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Qamar al-Zamân, ou la passion du même |
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Psychiatrie Française, n° 5.88, oct-nov.1988, p.109-116.
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Le type de mariage préférentiel longtemps valorisé dans la culture arabe est endogamique. Le mariage idéal est, dans ce contexte de filiation patrilinéaire, celui qui unit les enfants de deux frères, le fils de l'un épousant la fille de l'autre.
Même s'il n'est pas massivement pratiqué (et sans doute de moins en moins), il n'en représente pas moins le modèle de mariage préféré par la culture depuis des siècles. La recherche anthropologique n'a jusqu'à présent pas réussi à lui trouver une explication dans le cadre de la théorie de la parenté 1 . Il est par contre aisé d'en relever, dans les contes, le soubassement fantasmatique : un monde dont l'altérité serait exclue, sous la double forme qu'elle revêt de différence des sexes et de différence des générations. Fantasme symbolisé par l'union étroite, fusionnelle, entre père et fille, entre mère et fils. Un exemple en est présenté ici à partir d'un conte des Mille et Une Nuits. Comme il arrive souvent dans la transmission des contes, l'essentiel de leur message se perd dans la traduction. C'est donc à partir des versions arabes, assez unanimes ici, que le conte sera ici présenté 2.
Le conte de Qamar al Zaman dans Les Mille et Une Nuits
Le conte comporte, en version arabe, trois épisodes, alors que les versions françaises n'en conservent que deux. Par ailleurs, aucune de celles-ci ne respecte le dénouement final, sur lequel les versions arabes sont unanimes.
Premier épisode : la rencontre de deux amants identiques
Le roi Schahzaman a un fils, Qamar al Zaman, auquel il est passionnément attaché. Inquiet de cette passion, il veut l'établir à sa place sur son trône ; son vizir lui conseille de le marier d'abord. C'est alors que Qamar al Zaman, jusque-là fils docile, manifeste une opposition de plus en plus résolue à ce projet. Comme motif de ce refus, il allègue que, selon ses lectures, les femmes ne sont que ruse et tromperie, et qu'on ne peut leur faire confiance. Rien ne vient à bout de cette opposition, et à la fin, le roi, las des affronts subis, condamne son fils à la réclusion dans une tour, jusqu'à ce qu'il change d'avis. C'est là que le découvre une djinnia 3 : stupéfaite de sa beauté, elle en parle à un djinn qui, lui, a trouvé en Chine une créature qu'il affirme encore plus belle : il s'agît de la princesse Budur, fille de Ghayur, roi de Chine. Elle aussi a refusé le mariage, est entrée en conflit avec son père et se trouve recluse. Pour régler leur différend, les deux djinn transportent Budur dans son sommeil et la placent à côté de Qamar al Zaman endormi : surprise, ils sont d'une ressemblance parfaite, hormis le sexe. Une autre différence apparaîtra dans la comparaison : la femme manifestera plus de passion que l'homme, et pour cette raison, lui sera déclarée inférieure. Réveillés à tour de rôle, les deux jeunes gens sont pris l'un pour l'autre d'une violente passion. L'échange des bagues réalisé par Qamar al Zaman permettra à chacun d'eux, lorsqu'il se réveillera seul dans sa prison, de savoir qu'il ne s'agissait pas d'un rêve. Au réveil, chacun d'eux a pensé à une mise en scène de son père. L'impossibilité de rejoindre l'objet de leur amour les plonge l'un et l'autre dans une profonde maladie. C'est le frère de lait de la princesse, Marzavan, qui arrivera à retrouver le prince et le convaincra de rejoindre Budur. L'ayant guérie, il pourra l'épouser.
