Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Les langues au Maghreb : des corps en peine de voix
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Esprit, Immobilismes au Maghreb, N°10, octobre 2004, p.92-102.

Pour qui souhaite réfléchir aujourd'hui sur la vie culturelle du Maghreb 1 , trois points d'entrée s'imposent : la religion – mais si son aspect politique retient fort l'attention, l'intimité des croyances échappe aux regards -, la condition de la femme – mais si la voix des militantes modernistes se fait entendre, celle de la majorité silencieuse demeure une énigme -, et la vie des langues – qui par définition s'expriment, même si elles nous échappent en partie, notamment leur dimension inconsciente. C'est sur ce troisième domaine que portera ma réflexion. Le champ de la langue est celui où l'avenir proclamé est en permanence confronté à un devenir. C'est par la langue que surgit la conscience profonde d'une société, c'est par elle que s'exprime son inconscient, et ce discours d'espoir, de plainte et de regret qui traduit son regard sur sa réalité. Mais la langue est aussi un enjeu de pouvoir : si elle représente la première figure de la loi, elle est aussi saisie, voire manipulée, par le pouvoir politique qui sait qu'elle donne accès aux imaginaires collectifs. Réfléchir sur la langue dans ces conditions, c'est ne pas la considérer seulement comme un outil de communication, mais aussi comme un moyen d'expression, renvoyant à un imaginaire et à un inconscient. Un aspect que je tente d'aborder à travers la prégnance des imaginaires, le poids des politiques, et le vécu des ambivalences. LA PREGNANCE DES IMAGINAIRES Une situation linguistique complexe Quelles sont les langues qui, au Maghreb, entretiennent un rapport vivant avec les imaginaires, et à travers ceux-ci, avec les identités? Sont couramment cités l'arabe, le berbère et le français. Certes, mais il faut préciser. Sous le terme arabe figurent deux réalités linguistiques : la langue arabe littéraire (ou classique), langue essentiellement écrite, réservée traditionnellement à la prière et à l'enseignement, qui n'est la langue maternelle d'aucune population, et de ce fait n'est pas une langue d'usage quotidien, même si la pratique moderne l'a réintroduite dans des fonctions profanes : dans cet usage qui la conduit à être non seulement écrite, mais aussi parlée dans les media et l'enseignement, on parle volontiers d'arabe moderne. C'est ce dernier qui a fait l'objet de la politique d'arabisation dont il sera question plus loin. Cet arabe écrit, ou littéraire, ou moderne, coexiste dans tous les pays arabophones, avec des langues essentiellement parlées, qui varient selon les pays et autrefois les appartenances ethniques, des langues souvent appelées "dialectes" par opposition à l'arabe "classique", des langues que leur diversité et leur oralité rendent fluides et mouvantes. Une tradition largement partagée dans l'univers arabe s'oppose à leur fixation par écrit, de manière à sauvegarder l'unicité de la langue écrite, et à travers elle, l'unité de la communauté arabe internationale et de l'islam. Il n'empêche que ces langues parlées sont les véritables langues maternelles. Elles tendent de plus à prendre une dimension nationale, dans la mesure où, en dépit de variantes internes, elles sont ainsi dénommées : le tunisien, l'algérien, le marocain. A l'instar de l'arabe dialectal, le berbère est une langue orale, même s'il a fait l'objet de fixations en caractères arabes, latins ou spécifiques (tifinagh). Il est aussi multiple, comportant des variantes en Algérie (kabyle, chaoui, mozabite, chenoui principalement) et au Maroc (rifain, chleuh et tamazight), alors qu'il a pratiquement disparu de Tunisie. Les parlers berbères sont la langue des populations fixées au Maghreb avant la conquête arabe. Ils ont été remplacés progressivement par des parlers arabes dans les zones urbaines et certaines zones rurales. Leur maintien s'est fait en fonction d'une certaine marginalité géographique et ethnique, souvent dans des massifs montagneux. Dans le passé les parlers, tant arabes que berbères, ont été très localisés et ont servi pratiquement de cartes d'identité ethnique ou régionale. Le développement des échanges à partir du XIX° siècle a produit une unification relative. Quant à la langue française, introduite au Maghreb avec la colonisation, elle y fut la langue officielle, tendant à monopoliser face à l'arabe la fonction de l'écrit (principalement en Algérie). Elle y fut utilisée comme langue écrite et langue parlée. Toutefois, dans les trois pays, la généralisation de son emploi s'est réalisée principalement à partir de l'indépendance, avec le développement d'une scolarisation mise en sourdine auparavant. En résumé, il y a aujourd'hui au Maghreb deux langues écrites, l'arabe et le français, et des langues parlées, arabes ou berbères et dans une certaine mesure, le français. Des langues porteuses d'imaginaires La question posée ici est de savoir de quelle façon un Maghrébin se sent impliqué dans telle ou telle langue, ce qu'elle peut représenter pour lui : une question qui, sous