Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Algérie : enlisement ou gestation ?
Etudes 99.doc
: Etudes, janvier 1999, pp.7-17.

L’Algérie apparaît épisodiquement sous les feux de l’actualité, à l’occasion d’évènements divers : attentats, massacres, élections, mais aucun de ces événements ne contribue à résoudre les problèmes de fond évoqués ici et ailleurs. L’opinion peut se laisser gagner par la lassitude, engendrée par le caractère répétitif des faits rapportés, mais aussi par la perplexité, induite par les opinions contradictoires émises sur le sujet. Il faut donc tenter de répondre à ces trois questions : que ressort-il de cette actualité ? quelles analyses peut-on en faire ? quelles actions sont-elles possibles ?
L’EVOLUTION DE LA SITUATION
Quelques tendances apparaissent dans l’information régulièrement dispensée par les media sur place et à l’étranger : la permanence de la violence, la tentative de mise en place d’une légitimité, et la détérioration des conditions de vie pour la majorité de la population.
La violence toujours présente
L’opinion est régulièrement informée d’attentats, de massacres : c’est le signe qu’il y en a toujours, même si l’appréciation réelle de la situation est difficile : en effet, le pouvoir a le monopole de l’information, et s’en sert comme d’un outil à son profit : pourquoi certains faits sont-ils révélés, et d’autres dissimulés ? La réponse n’est pas dans l’importance réelle de l’événement, mais dans l’utilisation qui peut en être faite, auprès de l’opinion nationale ou internationale. La liberté d’information, pour les journalistes algériens et étrangers, demeure une requête insatisfaite à ce jour . On sait donc qu’il y a toujours de la violence. Selon des témoignages concordants, cette violence a régressé dans les villes, mais elle s’est accrue dans les campagnes. Ici, le pouvoir ne peut assurer la protection de la population contre les “islamistes” (mais on sait que ce terme peut recouvrir soit de vrais maquisards, soit des groupes armés divers, soit de simples délinquants) : il a donc autorisé la multiplication de “milices armées”, susceptibles d’entretenir une violence propre, au service de leurs divers objectifs. La prolifération de ces milices armées constitue dans le paysage social une véritable “bombe à retardement”, susceptible d’être un facteur de guerres civiles, le contrôle de ces milices échappant en grande partie aux forces officiellement chargées de l’ordre public.
La légitimité affirmée et démentie
Le régime en place, doublement contesté dans sa légitimité (par l’exercice d’un pouvoir militaire, puis par l’interruption du processus électoral en janvier 1992) a tenté durant ces dernières années de se doter d’une légitimité par les urnes : élections présidentielles, législatives, communales. Même si leur fiabilité avait été largement contestée, ces mesures donnaient au pouvoir algérien, face à la communauté internationale, les contours d’une démocratie élective. Ce régime a su, depuis 1998, développer des actions de communication efficaces en direction de l’opinion internationale : par des “voyages d’information” de journalistes peu avertis , par la manipulation des “commissions d’information” internationales soigneusement encadrées ,, , par le refus de toute commission d’enquête, le gouvernement algérien a pu passer le cap de la menace de l’envoi en Algérie de commissions internationales dûment accréditées, pour enquêter sur les multiples atteintes aux droits de l’homme commises par les diverses parties en cause dans le conflit. Même si les partenaires internationaux ne sont pas crédules, l’apparence de légitimité et de bon droit dont se pare le pouvoir algérien semble les soulager en les dispensant d’avoir à affronter sérieusement une situation inextricable.
