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Pourquoi Nédroma ? |
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Inédit. Communication au colloque Nédroma 2011
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Sixième Colloque International sur
l’histoire de Nédroma et sa région sous le thème :
Nedroma, ville d’Abdelmoumène
Société, Anthropologie et Mémoire
Le nom de la ville de Nédroma m’était inconnu en cette année 1966 où je me trouvais étudiant à Paris. J’avais obtenu une licence d’arabe et terminais à la Sorbonne des études de linguistique et d’ethnologie, tout en suivant les séminaires qui concernaient le Maghreb et le monde arabe, ceux de Germaine Tillion, de Jacques Berque et de Maxime Rodinson. Au terme de ces études, je projetais de préparer un doctorat, et je pensais à le faire sur une ville d’Algérie qui aurait existé avant la colonisation, et l’aurait traversée en gardant sa personnalité durant toute cette période. Je pensais que ma connaissance de l’arabe me permettrait d’y avoir un meilleur accès. Parmi ces villes d’Algérie, Tlemcen me parut être un choix raisonnable : toutefois la ville avait déjà fait l’objet de plusieurs études, notamment celle de L.Piesse et J.Canal (1)
William Marçais (2) et par ailleurs la taille de la ville me faisait hésiter à en faire le choix pour une étude monographique globale comme celle que je projetais. C’est alors qu’un ami me parla de la ville de Nédroma, me la présentant comme « un petit Tlemcen ». Je fis alors une recension des quelques sources où il était question de cette ville, sources qui reprenaient d’ailleurs cette qualification de « petit Tlemcen » et c’est ce projet que je présentai à Germaine Tillion dont j’étais devenu un collaborateur dans son laboratoire du CNRS. C’est muni de sa recommandation que je me présentai au sous-préfet de Maghnia qui exerçait en cet été l’interim de Ghazaouat dont dépendait la ville de Nédroma. Bien introduit par lui, je reçus un accueil sympathique de la municipalité de l’époque, qui me dota d’un logement pour ces trois mois d’été – c’était dans l’ancienne poste détruite durant la guerre – et m’accorda diverses facilités pour mener mon étude.
Ce que j’espérais trouver
Mon but était de trouver une ville qui aurait traversé la colonisation en conservant une personnalité algérienne, ce qui nécessitait de trouver sa trace avant la colonisation. A la différence de ce qui s’était passé au Maroc, ce genre de ville était relativement rare en Algérie, les traces d’un passé spécifique ayant souvent été effacées par la colonisation : il s’agit de ces villes que mon collègue Djilali Sari (3) a nommé « les villes précoloniales » et que la traditon française qualifie de « des lieux de mémoire ». On entend par là d’abord une architecture, comme à Alger le palais du dey, qui fut le dernier témoin de l’autonomie algérienne. On pense aussi à une structure citadine propre, la medina, caractérisée selon Jacques Berque par « l’artisanat, le commerce et l’étude » et centrée sur la mosquée et ses souks. Mais il y a aussi ces sources qui permettent de reconstituer la vie d’autrefois : des manuscrits qui présentent des biographies ou des fragments d’histoire locale, de sources historiques en langues européenne ou arabe, de traités de consultations juridiques (نوازل) apportant des réponses (فتاوى) à des problèmes d’histoire locale et permettant de reconstituer celle-ci (comme je pus le faire par la suite à partir de manuscrits du Touat). Il fallait non seulement reconstituer la situation de départ avant 1830, mais aussi en suivre l’évolution dans le cadre local (comme l’a si bien fait par la suite Mohamed Benamar Djebbari (4) pour tenter une sorte de bilan identitaire dans un lieu déterminé de l’Algérie récemment indépendante. Telles étaient les idées que j’avais en tête en débarquant à Nédroma en cet été 1966.
Ce que j’ai rencontré
C’est que j’ai rencontré alors, c’est d’abord une ville magnifique, à vous couper le souffle, telle qu’on l’aperçoit des hauteurs des Traras en arrivant de Maghnia. Elle n’avait pas connu alors ces extensions qui l’ont quelque peu banalisée. C’était une ville blanche, resserrée autour de sa mosquée, bien délimitée dans ses remparts même si ceux-ci étaient en partie détruits. On parcourait ses ruelles étroites qui rayonnaient à partir de la mosquée almohade et de la Tarbi’a et se distribuaient en quatre quartiers, Beni Zid, Beni Affane, Ahl-es- Souq et Kherba.
