Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

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Les Mille et Une Nuits, la parole délivrée par les contes
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Psychanalystes,N°33, Symboliser, p.140-151(avec François Villa)

L'enjeu de la narration Dans Les Mille et Une Nuits, la narration n'est pas ouverte par « Il était une fois... » mais par « Il est raconté que... ». Dans ce texte, la narration ne s'autorise pas d'un temps originaire révolu mais de la référence à la narration elle-même. Dès les premiers mots, est indiqué l'enjeu des Mille et Une Nuits qui est celui des conditions et de la fonction de la narration. Le narrateur relate ce qui. lui a été raconté d'une narration qui eut lieu dans « l'antiquité du temps et le passé de l'âge et du moment » (1) et des effets de celle-ci. Nous pouvons écouter ce qui survint en la cité de Sassan, «dans les îles de l'Inde et de la Chine », car cela s'est transmis de bouche à oreilles, de génération en génération, par l'art de la relation (2). A la tombée de la nuit, une parole proscrite le jour peut être tenue, du groupe rassemblé se détache le conteur qui va transmettre ce qu'il entendit une nuit, alors qu'il n'était qu'un auditeur parmi d'autres. Il va relater ce qui lui fut transmis sans pouvoir éviter que sa mémoire n'interprète ce qui fut entendu, travail de la déformation qui introduit, dans le répertoire classique et commun, la légère variation que chaque individu représente pour l'unité de l'espèce. N'est conteur que celui dont la voix se fait levain et dont la parole, non seulement transmet un corpus de contes mais de plus, suscite en un autre qui l'écoute, le pouvoir de la narration qui fera de lui, une autre nuit, devant un autre auditoire, le conteur. La succession des narrations, chaîne infinie de la transmission, déploie la temporalité de la succession des jours et des nuits, temps qui ne s'écoule que de ne pas pouvoir dater la première relation, de ne pas pouvoir nommer le premier conteur. A chaque nouvelle narration incombe la tâche d'accomplir ce que mit en mouvement la première relation et qui ne s'accomplit effectivement que dans la répétition du geste inaugural. La transmission par l'écrit de ce qui, jusque-là, relevait de la tradition orale nocturne, a donné lieu à un étrange recueil de contes. Les Mille et une nuits ne sont pas une anthologie à la manière-des Contes de Perrault ou des frères Grimm. Nous ne sommes pas en présence d'une simple recension ou collection de contes que n'unit rien d'autre que la décision de ceux qui, en les rassemblant, ont pris figure d'auteurs. Les Mille et Une Nuits, un récit dont nul nommément ' ne se prétend l'auteur, diverses versions en circulent que n'identifie que le lieu de leur provenance (Le Caire, Calcutta...). Ce n'est pas une succession de contes qui nous est donnée à lire, ce qui nous est raconté est ce qui, dans la succession des nuits et des jours, par la narration de contes arriva non seulement aux auditeurs et à la conteuse mais aussi à la cité tout entière. Les contes, ici, ne forment pas chacun une entité isolée, avec un début et une fin qui seraient ceux d'un conte. Ils sont pris dans un projet d'ensemble, ils s'inscrivent dans une narration au long court. Celle-ci a déjà commencé et eut lieu avant que le narrateur anonyme ne nous rapporte cc qu'ac­complit la parole d'une narratrice et elle se poursuivra au-delà de la mille et unième nuit : car " le roi Schahriar se hâta de faire venir les scribes les plus habiles des pays musulmans et les annalistes les plus renommés, et leur donna l'ordre d'écrire tout ce qui lui était arrivé avec son épouse Schaharazade, depuis le commencement jusqu'à la fin [...]. Puis, ils en tirèrent un grand nombre de copies fidèles, qu'ils répandirent aux quatre coins de l'empire, pour servir d'enseignement aux générations" (3). Un projet anime Les Mille et Une Nuits. Le contenu même des contes est certes important mais pas en lui-même. La portée de chaque conte ne se révèle qu'à être entendue dans sa relation au contexte- même de la narration, déterminé qu'il est par le moment où il s'impose à la narratrice, engendré à la fois par le conte précédent et par les effets que son audition a produit tant sur les auditeurs que sur la conteuse. L'autre particularité de cette narration, c'est qu'elle ne saurait être continue, sa scansion n'est pas celle des contes mais celle de la succession inexorable du jour et de la nuit. Quand tombe la nuit, commence la narration. Quand apparaît