Un événement récent vient toutefois de déchirer ce voile patiemment tissé. Le 11 septembre 1998, le président Liamine Zeroual a annoncé son intention de ne pas terminer son mandat, et d’organiser des élections présidentielles avant février 1999 : il s’agissait en sorte d’une démission déguisée. Les raisons en sont apparues par la suite : à la suite de différents avec les éléments majoritaires de la junte militaire, celle-ci a contraint le président à la démission. Cet événement faisait ainsi l’effet d’un brutal retour au réel : c’est toujours l’armée qui décide, quelles que soient les constitutions, les élections et autres artifices mis en scène. La démission du général Betchine, ministre-conseiller du président, en octobre 1998, est apparue comme l’annonce de nouveaux conflits dans les sphères supérieures du pouvoir. L’avenir de l’Algérie se révèle à nouveau lié au pouvoir militaire : or ce pouvoir est en réalité une coalition incapable d’assurer une politique cohérente à long terme et a une attitude constante : écarter sans ménagement tout président ou premier ministre qui voudrait véritablement gouverner . . Par les pouvoirs que lui avait donnés la Constitution de 1996, par sa dépendance clientéliste vis-à-vis du général Betchine, son “parrain”, Liamine Zeroual était en train de constituer un pôle de pouvoir susceptible d’échapper au contrôle du clan militaire : or pour celui-ci, un homme à ce poste doit rester entre ses mains. Là est la source principale de l’incertitude inquiétante face à l’avenir, partagée tant par les élites sociales et économiques que par l’ensemble de la population : non seulement la carence de la Loi, mais aussi l’incertitude par rapport à l’orientation du pays.
La dégradation des conditions de vie
L’obsession de la survie physique a fait passer au second plan la grave dégradation des conditions de vie durant les dernières années : le dinar, monnaie nationale, a perdu 55% de son pouvoir d’achat entre 1994 et 1996 , le chômage (estimé à 28%) ne cesse de s’aggraver avec la liquidation progressive du secteur étatique prédominant, une véritable paupérisation s’installe dans des couches de population jusque-là épargnées. La politique de libéralisation économique, menée en accord avec le FMI, aboutit à une économie mafieuse, où l’argent de la corruption et celui du racket se rejoignent pour constituer les piliers d’une nouvelle économie qui tire profit de l’insécurité générale. L’enrichissement scandaleux de ceux qui en participent contraste avec la situation difficile de ceux qui se situent dans les voies légales de l’économie officielle. Pour l’immense majorité de la population, cette institutionnalisation de la violence et du non-droit est une source de profond découragement, interdit toute perspective d’avenir et ne permet que le retrait sur les structures segmentaires de la société : clans, clientèles, familles. La manipulation constante, tant par le pouvoir que par les partis islamistes, de ce qui pourrait représenter le droit, notamment l’islam, ne permet aucune alternative de ce côté. Ce climat n’empêche pas de nombreux Algériens de lutter courageusement pour survivre, mais le climat de profonde démoralisation ne permet aucune ouverture sur l’avenir, notamment pour les jeunes.
VIOLENCE ET DEMOCRATIE
La durée et l’intensité de la crise en Algérie conduit à approfondir les analyses, et deux problèmes en forment le coeur : le statut de la violence dans ce contexte, et les chances d’une solution démocratique.
Une violence enracinée
La violence en Algérie n’apparaît plus comme accidentelle, comme un épisode qui aurait pris la place d’un autre et pourrait disparaître de la même façon. Certes les observateurs malveillants ne manquent pas, qui en font une caractéristique culturelle de la société algérienne. Mais à l’écart de cette perspective s’impose le constat que la violence est présente depuis longtemps dans la réalité algérienne, à tel point qu’on n’y peut pas discerner de période où le pouvoir ait été exercé autrement. La colonisation en fait partie, mais l’histoire du mouvement de libération en est tout aussi marquée, ainsi que le gouvernement du pays depuis l’indépendance. Aucun gouvernant n’y a bénéficié soit d’une légitimité charismatique suscitant l’adhésion (comme ce fut le cas pour Bourguiba en Tunisie), soit d’une légitimité élective. Les chercheurs s’interrogent sur la comparaison entre ces deux périodes de violence maximale que sont la première guerre d’Algérie (1954-1962) et la guerre civile depuis 1992. Dans les deux cas, l’insurrection est conçue comme le moyen de renverser un Etat perçu comme illégitime, elle se fonde sur une réactualisation du jihad, de la guerre sainte, et se déroule dans un contexte d’arbitraire absolu. Pour Omar Carlier, elle s’enracine dans un unanimisme où “la diversité de statut et d’opinion est renvoyée à la déviance et à l’exclusion. La communauté est assignée à l’unicité alors que la société ne cesse de produire delà diversité” . Selon le même auteur, “la violence paroxystique actuelle en Algérie...renvoie à une accumulation de toutes les tensions consécutives à un dérèglement de toutes les modalités du lien social : nation, langue, localité, statut, famille, sexe et religion.” Cette violence profondément imbriquée dans le tissu social algérien, traduit la décomposition et la recomposition de la société. Loin d’être un phénomène transitoire, elle pèse lourdement sur les chances de retour à la paix dans un avenir proche.
