Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
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Entretiens
ALGER VAUT BIEN UNE EXPLICATION
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LIBERATION, 8 février 1998 - FRANCOIS BURGAT, RONY BRAUMAN, JOCELYNE CESARI, GILBERT GRANDGUILLAUME et TASSADIT YACINE.

Face à l'atrocité de la violence en Algérie, il ne suffit plus de déplorer ou de s'indigner ni de renvoyer dos à dos l'armée et les islamistes. Les morts de Relizane, Raïs ou Bentalla méritent une explication politique. Celle-ci ne peut se réduire à une dénonciation de «l'impuissance» de l'armée incapable d'endiguer les «hordes islamistes coupeuses de têtes». Affirmer que la responsabilité des massacres incombe à l'islam, comme certains intellectuels le proclament haut et fort, c'est réduire la complexité de la situation algérienne à un manichéisme effrayant. Nous ne pouvons accepter d'être qualifiés ipso facto de «révisionnistes» et alliés des égorgeurs parce que nous refusons ce prisme outrageusement simplificateur. La dignité, et plus encore la survie du peuple algérien, exigent d'échapper aux illusions et aux falsifications.
Or, il est urgent de sortir du mythe: mythe de cette Algérie que les Français rêvent depuis trop longtemps, d'abord parée de tous les attraits de l'aventure coloniale puis fière, libre, indépendante, socialiste et «modèle du tiers-monde». Il faut que nous cessions de penser que l'Algérie serait le double de la France, même si les élites politiques algériennes n'ont eu de cesse de nous le faire croire depuis 1962. Ces dernières marquées du sceau de la culture française mais en même temps pétries d'ambiguïté par rapport à la France lui ont toujours offert une image rassurante et symétrique qui a conduit à la méconnaissance voire à l'oubli pur et simple d'une autre Algérie, une Algérie communautariste dont les liens sociaux sont si fortement marqués par la religion, domaine auquel ce pouvoir prétendument progressiste et socialiste síest díailleurs bien gardé de toucher.
Tout a été dit sur le tête-à-tête diplomatique franco-algérien. Mais on a été moins attentif au fait que cette pseudo-proximité a rendu impossible une approche réaliste de la société algérienne en occultant les profondes transformations advenues dans ce pays depuis trente-cinq ans. Arabisation, urbanisation, rajeunissement de la population ont fait émerger une Algérie inconnue de ce côté-ci de la Méditerranée. Or, il est impossible de comprendre la violence du conflit algérien et ses véritables enjeux sans prendre en compte ces révolutions successives. L'obstination à plaquer sur l'Algérie les critères politiques et surtout culturels français se nourrit de cette méconnaissance et surtout elle sert le pouvoir algérien qui a compris depuis fort longtemps quel bénéfice politique il pouvait tirer de cet aveuglement. C'est ainsi que les autorités françaises ont «naturellement» soutenu les orientations prises par le pouvoir algérien depuis 1992 même si des nuances sont apparues conduisant de la «non-ingérence» à un engagement plus marqué en faveur de la ligne du «tout sécuritaire» menée par Alger jusqu'à un attentisme prudent, mais malgré tout bienveillant, depuis les attentats en France de 1995 et 1996. La prudence politique est plus que jamais de mise face à une situation qui est loin d'opposer díun côté un Etat «rempart de la démocratie et de la société civile» et de l'autre «des terroristes». L'heure est désormais, sinon à une remise en cause du moins à un questionnement sur le soutien sans conditions apporté jusqu'ici à l'Etat algérien.
Si ces changements sont perceptibles dans l'espace politique, force est de constater que l'espace médiatique français, notamment télévisuel, reste quant à lui fortement monolithique. La télévision fonctionne comme une tribune pour une vision tronquée de la crise politique algérienne. Ce traitement partiel et partial de l'affaire algérienne s'explique par cette cécité française face à l'Algérie mais en même temps devient une ressource politique supplémentaire pour un pouvoir algérien qui a tout intérêt à se présenter comme l'ultime rempart contre le fanatisme religieux. Outre la retransmission sans précautions d'images fournies par les instances officielles algériennes, les chaînes françaises ont servi de tremplin à des personnalités politiques d'un anti-islamisme virulent, usant de cette proximité artificielle entre certaines élites francophones et les milieux intellectuels et décisionnaires français. Les seuls Algériens qui trouvent droit de cité sur nos chaînes sont ceux qui sont les moins représentatifs de la société algérienne mais qui ont l'avantage de nous ressembler beaucoup et qui viennent jouer de cette proximité pour nous faire croire quíils sont démocrates, tolérants et respectueux du pluralisme alors que leurs pratiques politiques dans leur pays sont aux antipodes de ces critères. De telles orchestrations médiatiques contribuent à conforter l'existence d'une Algérie en trompe l'oeil qui sert aujourd'hui les intérêts politiques du pouvoir. Le soutien de la France est un élément essentiel dans la stratégie de communication du pouvoir algérien vers l'extérieur. Pour ce faire, tous les moyens seront utilisés, non seulement le musellement de la presse algérienne mais aussi la diffusion vers l'extérieur, des versions officielles successives de la crise politique: tout d'abord un Etat rempart et protecteur de la population contre les attentats des «terroristes» puis, depuis les massacres des derniers mois, un Etat impuissant. L'objectif est en fait assez simple: il s'agit de