l'aube, elle cesse et cela que l'histoire soit ou non parvenue à son dénouement. Ce n'est pas la fin d'un conte qui met fin à la narration, seul le jour en impose la suspension et seule la mort pourrait vraiment l'interrompre. L'efficacité de la narration est déterminée tant par le contexte dans lequel elle s'opère que par les scansions qui la marquent. L'importance du contexte pour la narration Revenons donc sur le contexte des Mille et Une Nuits. C'est, dans le même temps, un contexte universellement connu et presque totalement méconnu. L'histoire commence bien avant la rencontre de Schaharazade et du roi Schahriar. Il n'est pas raconté que Schaharazade raconte. Il nous est d'abord dit ce qui arriva au roi de la cité de Sassan et qui le rendant absent à sa propre vie le laissa sans sommeil, dans l'angoisse, au point de plonger sa ville dans le cauchemar. L'histoire commence bien avant que ne surgisse Schaharazade et qu'elle ne se mette à raconter. Deux frères, Schahriar, l'aîné et Schahzaman, le cadet, sont l'un roi de Sassan, l'autre de Samarkand al-Ajam. La mort de leur père, donnant à chacun la royauté d'une partie de l'empire, les a séparés. Tout semble aller pour le mieux jusqu'au jour où, le cadet, répondant à l'appel de son aîné qui se languissait de lui, quitte sa cité. Ayant oublié le cadeau qu'il destinait à son frère, le cadet, revenant dans sa cité sans prévenir, découvre la trahison de sa femme qu'il surprend « accolée par un esclave noir d'entre les esclaves ». Après les avoir tués, il rejoint son frère, auprès de qui il n'arrive pas à oublier son malheur. « Un nuage de chagrin » lui voilant constamment la face jusqu'au jour où il voit la femme de son frère trahir son époux d'une manière qui lui semble « plus énorme» que ce qui lui était advenu. A son frère qui le presse de questions sur le changement de son humeur, il finit par révéler ce dont il a été témoin. Le roi Schahriar ne pourra croire ce que son frère lui raconte qu'après avoir vu de son propre oeil la trahison. La vision de la scène le laissera pétrifié, sans réaction autre que la fuite hors de son palais, hors de sa cité. Accompagné de son frère, Schahriar s'en ira, errant de par le monde, estimant ne devoir « avoir plus rien de commun avec la royauté » tant qu'il n'aura pas « trouvé quelqu'un qui ait éprouvé une aventure pareille ». Ce sera en la personne d'un efrit (4) que Schahriar et son frère trouveront celui qu'ils cherchent. Plus exactement, il ne s'avérera être celui qu'ils cherchaient qu'après que, par leur entremise, il ait connu pire mésaventure qu'eux dormant, ils seront amenés, par l'humaine que l'efrit avait ravie, à copuler avec elle pendant le sommeil du ravisseur. C'est après avoir fait subir à plus puissant qu'eux cela même dont ils avaient été victimes que les deux rois pourront reprendre les attributs de la royauté sans pour autant pouvoir oublier leur malheur et retrouver le goût de vivre. Ils retourneront chacun dans leur ville où ils régneront sans nul souci ni de leurs sujets ni du futur. Pendant trois ans, Schahriar exigea que son vizir lui amena, chaque nuit, une jeune fille vierge qu'il faisait décapiter au petit matin. Son frère, comme nous l'apprenons à la fin des Mille et Une nuits, agissait de même, pendant ce temps-là, dans sa propre cité. Les habitants des villes « furent dans les cris de douleur et le tumulte de la terreur, et ils s'enfuirent avec ce qui leur restait de filles ». Un jour vint où « il ne resta plus dans là ville aucune fille en état de servir à l'assaut du monteur », si ce n'est les filles du vizir Schaharazade, l'aînée, qui était en âge de connaître l'homme et Doniazade, la petite, pré-nubile. Ce n'est qu'en ce point du récit où, une cité est menacée de disparition par la folie meurtrière de son roi qui la prive de tout espoir de postérité, que surgit la figure de celle dont le nom est devenu synonyme de l'art du conte. Il est raconté comment, en ce temps où la parole ne circulait plus et où toute relation s'avérait vaine, une jeune fille put devenir femme et rester en vie, en recréant par sa prise de parole les conditions d'une possible relation. C'est Schaharazade elle-même qui va demander à son père, horrifié, de la donner en mariage au roi. Le risque de perdre la vie au matin de la première nuit ne la fait pas reculer car elle sait qu'il « faut absolument faire cela ! » Elle sait, elle, dont le nom veut dire fille de la cité, que l'enjeu de sa rencontre avec le roi n'est pas seulement de sauver sa vie, celle de son père et celle de sa soeur mais