Une violence systématisée
Il était apparu depuis longtemps que la situation d’insécurité avantageait de nombreux bénéficiaires, dans les rangs du pouvoir, des islamistes et dans la délinquance commune. A la faveur de la guerre est mis en oeuvre un modèle d’ascension sociale fondé sur la prédation. Luis Martinez montre comment l’Algérie change, mais dans un contexte où les modèles de réussite économique et sociale sont fondés sur l’exercice de la violence et du défi de la loi, autrefois par les officiers de l’ALN, aujourd’hui par les “émirs” du GIA : L’extorsion de biens par la violence conduit à la richesse, puis à la notabilité : elle se fonde sur un “imaginaire de la guerre”, rejoint des images ancestrales de “virilité”, et s’inscrit, selon l’auteur, dans une tradition qui remonte à l’époque des corsaires. Le fait que le pouvoir politique en Algérie n’ait jamais connu d’autre source que la violence, d’autre mode d’exercice que le recours à la force, y compris dans les périodes gérées par le mouvement de libération nationale, se traduit par l’absence de modèle local d’une légitimité reconnue. La place en est tenue par des fantasmes d’unanimisme, reliés soit aux structures tribales, soit à l’islam, qui constituent un barrage à l’idée démocratique, même lorsque celle-ci est adoptée dans les perspectives volontaristes.
Les obstacles à l’option démocratique
L’une des difficultés à analyser la situation algérienne vient de l’écart qui existe entre les convictions exprimées et les réflexes socioculturels profonds. Cet écart, du sans doute à la situation de colonisation (une offre de modernité présentée par l’occupant qu’on rejette) a été accentué par la pratique du pouvoir indépendant et de ses chercheurs , appliqués à ne mettre en valeur que l’aspect moderne de l’Algérie en refoulant ses archaïsmes : ce qui n’a fait que rendre ceux-ci plus actifs dans la zone inconsciente de l’agir collectif.
La démocratie ne peut se réaliser que sur la base de la tolérance et de l’acceptation du pluralisme. Or les pratiques d’une société traditionnelle n’y correspondent pas, si on veut bien laisser de côté certaines rêveries sur “la démocratie berbère” ou autres chimères. On a souvent confondu avec la démocratie des pratiques tribales de segmentation du pouvoir destinées à empêcher sa concentration en un point unique, pratiques correspondant à un idéal de “société sans Etat”, mais reposant davantage sur la fermeture du groupe sur lui-même que sur la reconnaissance de l’autre.
Pour Jean Leca, le principal obstacle à la démocratie est imputable à un consensus accepté portant sur “le rejet , au nom de la communauté et du “peuple”, du pluralisme publiquement reconnu dans la politique à cause de (et non par ignorance de) la pluralité réelle de la société (en fait des sociétés) concrète(s)” . Cette mise hors-la-loi, après l’indépendance, du pluralisme politique (un seul parti, un seul “peuple”), permettait de masquer le pluralisme culturel, et de faire taire ainsi toute différence, en agitant la menace toujours présente de l’ennemi colonial. “De ce fait, les identités sociales, ne pouvant s’énoncer et se négocier politiquement dans l’espace public à partir de justifications en termes de valeurs universalisables, s’exposaient à la dénonciation (“vous êtes de faux Algériens, membres du parti de l’extérieur”) . La traduction linguistique de ce rejet est la langue de bois, qui empêche l’expression publique de toute différence et débouche sur la “gestion par le secret et la rumeur”.