cette forme générale, n'aurait pas de sens puisqu'elle relève de chaque individu. Mais la particularité de la langue est de sceller un lien entre l'individuel et le social, de sorte qu'il est possible de dessiner globalement des espaces imaginaires attachés à chaque langue. L'arabe classique d'abord : il est depuis des siècles la langue sacrée dans laquelle a été révélé le Coran et dont il est dépositaire. Il évoque donc l'islam pour les Maghrébins, même quand il n'est pas connu. Chaque croyant en connaît au moins quelques formules, pour les invocations courantes, notamment la formule de la chahâda 2 ("J'atteste qu'il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah, et que Muhammad est son prophète"). Cette référence religieuse s'est accentuée durant la colonisation, quand langue arabe et islam servaient de valeur-refuge identitaire. A la différence de ce qui s'est passé au Moyen-Orient, où l'arabe a servi aussi de langue d'ouverture, cette dernière fonction au Maghreb a été réservée au français. Mais cette langue arabe connote aussi une solidarité avec le monde arabe, une appartenance à ce monde dans son opposition au colonialisme autrefois, à l'impérialisme aujourd'hui. Sur le plan national, elle est dévalorisée par rapport au français sous l'aspect de la réussite sociale, parfois contestée en tant que symbole du pouvoir dans le cadre de la politique d'arabisation. Mais sur le plan international, elle est de plus en plus porteuse d'une solidarité avec le monde arabe, humilié dans le conflit israélo-palestinien et dans les expéditions occidentales, en Afghanistan et en Irak. Même méconnue, la langue arabe est porteuse d'un lien profond avec l'islam et avec une conscience arabe. Langues maternelles, les langues parlées (arabes ou berbères) représentent les lieux de l'intimité, du "chez soi". Certes, dans leur diversité, elles renvoient à la fragmentation des allégeances, aux appartenances ethniques ou régionales, mais c'est ce qui suscite l'attachement dont elles sont l'objet. Si les pouvoirs nationaux avaient pu les promouvoir au statut de langues officielles, il en aurait résulté une grande cohésion sociale, car c'est par elles que passe l'attachement aux traditions, l'enracinement dans le terroir. Mais cette solution s'est heurtée à trop de difficultés : passage à l'écrit, diversité des parlers, notamment entre arabes et berbères. Au contraire, dans le cadre des politiques d'arabisation, elles ont été dévalorisées, voire combattues, dans leur version arabe et surtout berbère. Elles sont devenues ainsi langues de résistance, organes du refus de pouvoirs jugés arbitraires ou abusifs. La langue française au Maghreb est au cœur des ambivalences. Elle fut la langue du colonialisme, introduite par lui, langue des chrétiens oppresseurs de l'islam et négateurs de l'identité algérienne : aspect ressenti, mais aussi inculqué sans cesse par la propagande officielle et les partisans d'une arabisation monolingue, tous habiles à culpabiliser les francophones, "parti de la France". Mais la langue française, dès la colonisation, a été perçue aussi comme une langue d'ouverture et de promotion sociale, et à ce titre, elle a suscité un grand attachement jusqu'à ce jour. De ce fait, et par sa durée, elle fait partie du patrimoine maghrébin et n'est pas considérée comme une langue étrangère 3 . Comme l'ont bien ressenti les écrivains maghrébins, notamment Kateb Yacine, la langue française est vécue comme langue d'émancipation par rapport aux contraintes et aux tabous de la société traditionnelle. Elle représente précisément ce que l'arabe nomme une fitna, terme qui désigne à la fois la séduction, le trouble et le désordre. Du fait de cette forte ambivalence, si elle est largement utilisée, elle est difficilement assumée. La Tunisie et le Maroc, que la colonisation n'avait pas dépouillés de leur identité propre, ont pu prendre de la distance et engager des politiques linguistiques fondées sur le bilinguisme franco-arabe. En Algérie, cette distanciation est plus difficile. Principal pays francophone, l'Algérie ne fait pas partie de la francophonie. On peut se demander si, en refusant d'entrer dans cet ensemble où le français prend un statut international, où il peut être approprié sans référence à la France, l'Algérie ne cherche pas inconsciemment à conserver, dans sa relation à l'ancienne métropole, un lien privilégié, une place à part, sous le couvert de la dénégation : hypothèse politiquement absurde, mais peut-être mythiquement vraie… Tous ces imaginaires ne sont pas figés, bien plus ils se déplacent en permanence, ils s'enrichissent de la relation devenue facile, par les média et l'Internet, avec l'ensemble du monde. La globalisation apparaît comme une ouverture et comme une menace. Devant la domination toujours plus affirmée de l'anglais, un sentiment de solidarité entre l'arabe et le français semble se dessiner : la notion d'arabofrancophonie veut se substituer à la vieille rivalité. Une certaine actualité, la position française hostile à la guerre en Irak, accentue des rapprochements. De toute façon, l'élargissement des perspectives