d'arracher la cité à la folie du roi en lui assurant une possibilité de descendance. Schaharazade en s'offrant au roi relève deux défis : le défi paternel et le défi de la fatalité. A ce père qui lui conseille, en lui racontant une histoire, de ne pas aller raconter, de ne pas entrer en relation avec le roi car, lui dit-il, « tu n'en sortiras pas vivante, tu vas mourir », Schaharazade répond «je peux me séparer de toi, mon père, et rencontrer, sans en mourir, un autre homme, que je peux transmuer (trans-muet) ». Schaharazade a confiance en la puissance du langage, elle sait qu'en lui réside la capacité de transformer la fatalité en destin. Par la bouche de Schaharazade, dernière fille nubile de la cité, va se faire entendre une voix capable de redonner les ressources du langage à un roi médusé par son malheur. Aux trois années de règne de la répétition meurtrière vont succéder trois années où, par là narration, la cité sera refondée. La narration à laquelle, nuit après nuit, va se livrer Schaharazade n'aura pas pour seul auditeur le roi. La présence de Doniazade, la petite soeur, sera dès la première nuit réclamée par Schaharazade comme condition préalable à la perte de sa virginité et c'est d'elle que viendra la demande d'un conte « pour faire passer la nuit ». La présence de ce tiers est souvent oubliée. Or, c'est par l'incitation à la narration qu'elle figure, que sera rompue pour la première fois la répétition meurtrière. Doniazade sera présente, chaque nuit des mille nuits qui suivront, non seulement auditrice de sa soeur mais témoin aussi de ses ébats avec Schahriar. Nous avons rappelé le double contexte qui contraint à la narration et celui de la narration parce qu'il est à la fois, bien évidemment connu et toujours ré-oublié. Une jeune fille devenant femme va prendre la parole et faire entendre sa voix. Mais s'agit-il vraiment de sa voix ? Ne faudrait-­il pas plutôt se demander à quoi, à qui prête-elle voix? Quelle est donc la voix que fait entendre la bouche de Schaharazade en évoquant « les légendes des rois anciens et les histoires des peuples passés » ? La voix de la conteuse va « dépétrifier » le roi, va produire en lui l'oubli de la perception de son malheur en l'arrachant à la vision d'une scène inou­bliable. D'où tire-t-elle cette voix, son pouvoir : pouvoir de la relation, pouvoir du déplacement, pouvoir de la remémoration, pouvoir de construire une mémoire pour l'avenir? Dans la traduction de Mardrus, sur laquelle nous avons essentielle­ment pris appui, sans méconnaître toutefois les autres traductions et les diverses versions arabes, la « trahison » du traducteur souligne particuliè­rement le fait que Schaharazade raconte en tenant toujours compte du contexte de la narration. Elle ne fait pas que raconter des histoires n'importe comment, dans n'importe quel ordre, elle est dans l'attention constante de ce qui se produit pour ce roi à qui elle raconte. Le choix des histoires est déterminé par les infimes perceptions des mouvements de l'âme du roi. La narration s'organise comme un long mouvement de va-­et-vient, dans lequel la conteuse tantôt éloigne et fait oublier au roi son malheur : cette scène dont il ne parvient pas à s'arracher et tantôt l'y ramène au prix de risquer sa vie : car il est des matins où le roi se rappelle son projet initial de la tuer. De nouveau il menace : « Trouve une histoire qui te permettra de rester en vie. » Pour Schaharazade, l'acte de parole est toujours affrontement avec la mort. Sa vie dépend de la justesse de son propos. Les Mille et Une nuits : une cure d'amour aux multiples enjeux. Une cure, qui diffère cependant de celle racontée dans la Gradiva (5) de Jensen, car il n'est pas question que d'heureuses retrouvailles, l'irréparable de la blessure dans Les Mille et Une Nuits n'est pas totalement déniée et, tout au long de la narration, sont présentes la haine, la violence, la mort et la souffrance de la répétition mortifère. Trop souvent, tout cela est oublié, ne sont retenus que des contes isolés dont on ne sait pas toujours qu'ils font partie des Mille et Une Nuits. Car avant d'être une anthologie de contes, ce livre dont le titre en arabe est Les Mille Nuits et Une Nuit est l'histoire de la refondation d'une cité de par la réinscription singulière de son roi dans la communauté humaine. Il faudra en effet mille nuits pour qu'advienne, une nuit, une ère nouvelle : mille nuits pour que cesse le cauchemar, pour que la terreur quitte les coeurs des sujets d'un roi qui aura enfin retrouvé sa raison. C'est la parole de Schaharazade