|
Articles
L’ORALITE COMME DEVALORISATION LINGUISTIQUE |
. |
Peuples Méditerranéens, Langue et stigmatisation sociale au Maghreb, N°79, avril-juin 1997, p.9-15.
|
La stigmatisation sociale passe par la langue sous de nombreux aspects. Leur langue peut marquer les individus d’une “tare” sociale, raciale, régionale. Il faudrait sans doute en voir l’effet le plus radical lorsque sa langue désigne l’individu comme “autre”, suscitant par là un rejet d’autant plus fort que cette altérité se double d’une plus grande proximité. Les réflexions qui suivent restreindront cette stigmatisation liée à la langue à un aspect bien défini : l’oralité, pour montrer comment celle-ci, dans le contexte culturel arabe en général, et plus particulièrement dans celui du Maghreb, représente en elle-même un facteur dévalorisant qui devient une composante du processus de stigmatisation sociale.
La tradition culturelle arabe
Tous les pays arabophones vivent sur un double registre linguistique qui distingue une langue écrite et des langues parlées. La langue écrite est généralement standardisée et n’est jamais langue maternelle, ni langue de l’usage quotidien. Ses usages oraux sont religieux, incantatoires ou solennels (discours, conférences). Les langues parlées sont au contraires multiples, variant selon les tribus, les villes, les régions. Lorsque les enfants sont éduqués dans la langue écrite, ils ont une connaissance des deux langues sans confusion de sens ni d’emploi. La langue écrite est considérée comme éminente, les langues parlées comme populaires. Cette qualification, reconnue partout, est encore plus accentuée au Maghreb, où les parlers sont l’objet d’une dévalorisation plus accentuée, qui suscite l’interrogation.
Le caractère sacré de l’écrit arabe
La langue arabe situe son origine dans la révélation coranique. Le Coran a été révélé en arabe, dans une langue parfaite dont attestent plusieurs passages . Le caractère sacré de cette langue lui confère une éminence incontestable, qui s’est concrétisée dans la suite des siècles sous la forme du texte écrit du Coran. Certes, ce texte fut d’abord le thème d’une prédication orale du prophète, puis l’objet d’une fixation écrite dans les années qui suivirent, pour être figé sous une forme définitive sous le troisième khalife. Les usages oraux attachés à cette langue du Coran : psalmodie, commentaire, ne sont pas détachés de la sacralité liée à l’écrit.
A celle-ci sont reliées une stabilité, une permanence de la langue. Le texte sacré est la transcription humaine d’un exemplaire conservé dans l’au-delà (al-louh al-mahfoudh). Il n’est pas atteint par le changement, marqué qu’il est de ces qualités divines que sont l’unicité (tawhid) et la stabilité.
Face à cette permanence les nombreuses langues arabes parlées dans son environnement traduisent le pluralisme des sociétés, dont elles sont des expressions identitaires. Mais pour rester sur le plan linguistique, la conception généralement répandue dans le milieu culturel est que ces parlers divers sont l’aboutissement d’une dégradation de cette langue unique qui fut révélée. Ils en sont des ramifications sur le mode symbolisé dans la Bible par le mythe de Babel. Dans cette perspective, la langue locale parlée, en quelque lieu que ce soit, est le produit de cette dégradation : sa mobilité est la mise en oeuvre de cette dégradation, alors que les linguistes s’accordent à penser qu’elle ne relève que de l’économie de la langue : toute langue qui est parlée est vouée au changement.
Cette représentation des langues parlées correspond au schéma sous lequel sont représentées la filiation et la descendance. Tout ensemble familial, toute tribu, tout groupe social sont pensés sous l’image d’un arbre généalogique dont la souche est l’ancêtre et les descendants les branches. Le clan ainsi formalisé tire son honneur de l’ancêtre unique qui l’a fondé, et ses descendants ne sont que des représentants, plus ou moins dégénérés, de cet ancêtre illustre. La valorisation extrême que pourrait acquérir l’un de ces descendants serait d’être la copie conforme de cet ancêtre illustre. La quête de l’honneur suit donc le chemin d’un retour vers le passé, vers la pureté originelle. Par analogie, les langues parlées, multiples comme les descendants, ne sont que des formes dégradées de la langue pure.
On perçoit donc à ce stade une première source de dévalorisation. Le domaine des dénominations va nous en fournir une autre.
La dénomination de l’écrit et de l’oral dans la langue arabe
La façon dont la tradition arabe a nommé cette dualité linguistique est significative. La langue arabe écrite, dite classique, ou littérale, est nommée la langue fus’hâ : la belle langue : appliqué à la langue, le terme dit qu’elle est claire, éloquente, pure, non-mélangée, non -barbare. La racine dont dérive l’adjectif évoque ainsi “abondance”, “pureté”, “clarté”. Un autre qualificatif pour la désigner est asîla : une langue authentique, qui participe de la “racine”, de l’origine.