Cet unanimisme, fortement intériorisé, sous-tend les pratiques politiques et empêche la constitution de vrais partis susceptibles de dialoguer sur la base de l’acceptation du pluralisme réel. Ce qui est inquiétant dans la situation algérienne, c’est qu’aucun mouvement démocratique porteur n’ait pu se constituer entre les partis qui se réclament de cette option, en dépit d’actions ponctuelles telles que manifestations ou défense de la presse , et donc, par le fait même, l’absence de toute solution de rechange au pouvoir militaire. Ce pouvoir, objet de toutes les critiques de ceux qui appellent à la constitution d’une véritable légitimité politique en Algérie, en est venu à s’identifier à la composante principale de l’identité algérienne : l’opposition à la France, dans la logique de l’imaginaire de la guerre. L’impuissance de la classe politique à lui opposer une structure démocratique contribue à le rendre nécessaire au maintien de l’unité nationale. La gestion du pays, à l’époque du monopartisme FLN, par les élites francophones, n’a pas véritablement abouti à mettre en place cet apprentissage de la démocratie en ses divers lieux (école, syndicat, parti, association) parce que l’unanimisme accepté par ces élites et l’autoritarisme politique l’en empêchaient. On peut se demander quelle image en est passée dans l’opinion musulmane majoritaire et si son identification au pouvoir-FLN et à ses élites n’a pas contribué à dévaloriser en ces milieux le terme même de démocratie . Le problème n’ est pas de mettre en place une démocratie qui ne peut fonctionner sur de telles bases, mais de travailler à la rendre possible en créant les conditions culturelles de l’acceptation du pluralisme réel dans la société algérienne.
QUELLES PERSPECTIVES
La conclusion de ce qui précède est que les choses sont beaucoup plus complexes qu’elles ne le sont présentées habituellement. La dynamique interne de la société est certes déterminante, mais dans un monde en si étroite connexion, elle ne se développe pas en vase clos.
De nombreuses tentatives ont été faites pour peser de l’extérieur en faveur du respect des droits de l’homme , pour tenter d’y introduire des éléments de médiation. Le pouvoir algérien s’y est toujours opposé au nom de sa souveraineté, et mobilise son opinion publique en ce sens à un degré difficile à évaluer exactement, mais réel. Il lui suffit de faire agir pour cela l’une des composantes, avec l’Islam, de la nation algérienne, à savoir l’opposition à la France, l’”ennemi de l’extérieur”, qu’il convient de culpabiliser pour le manipuler. L’Union européenne, les USA, l’ONU n’ont pas été plus efficaces dans leurs tentatives dans le même sens. Il ne faut pas oublier que tous ces Etats, dont la France, ont tous des intérêts économiques à privilégier dans leur rapport à l’Algérie, et qu’ils ne sont pas désireux de les sacrifier. Par ailleurs, augmenter la pression politique de l’extérieur n’a guère de sens si aucune solution politique de rechange ne s’amorce de l’intérieur. Ces Etats ne peuvent être sensibles qu’à une pression de leurs propres opinions publiques, suscitée par les associations et les media, afin de tenter de pallier les abus les plus criants pour la conscience humanitaire.
Il y a pourtant en Algérie une société qui lutte pour survivre, qui affronte courageusement le quotidien : une population véritablement abandonnée à son sort par ses propres dirigeants. Les problèmes importants qui conditionneraient le renouveau de l’Algérie : réforme de l’enseignement, formation professionnelle, développement de l’agriculture, soutien à la création d’entreprises, politique du logement, de l’eau, ne sont l’objet d’aucune mesure à long terme de la part d’un pouvoir axé sur la sécurité et la gestion des finances du pays. Le souci de contrôler cette population conduit ce pouvoir à tenter de l’isoler du reste du monde, de la presse, des media étrangers, des associations qui pourraient l’aider : le cas de ces enfants algériens qu’on a empêchés au dernier moment de venir en France durant l’été 1998 est caractéristique de cet esprit. La nécessité n’en apparaît que plus grande de maintenir ces contacts, de permettre à des citoyens de toutes catégories (animateurs d’associations, formateurs, enseignants) d’avoir des contacts extérieurs pour les soutenir dans leur action.