qui engendrera cela dans le temps où elle portera et mettra au monde trois enfants conçus avec ce roi à qui elle conte. L'emboîtement des récits Nous sentons la richesse de ce texte, véritable structure d'emboîte­ment. Il nous est raconté que Schaharazade racontait des histoires qui lui avaient été racontées et dans lesquelles des personnages racontaient à d'autres personnages des histoires dans lesquelles et ainsi de suite. Et nous sommes là, nous, aujourd'hui, à vous raconter. Nous essayons de pour­suivre de fait la narration de Schaharazade. Et faisant cela, nous espérons entendre et vous faire entendre l'enjeu de ce récit et ce qu'il nous apprend sur le pouvoir du conte, sur le pouvoir magique de la parole. Notre démarche par rapport aux Mille et Une Nuits est une décision de ne pas procéder à des interprétations réductrices. Nous refusons autant que nous le pouvons de soumettre ce texte au décodage. Nous nous exposons à lui et nous en subissons les effets, comme Schaharazade et ses auditeurs. Nous pensons que l'interprétation, qui peut se laisser entendre dans la tentative de poursuivre la narration par la production de nouveaux récits (6), possède une effectivité d'une autre nature. Nous avons accepté de nous en laisser conter par Schaharazade car nous pensons que l'art de la relation qu'elle possède contient bien plus de savoir que ce que la science peut concevoir. L'œuvre qu'accomplit la parole de Schaharazàde nous plonge dans la perplexité. L'univers dans lequel elle plonge le roi est celui de l'ima­ginaire, le résultat de cette immersion pourrait être nommé production de symbolique. Mais vouloir séparer les deux «registres » de manière tranchée et assurée, nous paraît une entreprise plus que hasardeuse. Procéder ainsi, ce serait méconnaître que la ligne qui sépare le symbolique de l'imaginaire, est comme une ligne de partage des eaux, lieu où les eaux se mélangent sans que leur provenance puisse être distinguée de manière certaine : moment de turbulence avant que ne naisse un cours nouveau ? (7). Les Mille et Une Nuits est le récit de ce qui se produit pour celui qui lit le récit. C'est une narration qui, s'emparant de nous, nous entraîne dans la narration en nous en faisant oublier et l'origine et le contexte. Schaharazade possède l'art de la relation qui est art de la coupure différenciante et de la scansion. Alors que pendant trois ans plus de mille femmes ont été déflorées et assassinées, aucune d'elles n'arrivant à se singulariser, Schaharazade va introduire une autre répétition que celle de la collection indifférenciante. Là, où aucune jeune fille devenue femme ne pouvait être distinguée de la femme traîtresse, par le pouvoir des mots Schaharazade va rendre les différences perceptibles, va redonner au détail son pouvoir de singularisation. Le regard du roi était prisonnier de la vision de son malheur, sa perception s'était arrêtée sur une image dont il n'arrivait pas à se détacher : image infragmentable, image totalisante et tyrannique dans ses conséquences. A cette vision obsédante du roi, la narration va opposer le pluriel des figures qu'engendre en nous les mille petits détails dont se soutient notre vision du monde. La «cure d'amour » que conduit Schaharazade est oeuvre de patience, souci du détail, attention aux mouvements de l'âme de celui à qui elle veut redonner figure humaine. Soucieuse des effets de sa parole qui la détermine en retour, sa narration fonctionne comme une production onirique qui va permettre à Schahriar de retrouver le sommeil où peut avoir lieu te rêve. Faut-il penser les effets de ces mille nuits comme l'œuvre de la perlaboration par laquelle est rendu actuel le présent par le passé et le passé par le présent, serait-ce cela symboliser? La scansion des nuits Nous allons essayer de vous faire sentir la place de la scansion dans la narration de Schaharazade. Le découpage des contes ne correspond pas à celui des nuits, ceci pour une raison étroitement liée au contexte de la narration : Schaharazade, à la fin de chaque nuit, doit maintenir le suspense : en interrompant le récit à un moment d'inachèvement, elle pousse le roi à ne pas la tuer et à dire : « Je ne la tuerai pas avant de savoir la fin de ce conte. » Mais ce qui nous apparaît comme un calcul est présenté dans les nuits comme un rythme naturel : « Alors le jour la saisit et elle s'abstint du discours permis » : c'est le retour de l'aube qui met fin à la narration. Une sorte de césure régulière, qui mettrait fin inexorablement à la séance. Avant de nous interroger sur le sens