Pour désigner les langues orales, deux qualificatifs sont utilisés : ‘ammiya et dârija. Le terme ‘ammiya exprime l’idée de généralité. Il est plus facilement compris dans l’opposition khâssa - ‘âmma : élite - peuple. Le qualificatif désigne les langues parlées comme des langues populaires, parlées par la masse. Le second terme, dârija, évoque l’idée de degrés, de stratification, mais aussi celle de “mourir sans descendance” -situation particulièrement dévalorisée - . En une acception plus précise, elle exprime le timbre tremblant, non assuré, d’une voix brisée (par l’émotion éventuellement), contrastant fortement avec la clarté sonore de la langue fus’hâ.
Sans qu’il soit nécessaire de considérer l’opposition en termes de mépris ou de rejet, il est clair que la tradition a valorisé l’écrit, et n’a conçu les langues parlées que comme des formes populaires ou dégradées.
La période actuelle
Ce contexte linguistique séculaire a été bouleversé par l’introduction de la langue française, par la colonisation, puis par la gestion des pouvoirs indépendants. Cette langue présentait la caractéristique d’associer sans heurt écrit et oral. Elle se présentait de plus comme une langue apte à tous les usages, sans distinguer le noble et le vulgaire. Par le jeu des emprunts, elle s’est imbriquée fortement dans le réseau des langues parlées.
Toutefois les pouvoirs indépendants ont voulu restaurer la place de la langue arabe écrite dans les contextes nationaux : option qui s’est traduite par les politiques d’arabisation suivies en Algérie, Maroc et Tunisie. L’entreprise, visant à remplacer le français par l’arabe (écrit) dans ses divers usages, contraignait celui-ci à étendre ses champs d’application au-delà de ses compétences traditionnelles : c’est pourquoi cet arabe moderne, tout en s’originant dans l’arabe classique, trouvait son modèle dans le français qu’il devait remplacer.
La politique d’arabisation s’est déroulée sur un double niveau. Sur le premier, le plus visible et le plus affiché, l’adversaire était le français, dont il fallait prendre la place, pour des raisons de souveraineté nationale et d’identité musulmane. Au second niveau, moins apparent, les obstacles désignés sont les langues orales parlées, arabes et surtout berbères. Le but ici est de tenter de dépasser la dualité classique-dialectes, ainsi que le pluralisme linguistique exprimé par les parlers régionaux arabes et berbères. L’objectif lointain est de parvenir à une langue nationale unique, fondée sur l’arabe et ayant plus ou moins intégré les parlers arabes (quant aux parlers berbères, souvent combattus, leur disparition était, sinon programmée, du moins souhaitée).
C’est donc à ces deux niveaux qu’une politique linguistique fondée sur la contrainte a été mise en oeuvre dans les trois pays, selon des modalités diverses. La minorisation des langues parlées a été mise en oeuvre, par leur exclusion de l’école, du discours public, de la pratique médiatique : la pression tendait à inculquer à leur égard une sorte de honte. Parallèlement se mettait en place un enseignement de la langue arabe moderne comme une langue orale, en dépit des usages courants.
L’aspect le plus apparent de cette politique de stigmatisation se révèle dans la pédagogie de la faute. Les langues de l’usage quotidien sont considérées comme des langues fautives, l’apprentissage linguistique devient celui de la correction. Alors que la pédagogie actuelle insiste sur le fait que “parler n’est pas écrire” et sur la nécessité de permettre un apprentissage libéré de l’obsession de la correction, la pédagogie massivement pratiquée au Maghreb se fonde sur le caractère “fautif” des langues maternelles. Comme le remarque Cherifa Ghettas, “la classe qui est le lieu du dialogue et de la communication devient le lieu de censure. Ce climat étouffant, caractérisé par les interdits et les sanctions, hostile à la langue familière de l’enfant va creuser davantage le fossé entre le parler de l’enfant et la langue de l’école.”
Un autre domaine où apparaît la stigmatisation de l’oralité est celui de l’écriture des noms propres sur les registres de l’état civil. Ce domaine est particulièrement important puisqu’il concerne l’identité de chaque citoyen et son lien généalogique . L’écriture de ces noms, attribués arbitrairement en Algérie en 1882, puis transcrits en arabe dans le cadre de la campagne d’arabisation de l’état civil , révèle l’écart entre les normes de la langue arabe classique et la réalité des noms ancrée dans les parlers. On réalise ce qu’il peut y avoir de vexant pour un berbérophone de voir son nom considéré comme une “faute” par rapport à la norme écrite arabe. Mais le problème se pose aussi à propos des noms des arabophones, relevant des langues parlées. A propos de cette “identité onomastique”, l’universitaire algérien Farid Benramdane s’interroge à juste titre : “ Les noms propres algériens de lieux ou de personnes réconcilient-ils les Algériens avec eux-mêmes ou restera-t-il indéfiniment la marque indélébile de refoulés historiques qu’il faudrait assumer et réactualiser pour le bien-être du sujet algérien ?”
De nouvelles perspectives
La minorisation des langues parlées, transmise par la tradition et reprise par les pouvoirs du Maghreb se situe aujourd’hui dans un contexte de grands bouleversements linguistiques et sociaux.
