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LE LANGAGE DE L'ORIENTALISME |
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Peuples Méditerranéens, L'orientalisme, interrogations, N°50, 1990, 171-176.
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Il a déjà été beaucoup écrit sur l'orientalisme. Ce discours de l'Occident sur l'Orient n'aurait été qu'un discours subjectif, reflétant la préoccupation de l'Occident de poursuivre une croisade jamais terminée contre un Islam toujours menaçant.
Ce que je voudrais dire ici est autre chose : même si ce discours a parfois agressé l'Islam, en réalité il est généralement de la même veine : le discours orientaliste n'a fait durant des siècles que redoubler le discours de l'orthodoxie musulmane. Ce faisant, il a fait ce que font toute société, tout individu : rejeter de soi la part mauvaise, pour la projeter sur l'autre, accusé dès lors de tout ce que de soi on n'accepte pas. La conséquence inattendue est que cette part "exclue" est en réalité refoulée, c'est-à-dire présente au coeur de la société qui s'est voulue "pure" et qu'elle y produit des effets, dont le principal est d'y faire barrage à la transmission de ce qu'il y aurait de vivant dans une culture: ce refoulement empêche de vivre, il est source de sclérose.
Cette illusion de se vouloir pur, sans mélange - le rêve de toute société - ne peut se réaliser que par l'exclusion de ce qui est considéré comme "autre" que soi . Or la part vraiment inacceptable de soi, c'est la violence et le désir, et c'est dans un éloge incessant de l'ordre et de la raison que se construit une tradition culturelle.
C'est autour de ces deux thèmes : la violence et la passion que je voudrais illustrer cette connivence entre la tradition théologique islamique et le discours orientaliste.
La violence et le meurtre
Les lecteurs du Coran (II, 2l6, et V, 92) constatent depuis des siècles que l'interdiction du jeu de hasard (maysîr) est associée à celle du vin. On pouvait s'étonner de voir accordée une telle importance à l'interdiction du jeu de hasard, même si les moralistes ont toujours eu une certaine réprobation pour le jeu qui détourne le sens de l'effort humain. Or il se trouve que ce terme de maysîr dans le Coran désigne tout autre chose, et c'est ce que vient de mettre à jour la thèse récemment soutenue par Manaf SAMI (l) intitulée Economie et politique du nomadisme arabe. Dans ce travail, l'auteur montre que l'interdit que l'Islam a jeté sur la société qui l'a précédé est allé jusqu'à en dénaturer la signification. Car l'interdiction du maysîr vise en réalité un élément important de cette société. Chez les bédouins d'avant l'Islam, le maysîr désignait une sorte de potlach, dans lequel le défi que se jetaient les groupes consistait pour chaque groupe à être capable d'égorger, en pure "perte", plus de chameaux que son adversaire. Ce que révélait cette pratique, c'était une logique économique qui s'interdisait d'accumuler la richesse et pour qui la seule accumulation valable était le capital d'honneur acquis dans le défi, dans la violence assumée et érigée en code social: une violence qui s'exprimait en acte dans la razzia (prise de butin sur l'adversaire) et en parole dans la poésie (arrachement à la mélancolie par la relance du cycle de la violence). Cette période n'était donc pas celle de l'ignorance, comme l'a prétendu la tradition théologique, mais celle de la fureur, car telle est bien la signification radicale du terme jâhiliya. De cette société à laquelle elle s'oppose d'une façon beaucoup plus radicale qu'on ne l'a soupçonné, la tradition apologétique de l'Islam a essayé d'effacer les traces, du moins celles des traits dont elle se démarquera le plus: la violence anarchique, le défi comme règle de vie.
Cette violence que le discours théologique a voulu tenir à distance a-t-elle été ainsi écartée ? Certes elle fut canalisée vers l'extérieur par les conquêtes, mais elle est demeurée une donnée majeure de la vie sociale. Toute la tradition historique fixe comme origine des grandes dissensions politiques et religieuses la mise à mort du troisième khalife, Othman, avec l'assentiment du quatrième, Ali : dissensions dont est issue la grande fracture entre sunnites et chiites. Ceci permettait d'entretenir la vision historique d'un Islam des origines, des premiers kahlifes "bien guidés", d'une aire de perfection ayant constitué le parfait modèle antithétique de ce qui l'avait précédé, l'Ignorance, et de ce qui suivrait, l'Injustice. C'est ce qui a conduit tout le courant historique islamique à négliger le fait qu'un autre khalife, Omar, le second, avait été lui aussi assassiné. Cette tradition met cet assassinat "hors contexte" en le présentant comme le fait d'un esclave, ce qui dispense de s'interroger sur sa valeur de "rappel" de l'existence d'une violence toujours là. Le courant orientaliste a généralement repris la même vision des faits, et le récent ouvrage de Hichem Djaït, La Grande Discorde (2) reprend la même version du meurtre d'Omar "pour une vétille", en l'assortissant seulement d'une interrogation discrète.