L’aspect positif de cette crise est qu’une nouvelle société est en gestation. Beaucoup d’obstacles à l’évolution sont en train de céder sous la pression de facteurs dynamiques : les femmes sont de plus en plus présentes dans la vie sociale, les jeunes cherchent de nouveaux repères, les langues s’affirment dans des productions autonomes, comme le raï ou le théâtre. A travers ces épreuves se réalise une société différente, dont les contours futurs sont difficilement prévisibles : quelle part sera faite à la religion, à la langue arabe, aux traditions ? quel type de famille en émergera ? quelle façon d’être algérien ?
Dans cette évolution, la relation à la France est complexe. D’une part, l’Algérie a besoin de se retrouver elle-même, sans honte de son passé, de ses langues, de ses traditions, de sa religion, et donc, d’une certaine façon, de “quitter la France”. En effet, pendant de longues années, la population algérienne n’a eu conscience d’elle-même que dans l’opposition à la France : elle était musulmane (c’est-à-dire non chrétienne, mais aussi, par connexion, non-occidentale, non-laïque, non-”permissive”, voire non-démocrate...), elle parlait arabe ou berbère, (le français, même utilisé, était la langue de l’autre, chrétien, etc.). A l’indépendance, le pouvoir, au lieu de donner un contenu positif à cette algérianité, par l’éducation civique, l’ouverture et la pratique démocratique, a, par opportunisme politique et “unanimisme”, enfoncé le pays dans cette référence négative, niant comme le colonisateur les composantes de l’algérianité : langues parlées, traditions, soit pour les mépriser (langues), soit pour les manipuler (religion). A travers ses archaïsmes, cette société en est toujours à attendre de voir reconnue son algérianité concrète pour être rassurée au coeur d’elle-même et pouvoir aller au-delà et entrer dans un dialogue plus large sans craindre de s’y perdre. En même temps, il est évident qu’un lien particulier continue à exister, qu’une attente identitaire se formule, liée sans doute au fait que l’Algérie est née de la France. Celle-ci demeure un modèle à la fois poursuivi et rejeté. C’est pourquoi il est probable qu’une partie de la nouvelle identité algérienne se forge aussi en France, et notamment au sein de la population d’origine algérienne qui s’y est fixée. Deux événements se sont révélés importants durant l’année 1998. En juillet, lors de la victoire de la France au Mondial, l’un des principaux champions, Zineddine Zidane était d’origine algérienne : les grands rassemblements populaires des Champs Elysées ont vu apparaître le drapeau algérien aux cotés du français. La victoire a été ressentie par beaucoup comme un test d’intégration par la France de tous ses immigrés. Un autre événement fut, le 29 octobre, le grand concert de musique raï donné à Bercy par Khaled, Faudel et Rachid Taha, concert qui a marqué la reconnaissance internationale de cette musique née en Algérie. Cette musique, boudée par le pouvoir et l’islam en Algérie , mais exprimant le dynamisme de la jeunesse, trouvait en France un droit de cité qui lui était refusé dans son pays. Il est possible, si la population d’origine algérienne peut réaliser son intégration dans la société française, qu’elle devienne l’expression concrète de ce lien imperceptible et que des expressions fortes de la nouvelle identité algérienne, au contenu positif et non plus seulement guerrier, puissent se réaliser hors de l’Algérie. Ce serait alors pour l’Algérie l’occasion, perdue en 1962, de mettre en oeuvre sa vocation spécifique à être un trait d’union entre Europe et monde arabe, dans les divers domaines où une évolution autonome a été longtemps bloquée par la gesticulation du politique et l’enlisement dans les méandres de la tradition.