Ce fut pour moi un été extraordinaire. Seul européen dans la ville – les rares coopérants français étant alors en vacances – je passais mes journées à parcourir la ville, à parler aux habitants , à fréquenter la boutique du libraire, les cafés de la place, le personnel de la mairie, les anciens que je rencontrais assis en divers points de la ville, et le soir la masria de Cheikh Ghaffour où se retrouvaient les musiciens qui interprétaient de la musique andalouse dans un style propre à Nédroma. Il y avait aussi les longues soirées de mariages, auxquels j’étais invité. Enfin nombre de Nédromis, principalement enseignants, qui étaient en fonction dans les villes voisines, passaient leurs vacances à Nédroma, et parlaient volontiers de leur ville, de son histoire, de ses traditions, de ses personnalités.
Aujourd’hui encore en cette année 2011, je me souviens avec émotion de cet accueil sympathique que j’ai trouvé auprès de la population : jamais rebuté pour ce que j’étais (un Français au lendemain de la guerre d’Algérie), ou ce que je faisais (mes questions, mes déplacements, mes recherches à la mairie), souvent aidé, toujours bien accueilli, comme si les habitants avaient compris l’intérêt de ce travail sur leur ville et voulaient y participer : c’est bien ce qui s’est produit, et cette étude que j’ai faite est aussi la leur.
Ce premier contact fut tellement décisif pour moi que je décidai de prolonger mon séjour en Algérie. Au lieu de revenir à Paris au CNRS comme il était prévu, j’allai trouver à Oran l’inspecteur d’Académie pour lui demander de me nommer à un poste d’enseignement en Oranie pour la rentrée suivante. C’est ainsi que me retrouvai à enseigner le français un an au lycée El-Haouès de Sidi Bel Abbès, l’arabe trois ans au lycée Pasteur d’Oran, l’ethnologie du Maghreb trois ans à l’Université d’Oran. Venu en Algérie pour trois mois, j’y demeurai sept ans…J’avais soutenu ma thèse sur Nédroma à la Sorbonne en 1969 sous la direction de Jacques Berque, et le livre fut publié à Leiden (5)(Pays-Bas) en 1976.
Ce que j’ai trouvé
Si l’architecture conservait les formes traditionnelles de la medina, ce que trouvai en 1966 était une population en pleine mutation. Ce qui m’était souvent répété continuellement était cette expression : « ce n’est plus comme avant… ». Je cherchai à comprendre. Je finis par réaliser que la structure de la population avait été bouleversée dans un passé récent. Cette structure était depuis des siècles adossée à deux fondements : la relation aux villes du Maroc, et une opposition entre population citadine et environnement tribal rural.
La proximité du Maroc fit que des liens séculaires avec les villes du Maroc furent maintenus durant la colonisation. L’enseignement de la langue arabe, toujours pratiqué à Nédroma, fournit à cette ville, qualifiée de « pépinière de fonctionnaires » la possibilité d’emplois nécessitant la connaissance de l’arabe écrit (interprètes judiciaires, traducteurs, qadi,..) en Algérie certes, mais aussi au Maroc (une fonction dans le protectorat conférait aux Nédromis la qualité de citoyens français, dont ils ne bénéficiaient pas en Algérie). Ces relations avec le Maroc ne concernaient pas seulement des emplois, mais aussi des liens familiaux, des mariages, des rapports avec des confréries, et d’une façon globale des liens avec une vraie culture arabe traditionnelle alors déniée par la colonisation en Algérie. C’est cet aspect qu’a souligné le professeur Golvin (6) dans la présentation qu’il fit de mon livre dans la revue d’Aix en Provence. La relation au Maroc a aidé Nédroma dans une période difficile à garder la fierté de sa culture propre.
