Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Compte-rendus
MULTIPLE JERUSALEM
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Esprit, N°1, janvier 1997, p. 198-200

MULTIPLE JERUSALEM Jérusalem terrestre, Jérusalem céleste. Dédale, N°3-4, printemps 1996, 624 p., 169 F La jeune revue Dédale propose, pour sa seconde livraison, un volumineux ensemble sur le thème de Jérusalem : 624 pages, réunissant des textes de plus de soixante origines, traduits de quatorze langues. Encore tout n’est-il pas dit : selon le directeur de la revue, Abdelwahab Meddeb, ce livre est une tentative, bien d’autres textes auraient pu y être ajoutés. Mais l’essentiel était de faire entendre, à la façon d’une partition musicale, des voix différentes sur ce sujet central, auquel se réfèrent au moins les trois monothéismes : juif, chrétien, musulman. Cette visée rejoint celle qui sous-tend la nouvelle revue : désenclaver le monde arabe, l’arracher à la singularité dans laquelle on l’enferme (ou il s’enferme) trop souvent, le considérer comme ce qu’il est réellement : une partie de l’humanité. L’approche faite par les auteurs projette des éclairages multiples sur la question : historique, religieux, symbolique, culturel, poétique. Sous le titre « Prophètes, théologiens, pèlerins, chroniqueurs, voyageurs », sont rassemblés les témoignages de ceux qui ont parlé de Jérusalem, depuis l’appel au secours qu’un propriétaire de Palestine2 adresse au pharaon Aménophis IV au XIV° siècle (écrit en akkadien sur une tablette), jusqu’au voyage de Pierre Loti en 1894 3 , en passant par les textes des Romains, les chroniques des Croisades, les récits de voyages des géographes arabes, des rabbins : une ville de cinq millénaires, dont on trouve mention pendant près de trois millénaires. Une section consacrée à des études historiques pose la question du statut donné par les musulmans à Jérusalem : y est posée, dans l’entremêlement du politique et du théologique, la question de la rivalité entre la Mekke et Jérusalem. La parole est ensuite donnée à ceux qui ont voulu exprimer un point de vue – qu’il soit esthétique ou politique - sur Jérusalem, jusqu’à relier cette histoire à son actualité la plus brûlante. L’ouvrage se clôt sur un recueil de poèmes dédiés à la ville. Hormis l’histoire, c’est le théologique et le politique qui constituent la trame de ce numéro. La question des enjeux symboliques de Jérusalem est posée par Mohammed Arkoun 4 . Dans le cas de Jérusalem, ce qui est le sort de tout être (avoir une double existence comme chose et comme nom, comme réalité sensible et comme être intelligible, comme matérialité et comme symbole), revêt une évidence fulgurante : on parle de Jérusalem « d’en bas » et de Jérusalem « d’en haut », de « Jérusalem terrestre » et de « Jérusalem céleste ». La force du symbole est ici liée à la fonction d’origine, de référence, que lui attribuent les trois grandes religions. Cette relation à l’origine est déterminante, puisque le récit qui s’en transmet est toujours fondateur d’une identité. Elle apporte une réponse à la question de base : d’où venons-nous ? Pour chacune de ces religions, Jérusalem désigne à la fois un lieu et une signification : une réponse à l’interrogation de l’être sur ce qu’il est. Ces questions, que se pose tout homme sur ce qu’il est, par le relais de son interrogation sur son origine, ont été, dans la sphère qui nous occupe ici, prises en charge par les monothéismes qui ont apporté leur réponse, qui ont en quelque sorte pris le monopole du symbolisme. Du moins jusqu’à un certain point, et jusqu’à une certaine époque… Le fait est que ces monothéismes ont trouvé leurs limites dans leurs institutions. Le message universel dont ils faisaient profession dans leur inspiration originelle s’est transformé en une intolérance de fait, dont les intégrismes qui s’affrontent à Jérusalem présentent la dernière version. C’est u lieu où les trois monothéismes s’excluent l’un l’autre, selon l’expression de Jean-Luc Nancy 5 . La dégradation du symbole ne laisse dans ce cas plus de place qu’à la revendication acharnée de sa dépouille : la matérialité du lieu, l’occupation de la terre, le contrôle des « Lieux saints ». Mais le sens, lorsqu’il n’est plus perçu comme tel, peut encore être dévoyé d’une autre manière : par l’utilisation qu’en fait le politique. L’utilisation est ancienne dans l’histoire, puisqu’elle se pratiquait déjà du temps des Omeyyades, en lutte avec leurs rivaux de la Mekke. Mais, en passant par les royaumes latins issus des Croisades, cette voie nous conduit au sionisme, qui utilise le « symbole » pour occuper des terres et fonder un Etat. Elle se retrouve aussi dans le mouvement