De cette vision d'un islam "parti de l'ordre", le discours islamiste contemporain se fait encore le champion, lui qui, face aux errements des pouvoirs politiques arabes contemporains, propose le retour pur et simple à l'âge d'or des premiers khalifes, qui de fait n'a jamais existé.
Le rôle d'une réflexion "orientaliste" serait de s'interroger sur la signification de cette violence mal colmatée dès l'origine, sur le sens oublié qu'elle tente de rapporter "à la pointe de l'épée". Au contraire, la pensée orientaliste s'est généralement alignée sur la version traditionnelle. Quand elle ne l'a pas fait, elle est passée à l'extrême en projetant, à l'instar de ceux qu'elle critique, sa propre violence sur la société autre qu'est pour elle la société islamique. Dans ce dernier cas, elle reproduit le même processus de dénégation qu'a opéré la société islamique par rapport à celle qui l'a précédée.
C'est ici qu'on peut constater une sorte de collusion spontanée dans la démarche entre la pensée théologique islamiste et la réflexion orientaliste : dans cette préoccupation de se présenter comme légitime, en rejetant sur l'autre la violence, part inacceptable d'elle-même : ce faisant, elles pensent réaliser leur idéal, mais la violence qu'elles dénient se met alors à constituer, à leur insu, la trame de leur histoire. Toute une réflexion serait à développer ici sur la persistance de cette violence "oubliée" dans la structure des régimes politiques contemporains.
La passion et la femme
Un autre domaine où l'orientalisme a repris le cheminement d'exclusion suivi par l'interprétation théologique de l'islam est celui de la prédominance de la raison sur la passion. En termes concrets, cela signifie la prédominance massive du masculin sur le féminin, de l'écrit sur l'oral, de l' exemplaire sur l'imaginaire.
L'un des nombreux points de cheminement de cette question peut être trouvé dans la question des "versets sataniques", qui a récemment défrayé la chronique des rapports entre Islam et Occident. Dans l'épisode qui a fourni le thème du roman de Salman Rushdie (3), il est dit que le prophète Muhammad, fondateur de l'Islam, aurait été tenté, dans la période difficile des débuts de sa mission, de concilier monothéisme et polythéisme, en reconnaissant, à coté d'Allah, trois déesses arabes. Mais le contexte coranique fait ressortir que, autant que d'associer des dieux au Dieu unique, il était question d'associer du féminin au masculin. L'épisode, rapporté dans de nombreuses sources du commentaire islamique, fut attribué à une incidence du Diable dans le processus de la révélation, pour devenir, avec l'écoulement du temps, l'objet d'une dénégation pure et simple. Ainsi ce qui a pu être à l'origine la reconnaissance d'une ambivalence, d'une "composition", s'est retrouvé, après l'intervention du discours théologique, être une "pureté" concrétisée dans l'exclusivité du masculin. La violence des controverses qui ont marqué "l'affaire Rushdie" montre bien la gravité de l'enjeu : gravité que permet d'apprécier au même titre l'insistance du discours islamiste contemporain à maintenir la femme dans un statut d'exclusion de la société masculine, pour refuser la "mixité" dans la vie publique. Dans cette controverse, l'expression orientaliste s'est soit portée sur un alignement pur et simple sur le point de vue islamiste, au point de vouloir faire interdire l'ouvrage (4), soit sur une attitude opposée réduisant l'islam à une position de fanatisme ennemi de la liberté d'expression. Le problème que posait cette question était en réalité de comprendre ce qui, dans la tradition culturelle islamique, avait été "oublié" et demandait à revenir : mais cette question ne peut être posée chez l'autre que si on la pose aussi en soi-même.
Cet alignement de la pensée orientaliste sur la pensée théologique islamique se repère aussi dans la littérature arabe et les choix de "valeurs" qui y sont faits. Comme le fait remarquer J.E.Bencheikh (5), sont seuls considérés comme ouvrages sérieux, dignes de considération, ceux qui sont écrits pour soutenir le courant de la pensée religieuse ou morale, ceux qui sont porteurs de "leçons". Par contre sont exclus de cette considération les ouvrages de pur divertissement, de pure imagination, ceux qui chercheraient à éveiller le plaisir du lecteur ou qui seraient porteurs d'une tradition autre que celle du "pur" islam. De ce fait, cette littérature, qui souvent porte dans ses mots une richesse humaine incomparable, se trouve réduite à un discours de clercs, déjà mort et donc impossible à transmettre. Le cas le plus célèbre en est le recueil des Mille et Une Nuits : ces récits qui flattent plus la passion que la raison ont été mis de côté par la pensée officielle. Or une lecture attentive de cet ouvrage révèle sa richesse, consistant notamment dans ce long déroulement de la parole d'une femme qui, créant par ses récits un lien entre l'écrit ancien et l'écrit futur, parvient à rétablir la chaine de transmission qui avait été interrompue par la folie d'un homme, et à rétablir en même temps l'homme et la cité(6). En effet, dans ce recueil de contes,la folie d'un roi, trahi par une femme, l'a conduit à tuer chaque jour une vierge, conduisant la cité à la ruine par le meurtre des mères potentielles. Une autre femme entreprend, à travers les contes qu'elle lui narre chaque nuit, de donner à ce traumatisme initial une autre existence, où il pourra être nommé et par là-même oublié, permettant au roi de devenir époux et père, et à la cité, de revivre. La place de seconde zône attribuée à cet écrit tant par la tradition islamique que par la pensée orientaliste (7) dans sa majorité met à jour le fait que, dans les deux cas, un corps social ne peut se considérer comme "noble" que s'il peut exclure à la fois la femme et la passion. La tâche de l'orientalisme, dans ce cas, ne serait-elle pas de mettre à jour l'importance de la dimension "oubliée" par le courant théologique dominant : mais cela supposerait qu'il ne fût pas, comme celui-ci, plongé dans l'obsession de faire règner sans partage le "raisonnable " sur le "passionnel".