Les politiques d’arabisation ont redonné une place importante à la langue arabe moderne, mais celle-ci n’a pas supplanté la langue française dans ses usages majeurs, économie, banque, échanges, voire administration. Ces politiques ont atteint leurs limites : ainsi l’enseignement des sciences en arabe dans le secondaire se heurte à l’enseignement de ces matières en français dans le supérieur : aller au-delà et les arabiser à ce niveau pose le problème de leur environnement international. A ce stade, un recul du français se ferait plus au bénéfice de l’anglais que de l’arabe.
D’autre part, la langue arabe ne s’est pas non plus imposée comme langue parlée. Une certaine unification s’est opérée dans les parlers régionaux, généralement sur le modèle de la capitale. La langue arabe moderne étant connue de la majorité des enfants, des mots de son vocabulaire, relayés par les media, passent dans le langage courant et contribuent à un rapprochement des deux langues. Il est possible qu’à plus ou moins long terme, une fusion se produise, laissant place à une différence de niveaux de langues analogue à ceux qui existent en français et en anglais, par exemple. Cette issue ne peut guère englober les langues berbères, hormis leur vocabulaire : c’est pourquoi la survie de ces langues doit être l’objet d’une action volontariste, à quoi s’emploient de nombreuses associations. Dans cette hypothèse, à côté d’une langue arabe classique structurée analogue à notre latin, se développerait une langue arabe médiane entre écrit et oral, admettant des modifications dans la grammaire et la sémantique : langue dont certaines réalisations sont déjà à l’œuvre, en Egypte et au Moyen-Orient.
Enfin le développement continu des media met en contact toutes les langues : des parlers villageois aux langues internationales, l’oreille passe constamment. Toutes les langues vivent dans une coexistence intense et ne cessent de s’interpénétrer. De ce fait, les analyses anciennes doivent tenir compte.
Dans ce contexte, peut-on encore parler de stigmatisation par l’oralité ? Certes, on assiste à l’extraordinaire vitalité des langues parlées au Maghreb. Celle-ci se manifeste, non seulement dans l’usage quotidien exclusif de ces langues, mais aussi dans leur dynamisme qui s’exprime dans le théâtre, dans la chanson, où raï et rap deviennent le moyen d’expression privilégié des sociétés, de la jeunesse en particulier. Dans une interview récente, l’un de ces chanteurs disait : “Nos jeunes préfèrent écouter le rap que de suivre le journal télévisé. En outre le rap dévoile les tares de la société. Il dévoile très souvent la situation amère de cette jeunesse avide d’évasion et de loisirs...Notre credo est d’aborder des thèmes à forte connotation revendicative”
La dévalorisation des langues parlées est actuellement entretenue par les pouvoirs politiques du Maghreb, à des degrés divers, et en dépit de quelques déclarations lénifiantes. Ces pouvoirs, contestés à plusieurs titres, relaient en quelque sorte le mépris colonial dont ont été enveloppées ces sociétés, dans leur identité et dans leurs langues. La solution adoptée, de revaloriser la langue écrite au détriment des langues parlées, a été mal ressentie en profondeur et demeure comme une blessure jusqu’à ce jour. Il est certain que ces pouvoirs gagneraient en popularité s’ils adoptaient vis-à-vis des langues parlées une attitude positive de reconnaissance et de respect. L’attitude inverse induit au contraire leur rejet.
L’une des raisons souvent invoquées par ces pouvoirs a été le souci de maintenir unité et cohésion nationales en oeuvrant à l’unification linguistique. Du pluralisme linguistique est redoutée la fragmentation politique. L’expérience des années d’indépendance n’a pas confirmé cette crainte, la conscience d’unité nationale étant bien établie. Cette crainte est au contraire fondée sur une fausse perception des réalités. Le développement des sociétés passe par celui de l’esprit démocratique. Celui-ci à son tour comporte l’acceptation du pluralisme réel des sociétés, y compris dans le domaine des langues : le rôle du pouvoir politique en démocratie n’est pas d’ignorer le pluralisme, encore moins de tenter de le réduire par voie autoritaire, mais d’en garantir l’existence par l’établissement de règles permettant dialogue et coexistence. L’abandon du mépris dans lequel ont été tenues jusqu’à présent les langues parlées serait une étape importante du développement humain des pays du Maghreb.
|
1 comme l’avait justement remarqué Malika Boudalia-Greffou, L’école algérienne de Ibn Badis à Pavlov, Alger, Laphomic, 1989
2 Jacques Cosnier, “Stage d’acquisition de langue seconde par la méthode de l’empathie coopérante”, in De la didactique des langues à la didactique du plurilinguisme, J.Billiez ed., Lidilem, Grenoble III, 1998, p.121-123.
3 Cherifa Ghettas, “Le passage du vernaculaire à l’arabe standard à l’école chez l’enfant algérien de 5 à 7 ans”, in De la didactique des langues (op.cit.), p.244.
4 Farid Benramdane, “L’Etat-civil en Algérie : à propos des noms propres algériens”, El-Watan, 10/01/99.
5 White Men, groupe de chanteurs rap, interview dans El Watan du 20/01/99 |
|