palestinien, lorsqu’il a recours au thème de la « récupération des lieux saints de l’Islam ». Le problème d’une réflexion sur Jérusalem est de maintenir ouverte cette interrogation sur le sens. Que signifie aujourd’hui cette ville pour l’humanité qui s’en réclame, voire qui n’y est pas indifférente ? Pour rejoindre l’universalité que les religions n’ont pas su assumer, que les politiques ont déniée, Jérusalem se pense comme un lieu d’origine de nos civilisations : il faudrait dire plutôt, un des lieux d’origine. Une origine qu’elle évoque en sa double forme : maternelle, en ce qu’elle comprend ces liens presque charnels que sont la langue, les mythes, l’émergence de l’humain, et paternelle, en ce qu’elle affirme la première présence de la Loi, le Décalogue comme premier code de l’humanité, prohibant le meurtre et l’inceste. Un tel rapport à l’origine est toujours marqué du sceau de l’ambivalence : l’origine est, comme la mère, ce qu’on aime et ce que l’on déteste, ce qu’il faut assumer et ce dont il faut se séparer pour être soi. Ne dit-on pas de Jérusalem qu’elle est « la mère des cités » ? Cette ambivalence parcourt les récits des voyageurs qui, venus des horizons les plus divers, ont visité Jérusalem. A travers leurs récits apparaît, face à la force de l’investissement symbolique qui les y a conduits, la déception face à la réalité matérielle : des lieux ingrats, du rocher sans eau, mal tenus par ses habitants. Le réel est loin d’être à la hauteur de leur quête. Comment ne pas songer ici à la désillusion de l’adolescent « découvrant » la stature réelle de ses parents : ce n’était que cela…et pourtant, c’est de « là » qu’il vient. Eclairante est l’attitude adoptée par les musulmans des débuts vis-à-vis de Jérusalem. Certes, le prophète est dit y avoir été transporté de nuit. L’attitude des premiers califes vis-à-vis de la ville fut toute de mansuétude : on célèbre la clémence du second d’entre eux, Omar ibn al-Khattab, et le pacte qu’il conclut avec les habitants 6 . Mais ce qui se passa par la suite avec les Omeyyades mérite d’être noté. Fixés à Damas, ils sentaient la région de la Mekke leur échapper, tenue qu’elle était par leur rival Abdallah ibn al-Zubayr. D’où leur tentative de faire de Jérusalem le premier lieu de l’Islam, voire même d’interdire à leurs sujets de faire le pèlerinage à la Mekke, pour ne pas y faire allégeance à l’opposant 7 . La situation mérite d’être vue dans ses multiples épaisseurs. Il y a certes les affrontements politiques. Mais pour justifier les positions, on a recours à des arguments théologiques : la valeur relative des pèlerinages à la Mekke et à Jérusalem. Par derrière se profile l’importante question du rapport de l’islam au judaïsme : quelle origine y reconnaître, ou y dénier ? Une telle proximité n’est-elle pas à même de conduire aux pires inimitiés ? Freud avait déjà souligné le rôle joué par le « narcissisme des petites différences 8 », quand la conscience déniée des ressemblances conduit à amplifier les différences. Aujourd’hui ce sont ces tensions qui occupent le devant de la scène. On s’est tellement affronté pour Jérusalem qu’on a fini par oublier pourquoi. Certains lieux sont tellement porteurs de sens qu’il faudrait absolument les préserver. Les préserver du religieux, qui évolue facilement en intolérance, les préserver du politique, parce que le pouvoir tue le sens. Or le sens, pour Jérusalem, c’est avant tout un message d’universalité, d’humanité, et il peut avoir besoin de lieux pour porter la mémoire. Toutefois ne médisons pas trop du politique, car il faudra bien une volonté politique pour préserver la signification, une volonté politique qui saurait transcender les haines viscérales, qui saurait reconnaître les communautés d’appartenance : qui comprendrait que Jérusalem, pour quiconque la réduirait à une revendication territoriale s’effriterait entre ses mains ; il ne subsisterait plus pour lui que la matérialité décevante de ces lieux vides que remplit la folie dérisoire des bétonneurs.
 Dédale en Méditerranée et Maisonneuve et Larose, 15, rue Victor Cousin, 75005 Paris, télécopie 01 43 25 77 41. 2 Abdi-Heba, »Lettre au Pharaon ». 3 Pierre Loti, « Le charme de l’Islam ». 4 Mohammed Arkoun, « Jérusalem au nom de qui ? Au nom de quoi ? » 5 Jean-Luc Nancy, « Lettre de Jérusalem ». 6 Tabari, « Le pacte d’Omar ». 7 Amikam Elad, « Le statut politico-religieux de Jérusalem à l’époque omeyyade ». 8 Expression utilisée par Freud dans « Le tabou de la virginité » (1918) in La Vie sexuelle, PUF, 1977, p.72 et dans Malaise dans la civilisation (1929), PUF, 1976, p. 68.


Gilbert GHrandguillaume

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