Deuxième épisode : séparation et retrouvailles
Au bout de quelque temps de ce bonheur, Qamar al Zaman voit en songe son père qu'il avait du quitter par ruse en simulant sa mort. Il est dès lors pris d'un vif désir d'aller le revoir et entreprend avec Budur l'expédition de retour. A la première étape, Qamar al Zaman trouve sur sa femme endormie un talisman, qu'un oiseau ne tarde pas à lui dérober. Il poursuit l'oiseau pour le lui reprendre, mais au bout de plusieurs jours, il se trouve égaré de son point de départ et dans l'impossibilité de rejoindre son épouse. Il arrive à une ville où il trouve refuge chez un musulman, en attendant le vaisseau qui le ramènera vers son pays. De son côté, la princesse Budur, constatant à son réveil la disparition de son mari, n'en dit rien à la caravane, pour sa sécurité, mais elle revêt les habits de son mari et se fait passer pour lui. Elle arrive au bout de quelque temps à l'île d'Ébène, où en tant que prince, elle est reçue par le roi Armanaos. Celui-ci, qui n'a qu'une fille, ne tarde pas à la proposer en mariage à Budur, qui accepte par crainte, épouse Hayat al Nufus, et devient roi de l'île, succédant à son beau-père. Mise au courant de son identité réelle, Hayat al Nufus devient sa complice dans tous les sens du mot. Après divers épisodes, Qamar al Zaman retrouvera le talisman et parviendra à l'île d'Ébène. Lui ne reconnaît pas Budur, mais elle le reconnaît : elle ménage des transitions qui aboutissent à une mise en scène de séduction homosexuelle. Le roi Armanaos mis au courant, Qamar al Zaman épouse Hayat al Nufus comme seconde épouse et devient roi de l'île. Chacune des deux reines lui donnera un fils. C'est là que se termine le conte pour les versions à deux épisodes.
Troisième épisode : l'amour incestueux des mères
Le roi Qamar al Zaman est tellement satisfait de ses deux fils Amjad (fils de Budur) et Assad (fils de Hayat al Nufus), deux frères, notons-le, qui s'aiment passionnément, qu'il leur fait assurer son intérim à tour de rôle. Mais les deux reines tombent follement amoureuses de leurs beaux-fils. A l'occasion d'une absence du roi, parti à la chasse pour plusieurs jours, chacune d'elle déclare par lettre son amour. Chacun des deux fils a la même attitude d'indignation : ils tuent le messager, mettent la lettre dans leur poche, et en parlent à leurs mères, qui ne manquent pas de se soutenir l'une l'autre et de donner tort à leurs fils. Bien plus, au retour du roi, elles font croire à celui-ci que ce sont ses fils qui ont tenté de les séduire. Indigné, le roi, sans enquête, ordonne leur mise à mort sur-le-champ. Son beau-père Armanaos le persuade de les faire exécuter par un autre dans la forêt. L'officier qui en est chargé les épargnera, mais ramènera au roi leurs habits tachés de sang. A cette vue, le roi se réjouit de la mort des coupables, puis découvre dans la poche des habits les deux lettres qui attestent l'innocence des fils et la culpabilité des épouses : désespéré, il décide de ne plus approcher celles-ci. Pour les deux frères épargnés, commence une longue errance qui les conduit dans une ville des Mages (adorateurs du feu). Assad tombe aux mains de ces mécréants et, échappant au sacrifice par le feu, il aboutit chez la reine Marjane dont il deviendra l'époux. Amjad connaît dans la même ville d'autres aventures occasionnées par une autre séductrice, et finit par devenir le grand vizir du roi et par délivrer son frère. Les deux frères décident alors d’aller retrouver leur père Qamar al Zaman.