L’autre fondement de la citadinité était la distinction entre medina et tribus, faite d’opposition et de complémentarité. Elle évoque les descriptions faite par Ibn Khaldoun dans sa célèbre Muqaddima, entre sociétés tribales et sociétés citadines (أهل البدو و أهل الحضر ). Le poète Mahammed Remaoun avait composé sur ce thème, الحضري و البدوي un poème apparemment perdu. La ville de Nédroma était depuis des siècles entourée de tribus, principalement Beni Mnir, Djebala, Beni Mishel, Souahlia, Beni Abed, Beni Khellad. La population citadine s’en distinguait par le mode de vie - sédentaire -, par la localisation de l’habitat, par le langage (un parler citadin spécifique), par le type d’économie, par la culture et par des options idéologiques différentes (politiques ou religieuses). La rencontre entre les deux populations se faisait principalement à l’occasion du marché hebdomadaire du lundi, qui se tenait sous les remparts de la ville. Cette distinction fut sérieusement remise en cause avant et pendant la guerre de libération par une série d’évènements :
- l’implantation du mouvement réformiste en 1949 sous l’impulsion du délégué de Cheikh Ibrahimi, Abdelwahab Benmansour, avec l’ouverture d’une medersa où était enseignée la langue arabe et où Benmansour tenait des discours enflammés contre les confréries - l’ « islam archaïque » - : ce mouvement divisa les citadins, mais fut refusé dans les campagnes.
- dans ce sillage du réformisme, la ville avait opté majoritairement pour le parti UDMA (Union Démocratique du Manifeste Algérien) de Ferhat Abbas, tandis que les campagnes optaient pour le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) de Messali Hadj.
- avec l’intensification de la guerre en 1956 un certain nombre de citadins se réfugièrent au Maroc avec leurs familles, laissant vides leurs maisons.
- pour la même raison, de nombreux ruraux soumis à la répression de l’armée française vinrent se réfugier dans la ville.
- à la fin de la guerre en 1962, les citadins ne purent récupérer leurs maisons occupées durant la guerre. Par ailleurs ils pouvaient disposer dans tout le pays et principalement en Oranie des nombreux postes de fonctionnaires laissés vacants par le départ massif des Européens. L’été 1962 fut marqué par un certain nombre d’incidents entre ruraux venus des maquis et citadins demeurés en ville : l’intervention de hautes personnalités du nouvel Etat originaires de Nédroma permit d’en limiter l’impact.
Ainsi prenait fin une structure de population très ancienne qui avait caractérisé la medina.
Ce que j’ai fait
L’essentiel de mon travail fut d’écouter longuement, de poser des questions, de prendre note des multiples récits qui m’étaient faits sur l’histoire de la ville, des familles, des traditions, de recouper et de contrôler ces témoignages : une collecte très riche entreprise cet été, poursuivie durant les années suivantes et toujours poursuivie.
Pour avoir une idée plus précise du renouvellement de la population, je dépouillai, avec l’aide de la mairie, le premier recensement de la population effectué en 1888. A cette époque, de grandes familles furent divisées en plusieurs noms, d’autres furent enregistrées telles quelles. J’en fis le relevé complet, et comparai cette liste avec celle des noms inscrits sur les listes électorales de mars 1966 : ce qui, compte tenu des alea, me conduisit à une estimation en 1966 de 47% d’habitants d’origine citadine, à rapporter à un pourcentage de près de 100% en 1945.
Ayant pris conscience de l’intensité du changement, j’ai entrepris à cette époque de fixer tout ce qui était susceptible de disparaître dans les années à venir. Ce qui m’amena à faire une description précise des quartiers, des monuments et maisons remarquables, des métiers (le dernier potier, alors que Nédroma fut nommée dans le passé « ville des potiers » مدينة الفخّارين, les tisserands, les menuisiers), des traditions relatives aux mariages, enterrements, des pratiques touchant à l’alimentation, des coutumes concernant l’enseignement coranique, etc. De cette époque j’ai conservé des photos, des enregistrements concernant l’histoire d’autrefois et la geste de Cheikh Qaddour ainsi que des enregistrements de l’orchestre de Cheikh Ghaffour, comme par exemple كف ملامك يا لايم. Ces enregistrements présentent un intérêt non seulement pour leur contenu, mais aussi comme échantillon du parler nédromi de cette époque qui tend à s’effacer. Avec la collaboration du directeur et des élèves du CEG de l’époque je fis une étude linguistique sur les emprunts entre langues arabe et française, étude qui aboutit à un article publié une première fois en 1971 à Tunis (7) , et une seconde fois en 1973 à Alger dans une traduction arabe dans la revue Al-Açâla (8) sous le titre : من جوانب الازدواج اللغوى في ندرومة
Par la suite j’ai poursuivi mon investigation auprès de diverses personnes ayant bien connu la ville autrefois, en Algérie et à l’étranger, notamment Abdelwahhab Benmansour (alors directeur de la Bibliothèque Royale à Rabat) et M.Rohrbacher (9) , retraité dans le midi de la France et ancien administrateur de la commune mixte de Nédroma dans les années trente et qui avait rédigé un mémoire du CHEAM (Centre des Hautes Etudes Administratives et Militaires) de Paris, comportant une description détaillée de la cité à son époque.