Dans cette ouverture à l’altérité, à la reconnaissance du pluralisme à l’intérieur et à l’extérieur, la reconnaissance de la complémentarité des sexes a une portée capitale. Du coté de la femme, la reconnaissance de ses droits à être adulte, autonome est un impératif, mais ses modalités doivent être mûries de l’intérieur, sans imposition de modèles étrangers. Du côté de l’homme, la redéfinition de la virilité , et du code de l’honneur qui lui est connexe, ne peut plus s’accomoder du machisme de la société traditionnelle, ni de l’utilisation qui en est faite par les idéologues. Homme et femme ont tous deux à gagner de cette redéfinition des rapports, qui est en train de se réaliser, qui est la base de l’éducation au pluralisme et à la démocratie. Là aussi, le soutien de modèles venus d’Occident, même transposés, est utile dans la mesure où ils ne passeront pas par des représentations imaginaires ou des stéréotypes de media, mais par des contacts humains réels.
Dans tous ces domaines, un champ reste ouvert à une attention à l’Algérie sans idéalisme excessif, mais aussi sans culpabilité. L’important est d’encourager l’ouverture à toute l’Algérie, pas seulement à celle qui nous ressemble et que nous sentons proche de nous, mais aussi à celle qui se veut différente, dans sa culture et dans sa langue, tout en ayant besoin d’être reconnue dans la relation fondatrice avec la France. Des actions sont possibles, mais les plus efficaces seront toujours celles qui concerneront les soubassements nécessaires à l’éclosion d’une société nouvelle et qui passeront par des relations humaines ouvertes.

“L’Algérie entre la violence et la loi”, février 1998, 149-160.
Les pressions politiques exercées sur la presse privée, en octobre et novembre 1998, en sont un des multiples signes.
Il faut mentionner ici les reportages de B-H Lévy, de H. Glucksman, de Jack Lang, et bien d’autres
notamment le voyage des députés de l’Union européenne, et la commission d’information de l’ONU dirigée par Mario Suares, dont le rapport a été rendu public en septembre 1998.
Elles ont été depuis repoussées à avril 1999.
Francis Ghilès, “L’armée a-t-telle une politique économique?”, Pouvoir. L’Algérie, N°86, Seuil, 1998.
Francis Ghilès, “Réformes économiques dans une Algérie à feu et à sang”, Le Monde, 29 mai 1997.
Omar Carlier, “D’une guerre à l’autre, le redéploiement de la violence entre soi”, Confluences Méditerranée, N°25, Printemps 1998, p.134.
ibid. p.137.
La guerre civile en Algérie, CERI, Karthala, 1998
pratique largement approuvée par la plupart des sympathisants du régime indépendant, heureux d’y retrouver leur propre image, sans compter la complaisance habituelle de certains spécialistes du Tiers Monde. Cette complaisance dans une Algérie moderne et mythique permettait de faire l’impasse sur les conditions réelles du changement à partir de ses véritables composantes.
Jean Leca, “Paradoxes de la démocratisation”, Pouvoirs, L’Algérie, N°86, Seuil, 1998, p.15
ibid.,p.16
Ainsi ce forum pour les libertés réuni à la Maison de la Presse à Alger le 28/10/98, pour soutenir la presse menacée de suspension, et qui a réuni la presque totalité des partis et des personnalités politiques : texte publié sous le titre “Déclaration d’Alger” dans El-Watan du 29/10/98.
comme ce lut le cas naguère pour le terme de socialisme (ichtirakiya) devenu objet de risée,parce que synonyme de pratique technocratique, abus, incompétence, pénurie. Que peut évoquer le terme “dimukratiya” lorsqu’il est l’emblème des forces de répression ou des éradicateurs et qu’il est plus ou moins assimilé au monde francophone ? Le terme avait déjà été galvaudé dans le nom de l’Algérie, République Algérienne Démocratique et Populaire, toujours en vigueur.
à la suite des rapports des organisations de droits de l’homme : cf. Algérie, le livre noir, La Découverte,1997.
El-Watan du 29/10/98 (Internet) annonce la suspension de l’émission “Gal ou Gal” produite par Hamid Kechad et destinée à “promouvoir la culture et les chansons du terroir”, et rappelle l’annulation d’une autre émission du même type, Media-Son sur la Chaîne III (francophone).
cf.La virilité en Islam, dirigé par F.Benslama et N.Tazi, Cahiers Intersignes, N°11-12, 1997.



Gilbert GHrandguillaume

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