Le dénouement final
Quatre armées vont, tour à tour, surgir de l'horizon et arriver à la ville des Mages où se trouvent les deux frères. C'est d'abord celle de la reine Marjane, qui vient chercher Assad. Puis arrive celle du roi Ghayur, à la recherche de sa fille Budur. Surgit ensuite une troisième armée, celle de Qamar al Zaman, à qui son officier a avoué n'avoir pas tué ses deux fils. Enfin une quatrième armée se présente, conduite par le roi Schahzaman, à la recherche de son fils Qamar al Zaman. Retrouvailles générales avec émotions et évanouissements, un mois passé ensemble, et vient l'heure de se séparer. Voici le dénouement tel qu'il est narré par l'une des versions arabes (M. 687-688) : «Le roi Ghayur décida de repartir avec sa fille Budur et son fils Amjad dans son pays, et d'y établir comme roi à sa place le fils de sa fille... Puis Amjad revêtit la robe de roi et fit ses adieux à son père Qamar al Zaman, puis à son frère et à son grand-père. Puis il partit en voyage, lui, son grand-père et sa mère Budur et leur armée... Après leur départ, Qamar al Zaman fit revêtir à son fils Assad une robe de roi et l'établit comme roi dans la ville de son grand-père Armanaos, et Armanaos déclara qu'il en était satisfait "parce que je suis devenu vieux et le fils de ma fille Assad est plus digne que moi du trône". Qamar al Zaman lui recommanda son grand-père et sa mère Hayat al Nufus. Ensuite, Qamar al Zaman fit ses préparatifs avec son père le roi Schahzaman et dit : "Je ne veux plus d'épouses ni d'enfants, seulement contempler mon père." Il fit ses adieux à son fils Assad et à son épouse Hayat al Nufus, et il partit avec son père jusqu'à ce qu'ils arrivent aux Iles Khalidan (Eternelles). »
Ainsi Qamar al Zaman avait rejoint la situation initiale : seul avec son père, tandis que chaque épouse, pourvue d'un fils, repartait avec son propre père, dont le petit-fils assurait la succession.
La passion du même
Le conte apparaît comme une longue réflexion sur la question du même et de l'autre. Le problème y est posé là où il apparaît dans sa radicalité : la différence des sexes, et la différence des générations. Apparemment, le conte joue avec cette différence : qu'en est-il alors de ces distinctions qui constituent la structure de la loi fondatrice, celle de la prohibition de l'inceste ? Toutes ces variations culminent sur un tableau final où sont mis en exergue deux types de filiation : l'un qui met père et fils dans un face-à-face éternel, excluant le féminin, l'autre qui dissout cet élément hétérogène qu'est l'alliance dans une filiation incestueuse fantasmatique.
A. La distinction des sexes
C'est autour des deux principaux personnages du conte, Qamar al Zaman et Budur, que s'en profile toute la « pensée ». Tous deux sont fils et fille unique de roi, et se trouvent dans une situation initiale de refus du mariage : seule leur étonnante ressemblance pourra leur faire dépasser ce refus.
La rencontre merveilleuse de deux êtres si ressemblants est organisée par les djinn dans le conte. Cette ressemblance est un des traits fondamentaux du conte : on dirait qu'ils ont été fabriqués « dans le même moule de beauté » (fî qâleb al-husn sawâ', H, II, 111). Ils sont en fait absolument ressemblants (à tel point que, dans la suite du conte, Budur peut facilement prendre la place de son époux). Leur seule différence est le sexe.
L'homosexualité : le sexe lui-même peut-il être « dépassé » ? La ressemblance ici suggère-t-elle l'homosexualité 4 ? Certes l'homosexualité est largement présente dans le conte, notamment à propos des rapports « conjugaux » de Budur et de Hayat al Nufus. Mais elle semble aussi sous-tendre toute relation : entre père et fils, entre les deux frères, et en particulier entre Qamar al Zaman et Budur. Elle apparaît dans l'étonnant récit des retrouvailles des deux époux, à la fin de la seconde partie, lorsque Budur, habillée en homme, fait mine d'imposer à Qamar al Zaman, qui ne l'a pas reconnue, des rapports homosexuels. Cette scène évitée par Galland et par Lane, mais longuement rapportée par Mardrus (I, 599-603), figure dans l'édition arabe de Boulaq, mais pas dans celle de Muhsîn Mahdî. L'hésitation qu'on devine autour de cette scène n'est-elle pas en rapport avec l'explicitation de la nature de la relation entre Qamar al Zaman et Budur ? L'affirmation homosexuelle est ici d'autant plus violente qu'elle est portée par un discours de femme.