de cette organisation, il faut voir ce qu'elle est devenue. Dans les éditions arabes, elle est toujours maintenue. C'est une formule stéréotypée, répétée à la fin de chaque nuit : « Wa adraka Shaharazad al-sabâh fa sakatat ani-l-kalâmi-l-mubâhi» (8) (« Le matin saisit Schaharazade et elle se tut par rapport au discours permis »). La reprise à la nuit suivante est: « Qâlat » (« elle dit»). C'est une sorte de coupure anonyme, comme une porte qui se fermerait et s'ouvrirait, marquée par l'alternance des jours et des nuits. En ce qui concerne les traductions françaises, nous nous en tiendrons à celles de Galland et de Mardrus (9). Dans sa traduction en douze tomes, effectuée entre 1709 et 1713, Antoine Galland a pendant six tomes suivi le découpage par nuits, arrivant à la 235e nuit, avec le conte de Qamar al-Zaman. Puis, en tête du tome VII, il publie cet avis : «Les lecteurs des deux premiers volumes de ces contes ont été fatigués de l'interruption que Dinarzade apportait à leur lecture. On a remédié à ce défaut dans les volumes qui ont suivi. On ne doute pas qu'ils ne soient encore plus satisfaits de celui-ci, où ils ne seront plus arrêtés par les autres interruptions à chaque nuit. Il suffit qu'ils soient instruits du dessein de l'auteur arabe qui en a fait le recueil. « On trouve de ces contes en arabe, où il n'est parlé ni de Scheherazade, ni du sultan Schahriar, ni de Dinarzade, ni de distinction par nuit. Cela fait voir que tous les Arabes n'ont pas approuvé la forme que cet auteur leur a donnée, et qu'une infinité se sont ennuyés de ces répétitions, qui sont à la vérité très inutiles. On avait voulu s'y conformer dans cette si grandes qu'on a été obligé de ne s'y plus arrêter. « On est bien aise cependant d'avertir encore les lecteurs que Scheherazade parle toujours sans être interrompue (10). » La traduction française de Mardrus, au contraire, maintient stricte­ment le cadre des Mille et Une Nuits, suivant strictement le décompte des nuits. Mais, au lieu de la coupure sobre, stéréotypée que nous trouvons dans les textes arabes, Mardrus varie la formule, et, assez souvent, l'assortit d'un commentaire psychologique, qui dessine une véritable histoire entre les contes, comme une observation sur l'évolution des personnages au fur et à mesure du déroulement du récit. Cette question de la coupure n'a jamais été posée à notre connais­sance, et pourtant elle apparaît capitale par rapport à ce qui se passe dans les Nuits. Capitale par rapport à la question du temps et à sa réintroduction dans une situation caractérisée par la fixité, par la répétition. A un premier degré, la coupure a pour effet de susciter le désir du roi d'entendre la suite (la condition implicite étant que la narration ne peut se faire que la nuit : le temps réservé au sommeil, au rêve et, dans le monde arabe, au récit des contes (11). Elle met le roi dans une situation où il devra attendre, mettre un écart entre son désir et sa satisfaction. A la fixité est substituée la mobilité, la labilité. La coupure recrée la capacité de supporter l'absence de l'objet du désir, la distance par rapport à lui. Comme il est dit dans notre texte de Corps écrit, « il faudra qu'une femme le (le roi) trompe (sur son désir) mais ne le trahisse pas pour qu'il puisse devenir homme et père » (12). Dans une situation figée, pétrifiée, la scansion permet la réintroduc­tion du temps et de la distance. Dans les textes arabes des Nuits, cette scansion s'effectue dans le dénuement de la formule rituelle et immuable, comme le serait le balancier d'une horloge. A quiconque a pris conscience de l'enjeu des Nuits, il pouvait être tentant de vouloir en parler, d'expliciter, fût-ce dans la psychologie, la transformation vécue par les trois principaux personnages. C'est ce que Mardrus a fait, en reconstituant, à travers les intermèdes qu'il a intercalés entre les nuits, un conte entre les contes, l'histoire de la double guérison d'un homme et d'une cité. IA double existence dans les nuits Tout le parcours des Nuits se déroule comme si, pour sortir d'une situation de solitude radicale donnée (qu'on peut bien appeler trauma), il fallait la dédoubler, en fabriquer ou en rencontrer une doublure, à partir de laquelle cette réalité pourrait être vécue à nouveau d'une autre façon, pour qu'elle fasse retour dans un registre différent, ayant été nommée, étant passée du sensible à l'intelligible. Schaharazade ouvre au roi enfermé dans sa répétition un double espace : un espace de temps par les attentes qu'elle instaure, un espace de rêve, par les histoires