Deux pensées en miroir
De ce qui précède émerge la conclusion que la pensée orientaliste est une pensée "en miroir" de l'objet islamique qu'elle étudie. Cette tradition islamique, si riche en ses prémisses, s'est rapidement trouvée réduite à une forme "pure" (peut-être à l'instar de la structure linguistique qui a séparé une langue sacrée unique d'une multiplicité de dialectes), sous l'influence exclusive d'un modèle théologique soucieux avant tout d'"exemplarité". Cette conception se référait à un modèle de pureté, identifié au fait d'être "non mélangé" : état qui ne peut être "atteint" que si on rejette hors de soi la part "mauvaise" qu'on refuse (8). C'est la raison de l'insistance que mit le courant théologique islamique à faire oublier jusqu'à la nature de la violence qui caractérisait la société bédouine : oublier comme refouler, et non pas effacer. L'autre aspect de l'exclusion de l'autre fut le rejet de ce point faible qu'est la femme, la passion, le désir : enjeu présent dans les versets sataniques, mais rapidement maitrisé, puis annulé par le commentaire coranique. La pensée orientaliste a suivi une démarche analogue, mais de deux façons opposées. Ou bien elle s'est alignée sur le courant théologique pour se rendre solidaire de ses choix, et participer de sa "pureté". Ou bien elle s'est opposée à lui en rejetant sur lui la part d'elle-même qu'elle refusait, faisant ainsi la peinture d'un islam violent, passionné, fanatique et lubrique : illusion qui la condamnait à se voir elle-même secrètement travaillée par la part d'elle-même qu' elle croyait avoir ainsi exorcisée.
C'est dans ce double jeu de miroirs que s'est fourvoyée, comme dans une impasse, la pensée orientaliste dominante. Fourvoiement également dommageable au chercheur et à son objet. Mais décrire l'impasse permet en même temps d'apercevoir dans quelle voie pourrait se construire une réflexion positive et bénéfique tant à l'Orient qu'à l'Occident : ce serait d'accepter de reconnaitre, enfin, la part d'elle-même que chaque société a exportée chez l'autre, à son propre détriment, mais qu'elle peut maintenant discerner clairement dans l'image d'elle-même que l'autre lui apporte.
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(l) Manaf SAMI, Economie et politique du nomadisme arabe, thèse de l'EHESS, Paris,l989. Inédite.
(2) Hichem DJAIT, La Grande Discorde, Paris, Gallimard, l989,p.379.
(3) Salman RUSHDIE, The Satanic Verses, London, Viking, l988. Trad. franç. Les versets sataniques, Paris, Bourgois, l989.
(4) C'est la position exprimée par le célèbre orientaliste Jacques BERQUE, interviewé à propos de l'Affaire des Versets sataniques, dans Télérama ,N°2O52 (l3-l9 mai l989), p.6-ll.
(5) Jamel Eddine BENCHEIKH, Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière, Paris, Gallimard, l988.
(6) sur cette ligne d'interprétation des Mille et Une Nuits, voir :
Leïla, "Les Nuits parlent aux hommes de leur destin", in Corps Ecrit, L'Arabie Heureuse, N° 3l, PUF, Paris,l989 ;
Gilbert GRANDGUILLAUME et François VILLA, "Les Mille et Une Nuits. La parole délivrée par les contes", in Psychanalystes, "Symboliser", N°33, Paris, décembre l989,p.l4O-l5l, www.ggrandguillaume.fr
(7) cf. notamment Mia GERHARDT, The Art of Story-Telling, a Literary Study of the Thousand and One Nights, Leiden ,Brill, l963.
(8) Cette réflexion s'appuie sur la pensée de Sigmund FREUD en de nombreux passages, notamment :
"Formulierungen über die zwei Prinzipien des psychischen Geschehens",GW, VIII, l9ll, trad. "Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques", in Résultats, idées, problèmes, I, l89O-l92O, PUF, l984,p.135-144.
"Triebe und Triebschicksale" (l9l5), trad. "Pulsions et destins de pulsions", in Sigmund FREUD, Oeuvres complètes, XIII, PUF, l988,p.163-186.
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