à des attaques tous azimuts contre la religion, tout en menaçant l'unité du pays... L'Islam, c'est le Coran, le Coran, c'est la parole immuable de Dieu. Le Coran est très clair : " Il n'appartient à nul croyant ou croyante de choisir, lorsque Dieu, ou son messager, ont décidé d'une affaire ". Ce verset, entre autres, fixe ses limites à la démocratie qui ne peut en aucun cas s'étendre aux interdits de Dieu (Haram). Exiger donc la laïcité, ou la réforme du Coran, ne constitue ni plus ni moins qu'un acte d'hypocrisie et de mécréance ".
identité à rechercher, ou identité à assumer ?
Les notations qui précèdent, qu'un esprit superficiel pourrait trouver critiques ou malveillantes, manifestent au contraire une étonnante maturité, celle qui permet de poser sur soi un regard à la fois critique et serein, un rejet de ce qui fut trop souvent dans le passé une fausse complaisance n'ayant même pas l'avantage de rassurer. Si on veut parler d'identité, les deux repères à partir desquels elle peut se former apparaissent clairement. Pour le moment elle est, et sans doute toute identité l'est-elle, en projet. Un projet qui puise ses matériaux dans les trois lieux que lui désignent sa langue maternelle, sa langue arabe et sa langue française. De ces trois origines que l'histoire lui a assignées, la société algérienne en a mythifié une et en a méconnu deux. De ces trois langues, peut-être l'exemple de la langue maternelle est-il le plus parlant. Car la langue maternelle, dialecte arabe ou berbère, puise au tréfonds d'une tradition, emprunte hardiment aux autres et désigne par là-même le lieu d'une authentique créativité. Cela ne signifie pas qu'il faille en faire la langue nationale ou l'écrire, mais comprendre à travers elle ce qu'est le rôle et le bienfait d'une vraie langue vivante.
La langue arabe est porteuse d'une riche tradition, trop souvent réduite à des dimensions étriquées par le discours théologique. Mérite-t-elle d'être réduite à traduire du français, alors que sont laissées de côté les richesses d'une tradition arabe littéraire, mystique, poétique ? Mérite-t-elle d'être restreinte à cet usage compassé qu'en fait la télévision ? Le rôle de l'arabisation devait être de la rendre à nouveau vivante pour les jeunes générations, porteuse de rêve et d'espoir, comme toute langue, afin qu'elles puissent l'aimer, et s'aimer elles-mêmes à travers elle. La langue française a été trop longtemps en Algérie ce par quoi l'Algérien intériorisait le mépris de la culture arabe : ce stade ne peut-il être dépassé ? Elle a été le vecteur qui imposait la modernité : cette modernité ne peut-elle être maintenant l'objet d'un choix libre ? Tout ce qui
est du passé doit être assumé, fût-ce pour pouvoir être dépassé. L'identité à rechercher, pour l'Algérie, c'est avant tout un passé à assumer dans son intégralité.
gilbert grandguillaume
le 30 juillet 1989
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(1) l'Algérie : la fin du monopole du FLN. Les députés votent la loi autorisant le " multipartisme ". in Le Monde du 4 juillet 1989, p.47.
(2) J'ai traité divers aspects de cette question jusqu'en 1980 dans mon ouvrage Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Maisoneuve et Larose, 1983.
(3) Algérie-Actualité N° 1238,
du 6 au 12 juillet 1989.
(4) EI-Moudjahid, du 7 juillet 1989.
(5) Et-Moudjahid, du 7 juillet 1989.
(6) Le rapport final est publié dans le journal de langue arabe AI-Chaab du 13 juin 1989.
(7) Mohamed Farhi, " Langues étrangères et projet de réforme du système d'éducation et de formation ", in Révolution Africaine N° 1323, du 14 juillet 1989.
(8) Rubrique " A vous la parole ", sous le titre " Angoisse ", Algérie Actualité, N° 1235 du 15 au 21 juin 1989.
(9) Citons notamment un dossier " Langues " dans Parcours maghrébins, N° 3, déc. 1986, et plus récemment, une étude de Djamel Labidi, de l'Université d'Alger, parue dans Algérie-Actualité, N° 1237, 29 juin-5 juillet 1989, sous le titre " Arabisation: contradictions sociales en Algérie ", et N° 1238, 6-12 juillet 1989, sous le titre " Arabisation : faux et vrais clivages ".
(10) Tahar Djaout, " Des langues pour le dire ", in Algérie-Actualité, N° 1214, 19-25 janvier 1989.
(11) Meziane Ourad, " Sacrées langues, va ! " in Algérie-Actualité, N° 1215, 26 janvier-1er février 1989.
(12) Tahar Ouattar, " De la berbérité et autres questions ", in Al Massa (arabe), du 13 juin 1989, traduit et cité in Révolution Africaine N° 1323, du 14 juillet 1989, sous le titre " Un prêcheur dangereusement solitaire ". Autre traduction in Algérie Actualité, N° 1237, 29 juin-5 juillet 1989, sous le titre " Au fond de la question berbère ".
(13) M. Ourad, " Sacrées langues, va ! ", in Algérie-Actualité, N° 1215, cf. supra, citant Dalila Morsly.
(14) Fatiha Akeb, " A l'avant-garde de l'arabisation. Moi et ma langue ", in Parcours maghrébins, N° 3, décembre 1986, p. 19.
(15) Entre autres : un dossier de 16 pages in Révolution Africaine, N° 1312 du 28 avril 1989, et une enquête sous le titre " La mixité dans les lycées ", in Parcours maghrébins, N° 26, mars 1989.
(16) Interview dans Révolution Africaine, N° 1311, 21 avril 1989.
(17) cité par A. Hammouche, "Il est temps d'agir ", in Algérie-Actualité, N° 1234, 814 juin 1989. (18) " Homme algérienne... et femme algérien ", in Al Chaab (arabe), 7 janvier 1989, p. 3, traduit par Revue de Presse, N° 331, février 1989.
(19) Débat ouvert: Islam et Etat, in Algérie-Actualité, N' 1218, 16-22 février 1989, p. 5.
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