qu'elle raconte. A son malheur, elle offre par ses contes une multitude de figures auxquelles le roi peu s'identifier, par rejet ou par proximité, comme dans un rêve, pour finalement être capable de parler de ce malheur qui l'a frappé. A un roi tragiquement sérieux, profondément insomniaque, rivé à son angoisse, elle ouvre les portes d'un imaginaire débridé, l'arrachant à lui-même pour lui faire prendre la place de ces héros qui l'attirent ou le repoussent, l'entraînent loin de lui pour le ramener brusquement au plus intime de son être. Elle l'introduit ainsi à la double existence des êtres, elle le conduit à la percevoir en lui-même, à pouvoir donner nom à ce qui fut pour lui détresse inexplicable. Mais l'avantage des contes, la supériorité des Nuits, c'est de pouvoir mettre en scène cette double épaisseur, cette double existence, c'est de pouvoir décaler suffisamment les choses pour les rendre figurables. Comme le dit si bien Paul Auster : quand le conte dit « "ces deux chiens sont mes frères" ou "cette mule était ma femme!": qu'est-­ce que cela signifie, en effet, de regarder quelque chose, un objet réel dans le monde réel, un animal, par exemple, en affirmant que ce n'est pas ce que l'on voit ? Cela revient à dire que toute chose possède une double existence, à la fois dans le monde et dans nos pensées (13). » C'est dans ce passage direct, sans avertissement préalable, du réel de la narration au réel créé par le récit que réside la force qui permet au conte l'arrachement à soi-même. Dans Histoire sans fin de Michael Ende apparaît bien cette capacité d'aller et de retour entre le réel et l'imaginaire. Les choses sont créées par la parole qui les nomme. Mais il n'y a pas de nomination qui ne mette en jeu le désir : « Tu ne peux avoir de désirs qu'aussi longtemps que tu te souviens de ton monde. Ceux d'ici ont dépensé tous leurs souvenirs. Et qui n'a pas de passé n'a pas non plus d'avenir. C'est pour cette raison qu'ils ne vieillissent pas. Regarde-les ! Croirais-tu que certains d'entre eux sont là depuis mille ans ou même davantage ? Mais ils restent tels qu'ils sont. Plus rien ne peut changer pour eux puisque eux-mêmes ne peuvent plus changer (14). » C'est à «frayer de nouveaux parcours » à l'imaginaire que s'emploie la conteuse des Nuits. Des récits emboîtés mettent entre celle qui conte et le récit, l'épaisseur de deux ou trois réalités. Dans le conte de la reine Yamlika, le héros Hassib se trouve abandonné par ses compagnons bûcherons au fond d'une grotte dont il ne pourra plus sortir. C'est à ce moment qu'il découvre dans le mur une fente, qui lui ouvre accès au royaume de Yamlika, la reine des serpents. Dans ce récit, la reine Yamlika conte à Hassib l'histoire de Beloukia, qui lui-même raconte celle de Jamscha. La distance à soi est sans cesse creusée, comme pour élargir un espace de respiration, de dédoublement, autour d'une situation de malheur initial : dans le cas présent, un fils qui ne peut accéder à l'héritage de son père car il ne peut s'affranchir de sa lignée maternelle. A quoi serviront ces nouveaux parcours? Précisément, à faire coexis­ter ces deux existences des choses, à faire le lien entre la réalité brute d'aujourd'hui et ce dont de moi elle peut être porteuse : de mon passé infantile ou de mon passé récent : tout doit être ramené et conjoint dans le présent de la parole. C'est bien ce que fait Schaharazade, lorsque, contant les récits des temps immémoriaux, elle suscite des voies au surgissement de l'immémorial dans le présent de l'auditeur. C'est ce qu'exprime J.-B. Pontalis, dans son introduction à la Gradiva « La fameuse proposition : "L'inconscient ignore le temps" a fait dire bien des sottises. Oui, il est hors du temps linéaire, irréversible, secondarisé, il se soucie comme d'une guigne de nos repères chronologiques, il brouille les époques - chacun de nos rêves en témoigne -, il peut faire du passé notre avenir, du futur notre mémoire et du présent parfois un instant d'éternité. Mais il n'échappe pas pour autant à toute expérience du temps et à ce qui en est sans doute le noyau : l'expérience de la perte et de l'absence. L'inconscient, ce sont les temps mêlés, ce n'est pas l'intempo­rel (15). » Cette expérience de l'absence, c'est le moment où le retour du jour absente la voix de Schaharazade, moment qui pose la question : quelle est la voix qui compte ? Que prête la voix de Schaharazade au roi 7 En quoi l'immémorial du roi, son infantile, se fait-il entendre? Un discours au présent Le conte réalise une mise générale au présent. La superposition