B. Deux modes de paternité, deux chaînes de filiation
Le dénouement, tel qu'indiqué plus haut, se présente sur un double modèle de filiation : d'un côté, un père avec son fils ; de l'autre, en duplication, un père, sa fille et le fils de cette fille. Ce qui frappe dans ce dénouement, c'est l'exclusion de l'altérité, de la femme comme autre, de la femme de l'alliance.
Dans le premier modèle, le père et son fils, ayant rejeté toute femme, retournent dans les îles Khalidan (Éternelles). Femme, passion, mouvement sont exclus : c'est le fantasme d'une « filiation sans passer par les femmes », remarqué par Nicole Loraux 5 et développé par Monique Schneider 6 , comme un type de filiation construit sur le modèle « maître-disciple ». Le fils n'est que la reduplication du père, il est le support de sa statue comme dans un arbre généalogique arabe, où n'apparaît aucune femme, les descendants sont voués à la magnifîcatîon de l'Ancêtre, qui à son tour les valorise.
Dans le second modèle, l'altérité a été exclue avec l'homme de l'alliance, le mari de la fille. Dans le fantasme, l'enfant de celle-ci a pour père le père de sa mère. Cette chaîne incestueuse s'articule sur le double lien de la mère à son fils, et du père à sa fille : le premier valorisé fortement par la culture (au point de ne guère laisser de place à l'épouse), le second frappé officiellement de tabou : mais la rigueur du tabou est corrélative de la violence du désir qu'il doit barrer 7 .
Sans vouloir forcer les conclusions, il est intéressant de constater pour conclure l'analogie entre le «message » de ce conte et la pratique du mariage endogamique, où la femme est plus représentative de la parenté que de l'alliance, du même que de l'autre, analogie centrée sur le refus de l'altérité ou plutôt sur la passion du même.
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1 Les solutions envisagées à cette « énigme » sont généralement de caractère politique, c'est-à-dire extérieures à la théorie anthropologique de la parenté. Voir pour cette question Jacques Berque (Entretiens interdisciplinaires du Collège de France, E.P.H.E., 1959) et Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Droz, 1972.
2 Le conte présenté ici a été suivi selon différentes versions.
• Versions arabes
1. Texte de l'édition du Boulaq (Le Caire) cité ici selon une édition de Dar El Huda (désigné en citation par la lettre H).
2. Texte de l'édition de Muhsin Mahdi (Brill, Leiden, 1984) (lettre M).
3. Texte de l'Imprimerie Catholique de Beyrouth, t. III, 1957.
• Versions françaises
1. Traduction Galland (1704-1717), Les Mille et Une Nuits, Garnier-Flammarion, t. II, p. 144-215.
2. Traduction Mardrus (1899-1904), Les Mille et Une Nuits, coll. « Bouquins », Lafont, t. 1, pp. 547-605.
3. Deux traductions récentes de R. Khawam chez Albin Michel (1967, t. IV, pp. 285.381 et 1987, t. 111, pp. 195-386).
• Version anglaise : La traduction établie par Lane (1840) a été consultée
3 Djinn et son féminin djinnia sont des personnages bien connus de la tradition arabe, esprits, anges ou démons, pour lesquels aucun équivalent français ne semble satisfaisant.
4 Voir en ce sens l'article de Christian David, consacré à ce conte : « Les belles différences », Nouvelle Revue de Psychanalyse, « Bisexualité et différence des sexes », 7, 1973, pp. 231-251. Mais son analyse se fonde sur un récit à deux épisodes.
5 Nicole Loraux, Les enfants d Athéna, Maspero, 1981, p. 13.
6 Monique Schneider, « Père, ne vois-tu pas... ? », Denoel, 1985.
7 J'ai abordé cette double relation dans mon article « Langue maternelle et émergence du père » in P. Fedida et J. Guyotat édit., Transferts, Mémoires, Paris, Echo-Centurion, 1986, p.14-20.
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