cantonner la représentation des modes d'action du camp islamiste à la seule violence aveugle contre des civils innocents à grand renfort de qualificatifs et de glissements sémantiques. Se construit alors la vision d'une sauvagerie imputable aux seuls islamistes qui endossent l'archétype inusable de la bestialité et de l'obscurantisme, à tel point qu'il ne viendrait à l'idée de personne que des intellectuels (chercheurs, enseignants, journalistes) puissent se trouver dans les rangs de ces nouveaux barbares ni même que ces islamistes soient eux-mêmes victimes de cette violence comme ce fut le cas à Raïs, Bentalla et Relizane. Si les témoignages des différents acteurs attestant l'étendue de la manipulation de la violence, la pratique de l'assassinat par le régime de ses propres policiers mais aussi de populations civiles, la constitution de bandes criminelles financées par le pouvoir, peuvent trouver une place dans les colonnes de certains quotidiens français, voire dans les enceintes de parlements étrangers, la barrière télévisuelle hexagonale reste quant à elle difficilement franchissable. Ainsi, le Livre blanc sur la répression paru en Suisse en 1995 nía connu aucune diffusion en France, parce quíil avait le tort díêtre le produit des islamistes. Les dénonciations par Amnesty International ou la Fédération internationale des droits de l'homme des pratiques du régime comme l'usage de la torture, les arrestations en masse et les exécutions sommaires ont certes contribué à atténuer la vision manichéenne de la crise. Il n'en demeure pas moins que le matraquage sémantique unilatéral consistant à diaboliser l'islamisme persiste. Pire, on assiste désormais à une importation dans l'Hexagone de pratiques qui ont cours en Algérie, consistant à jeter líanathème et à dénoncer publiquement tous ceux, organisations humanitaires, journalistes, chercheurs, intellectuels qui ont le tort de ne pas être dans la pensée dominante et qui essaient de faire leur métier en restituant les doutes ou questions qui entourent une réalité très complexe.
Or, le parti pris de la simplification réduit à néant toute explication politique de la crise. Elle empêche de voir les causes réelles de cette violence liée au divorce profond díun pouvoir et de sa population qui ne commence pas en 1992 mais dans les années 1980. Dans l'état actuel du rapport de forces, les militaires n'ont aucune raison de sortir de líengrenage de la violence: la dette est épongée, l'armée fidélisée, l'AIS (seul partenaire islamiste crédible) neutralisée depuis l'appel à la trêve díoctobre 1997.
En revanche, il est urgent de ne plus prendre pour argent comptant les vérités premières énoncées par Alger et ses émissaires, surtout lorsquíils se recrutent dans líintelligentsia française. Le pouvoir militaire s'est octroyé le monopole de l'information, interdisant à la presse internationale le libre accès au terrain. L'information qu'il laisse passer entre de ce fait dans l'espace des manipulations politiques. Ce fut le cas récemment pour les élections législatives de novembre 1997. Les observateurs sérieux savent que toutes les consultations électorales organisées depuis deux ans, de la présidentielle, aux élections locales, n'ont aucun caractère libre et concurrentiel et servent à légitimer le régime. Mais personne n'a pris garde au fait que les fraudes massives des élections législatives de novembre 1997 ont pu être dénoncées (et même montrées à des journalistes français), comme si un soudain vent de liberté soufflait sur Alger. Comment est-ce possible dans un espace politique aussi verrouillé et contrôlé?
La réponse se situe dans les rapports de force et de concurrence qui agitent les clans au pouvoir. Il est difficile de comprendre la politique algérienne parce qu'il est difficile de concevoir la solidarité conflictuelle qui unit les différents groupes et tendances composant le pouvoir algérien, lequel instrumentalise à son profit différents segments de la société pour faire entendre un pseudo-discours d'opposition qui n'a qu'un seul objectif: éviter à un clan de l'emporter sur l'autre. Comment expliquer autrement que par la volonté délibérée d'affaiblir Liamine Zeroual, la dénonciation graduée de la fraude électorale très intelligemment orchestrée par des groupes politiques discrètement alliés à líun des clans au pouvoir, en opposition au camp de la présidence? Dès lors, ni les taux de participation déclarés, ni la répartition des voix entre les candidats, ni la signification des voix de ceux qui sont venus grossir l'électorat naturel du général Zeroual ne relèvent de la pratique électorale classique. En Algérie, victoire militaire et victoire politique sont largement confondues et il faudra bien un jour l'affirmer haut et fort. En définitive, le discours d'Alger est efficace car il fonctionne sur la diabolisation de l'islamisme, devenu presque banalement synonyme de violence et de fanatisme. Or, l'islamisme doit être envisagé pour ce qu'il est: un mouvement politique de contestation de régimes autoritaires. En Algérie, il a exprimé le rejet massif de la dictature militaire par de larges pans de la population. Mais il est très difficile, particulièrement pour des esprits occidentaux, de le considérer justement comme un mouvement politique. Pour échapper aux simplifications qui deviennent des contrevérités, il faudra un jour comprendre que la radicalisation et la violence sont liées à des contextes politiques verrouillés et répressifs et non pas à la spécificité de l'islam.


Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

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