des récits imaginaires au présent de la narratrice et de ses auditeurs crée le lieu d'indétermination où la rencontre du passé et du présent est possible, rendant possible de nouvelles déterminations. Bien plus elle crée le lieu où est possible la coexistence de ce que le sens rationnel a institué comme contradictoire : non seulement passé-présent, mais aussi bien-mal, mascu­lin-féminin, oui et non, réel et imaginaire. C'est dans cet espace que peut s'opérer la délivrance de ce qui a été enfermé dans l'inaccessible de l'expérience ou dans l'interprétation du sens : c'est là que le conte délivre véritablement la parole. Une lecture attentive des Versets sataniques (16), ouvrage dont on a tant parlé sous d'autres aspects, permet de déceler une transposition de ce même procédé. Au premier abord, les situations décrites semblent relever d'une confusion totale des temps, des personnages. Puis on se rend compte que le brouillage temporaire des frontières du oui et du non, en mettant tout au présent, n'est pas le règne de la confusion mais qu'il permet de donner accès dans le vécu d'aujourd'hui à ce qui fit problème dès l'origine. Ainsi la censure de la dictature du sens est levée pour partie et le contradictoire du conflit peut surgir. Qu'Allah ne puisse exister sans déesses, ni l'archange sans démon, cela ne correspond-il pas aux interro­gations les plus fondamentales de l'homme de tout temps ? Quelle parole pourrait accéder à leur reconnaissance si elle n'a pas pris d'abord le détour de l'imaginaire, ' afin de :`les délivrer de la. « grotte » où elles' étaient enfermées ? ' D'autres questions... Tout ce qui précède nous conduit à situer les Nuits-dans le cadre plus général du langage du conte, et de l.' efficacité spécifique qu'y prend la parole. Est-il possible d'aller plus loin et de dégager sur ce domaine des spécificités du texte, ou du moins de la pensée islamique? On ne peut qu'être frappé de constater d'une part la constance avec laquelle les éditions arabes maintiennent le cadre des Nuits, et le sort qui est fait à cette découpe du récit dans les traductions françaises (la question serait encore à voir dans les traductions en d'autres langues). On ne peut savoir ce qui a été perçu par les auteurs arabes, mais apparemment, la structure n'a pas été conçue comme simple artifice. Dans les traductions françaises (Galland, et plus récemment Khawam), le cadre est abandonné. Chez Mardrus, au contraire, il est amplifié, mais psychologisé, individua­lisé. Ceci pose l'immense problème de ce qui passe dans la traduction d'une langue à l'autre. Les traductions françaises semblent viser le plaisir d'un lecteur individuel. Le texte arabe au contraire ne comporte pas de référence à des réactions personnelles des personnages. Dans les versions françaises, ou bien on ne supporte pas la coupure, ou bien on ne peut la prendre en compte que si on la psychologise, si on l'assortit de commentaires. C'est sans doute des représentations différentes de « l'identité individuelle » dans l'une et l'autre culture qui sont, ici, en jeu. Dans la comparaison souvent faite, surtout en ces milieux, entre la narration des Nuits et le déroulement d'une cure analytique, il faut remarquer qu'ici, ce n'est pas le roi qui parle, mais Schaharazade. Au lieu que le roi exprime ses pensées, un imaginaire lui est « apporté » par la narratrice. Ce que les Nuits mettent bien en valeur, c'est que la transfor­mation du roi ne peut se réaliser que par la transformation de Schaha­razade. C'est à partir de cette dernière remarque qu'un non-analyste pourrait poser des questions à des analystes, sur cette place réciproque de l'analyste et de l'analysant, par analogie à la position de Schahriar et de Schaharazade. La première question est celle-ci : est-ce qu'il y aurait dans l'analyse des situations où l'analyste devrait faire comme Schaharazade, ouvrir un imaginaire, raconter des histoires, utiliser un procédé analogue à celui qu'utilise Schaharazade dans les Nuits ? L'autre question concerne également cette place réciproque : dans les Nuits, on ne l'a peut-­être pas assez remarqué, il y a bien sûr la transformation du roi, sa délivrance de son trauma, mais il y a aussi celle de la conteuse qui de vierge devient femme et mère, sans qu'une figure exclue l'autre. En lisant le texte, on a l'impression que c'est parce que Schaharazade change que le roi peut changer. N'en serait-il pas de ni ême dans une cure analytique : la capacité de changement de l'analysant n'est-elle pas liée à la capacité de changement de l'analyste ?