Ce que je n’ai pas trouvé
Ce que je n’ai pas trouvé, c’est principalement les sources manuscrites arabes sur lesquelles je comptais, sous forme de chroniques locales, de récits, d’archives familiales. Les archives de la famille Rahal (notamment celle de Si M’hamed le délégué financier) semblent avoir été dispersées entre divers membres de la famille qui m’en ont communiqué une partie. Peu de traces donc de ces sources si elles ont existé. Comme en divers lieux d’Algérie, il est dit parfois que la population détruisait les textes en arabe quand elle en disposait de peur d’être accusée d’activité séditieuse par les militaires français qui ne pouvaient en vérifier le contenu. Il y a donc là des pistes ouvertes pour des recherches ultérieures.
Nédroma aujourd’hui
Nédroma demeure aujourd’hui un lieu de mémoire important. Son passé historique est visible dans sa mosquée, ses remparts, son architecture. Elle ancre sa fierté dans un mythe de fondation prestigieux : sa fondation – ou sa refondation – par le souverain almohade Abdelmoumen Ben Ali. Les noms de familles évoquent les tribus marocaines qui lui auraient remis des otages qui firent souche dans la cité. Alors que les inscriptions des mosquées évoquent souvent le nom d’un souverain qui les firent construire, celle de Nédroma renvoie à « la population de Nédroma » أهل ندرومة comme l’indique l’inscription figurant à l’intérieur de la mosquée :
بنا هذا الصامع أهل ندرومة بأموالهم و أنفسهم
Quel peut être l’avenir de cette culture faite de traditions, de monuments, de savoirs, de mythes ? Certes la vie est changement, alternance de mort et de vie, la mort doit intervenir pour permettre la vie et rien ne peut rester en l’état. Mais il faut conserver du passé ce qui peut être sauvegardé : monuments et vestiges divers La tâche qui s’impose aujourd’hui est de faire en sorte que les générations à venir sachent qu’elles ont un passé derrière elles, un passé dont elles peuvent s’enorgueillir et sur lequel elles peuvent construire leur avenir.
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(1) Piesse L. et Canal J, Tlemcen, Librairie Africaine et Coloniale A.Barbier, Paris, 1889.
(2) Marçais, William, Le dialecte arabe parlé à Tlemcen. Paris, Leroux, 1902
(3) Sari, Djilali, Les villes précoloniales de l’Algérie Occidentale. Nédroma, Mazouna, Kalâa, Alger, SNED, 1960
(4)Djebbari, Mohammed Benamar, Un parours rude mais bien rempli. Mémoire d’un enseignant de la vieille génération, 3 tomes, Alger, Oran, 1999, 2001, 2002.
(5)Grandguillaume, Gilbert, Nédroma, l’évolution d’une médina, Brill, Leiden, 1976.
(6) Golvin, Lucien, Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, Année 1977, Volume 24, Numéro 1p. 269 - 271
(7) « Un aspect du bilinguisme à Nédroma (Algérie) » , Revue Tunisienne de Sciences Sociales, Tunis, 1971, N°26, p.163-176.
(8) من جوانب الازدواج اللغوى في ندرومة , الأصالة العدد 12 جانفي فيفري 1973 م ص 69 77 الجزائر
(9) Rohrbacher,Julien, Monographie de Nédroma, Inédit, Bibliothèque du CHEAM, Paris, 1938.
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