G. Grandguillaume et F. Villa animent à I'EIIESS (Anthropologie du Monde Arabe), depuis trois ans, un séminaire, sous le titre « Anthropologie et psychanalyse : autour de l'origine et de la transmission ». 1 1. Les Mille et Une nuits, contes traduits par J.-C.' Mardrus, 1899-1904, Paris, Robert' Laffont, colt. « Bouquins », 2 tomes, p. 7. 2. Comme nous le faisait remarquer Rodophe Bydlowski, le mot « relation » de par sa polysémie ouvre plus de perspectives que celui de « narration ». 3. Les Mille et Une Nuits, op. cit., Tome 11, p. 1018. 4. Efrit : le rusé , une sorte de genni. 5. In S. Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de W. Jensen, Paris, Gallimard, colt. « Traductions nouvelles ». 6. Travail que nous avons amorcé dans un texte, écrit à huit, et publié sous la signature de Layla : « Les Nuits aux hommes de leur destin » in Corps écrit, n° 31, automne 1989, Paris, PUF 7. « Nous retrouvons, ici, la gêne qu'exprimait dans une intervention au séminaire de J. Lacan celui qui était capable d'un si vif étonnement": Octave Mannoni. Face à Lacan qui déclare: "Nous sommes des êtres incarnés, et nous pensons toujours par quelque truchement imaginaire, qui arrête, stoppe, embrouille la médiation symbolique. Celle-ci est perpétuellement hachée, interrompue." Mannoni amorce une critique dont nous nous sentons proches : "Ce qui me gêne, c'est que j'ai le sentiment que cette doublure imaginaire ne hache pas seulement, mais qu'elle est la nourriture indispensable du langage symbolique, et que le langage, s'il est privé complètement de cette nourriture, devient la machine, c'est­-à-dire quelque chose qui n'est pas humain" in Jacques Lacan, Le Séminaire, Paris, Le Seuil, livre Il, p. 367. 8. Texte arabe de l'édition Boulak, Le Caire. 9. Les Mille et Une Nuits, traduction d'Antoine Galland (1709-1713), Paris, Garnier­-Flammarion, 1965, 3 tomes. Les Mille et Une Nuits, contes traduits par J.-C. Mardrus, Paris, Robert Laffont, 1899-1904, 2 tomes. Nous laissons de côté la traduction de Khawam, dont la logique de traduction n'est pas évidente. Une nouvelle traduction des Mille et Une Nuits est en préparation à la Pléiade, sous la direction de J: E. Bencheikh 10. Galland, op. cil., t. 11, p. 257. Contrairement à ce que dit le traducteur, les diverses versions arabes (Calcutta, Le Caire et récemment Muhsin Mahdi) respectent le découpage par nuit. 11. Selon une tradition fort répandue, celui qui raconterait des contes le jour s'exposerait au risque de devenir chauve. 12. Op. cit., p. 53. 13. Paul Auster, L'invention de la solitude, Arles, Actes Sud, 1988, p. 189. 14. Michael Ende, Histoire sans fin, Paris, Stock, 1984, p. 455. 15. J.-B. Pontalis, préface de S. Freud, Le Délire et les rêves dans la Gradiva de w Jensen, Paris, Gallimard, 1986, p. 15. 16. Salman Rushdie, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1989.


Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
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