linguistiques, loin d' effacer les langues secondes, accroît le besoin de l'intimité, incarné par les langues parlées, et dans une certaine mesure, par l'arabe moderne. LE POIDS DU POLITIQUE Des politiques d'arabisation Lors de l'accession à l'indépendance, les Etats nouveaux ont eu conscience de la nécessité de rééquilibrer le paysage linguistique en réalisant une "face culturelle de l'indépendance", ce qui semblait répondre à une attente des couches populaires, pour lesquelles l'accès à l'indépendance comportait un retour à l'islam et à la langue arabe. Esquissée dès 1957 par le Maroc, engagée par la Tunisie en 1958 , la politique d'arabisation fut évoquée en Algérie dès 1962. Celle-ci visait globalement à faire tenir à la langue arabe la place du français dans l'enseignement, l'administration et l'environnement. L'opération, nécessairement progressive, pouvait se faire dans un contexte de bilinguisme assumé – ce fut le cas de la Tunisie et du Maroc -, ou dans un contexte conflictuel visant à éliminer le français au profit d'un monolinguisme arabe – ce qui fut le cas pour l'Algérie. Il ne peut être question de reprendre ici l'histoire de ces politiques d'arabisation décrites largement par ailleurs 4 . L'important est de remarquer qu'elles ne furent jamais envisagées comme des opérations pédagogiques, mais comme des actes politiques imposés d'en haut, le consensus populaire étant supposé acquis, et à tout le moins obligatoire (comment être contre la langue arabe et contre l'islam ?). Dans l'enseignement on a pu observer des "cycles de l'arabisation" : les classes étant progressivement arabisées jusqu'à un seuil où on constate une forte dégradation de l'enseignement, qui conduit à revenir au moins partiellement à la langue française. Dans l'administration, l'arabisation est impulsée par décisions autoritaires : ordonnance du 26 avril 1968 du président Boumediène en Algérie, décrétant une arabisation totale pour 1971. Ce ne sera évidemment pas le cas, et la généralisation de l'arabisation fera l'objet de décrets ou lois successifs jusqu'en décembre 1996, cette fois-ci sans souci d'application 5 . En Tunisie, les deux vagues récentes d'arabisation sont liées à des mécontentements contre la France, en juillet 1993, suite à l'arrestation du frère du président Ben Ali pour trafic de drogue, la seconde en décembre 1999 à la suite de la publication du livre Notre ami Ben Ali. Même progression au Maroc, où le roi Hassan II a veillé à éviter tout débordement démagogique en faveur de l'arabisation. Il n'empêche que, dans tous les cas, la décision relève du contexte politique et néglige allègrement les considérations pédagogiques ou pratiques. Le but sera pour l'Etat de mettre en place une langue qui soit "sa langue", en opposition à celle de l'ancien dominateur et de détourner sur lui la légitimité – religieuse – attachée à la langue arabe. Ce sera aussi, à partir des années 80, de manifester un attachement à l'islam susceptible de contrecarrer les mouvements islamistes. Ce processus sera suivi particulièrement en Algérie, sous le président Boumediène, puis sous le président Chadli Bendjedid. Mais celui-ci sera rapidement débordé par le mouvement islamiste, qui utilisera les enseignants d'arabe comme propagandistes. De ce fait, et du fait de l'affaissement du niveau scolaire, l'arabisation sera rendue responsable du "sinistre de l'école", dénoncé par le président Boudiaf en 1992. C'est l'arrivée au pouvoir du président Bouteflika qui tentera d'arracher la question à la tutelle politique en libérant la parole publique sur la question. C'est ainsi qu'il participe au sommet de la francophonie, en octobre 2002 à Beyrouth, mais à titre d'invité personnel du président libanais… Le conflit des langues française et arabe dominera encore les délibérations de la Commission Nationale de Réforme du Système Educatif, dont les conclusions demanderont un rééquilibrage des programmes par renforcement de l'enseignement du français. Encore ces conclusions ne seront-elles ni publiées et encore moins décrétées, mais feront l'objet d'une mise en œuvre discrète et progressive. Les apories de l'arabisation La question des langues a suscité de nombreuses et vives controverses au Maghreb, plus spécialement en Algérie, à propos de la politique d'arabisation. La Tunisie et le Maroc avaient en effet conservé durant la colonisation une place à l'arabe, notamment chez les élites cultivées, alors qu'en Algérie une longue colonisation avait en grande partie effacé cette langue, dans la mesure où tout le système d'enseignement, toute l'administration, toute la vie publique fonctionnait en français. Le président algérien Bouteflika a dit un jour : "Il n'y a jamais eu de problème linguistique en Algérie, juste une rivalité et des luttes pour prendre la place des cadres formés en français !" 6 . En réalité cette question sert de révélateur de fractures profondes de la société, des fractures qui ne se recoupent pas toujours pour dessiner deux camps, mais qui constituent le fond d'un tissu social bien analysé par Mohammed Harbi 7 et par Gilbert Meynier 8 . Parlons plutôt de l'Algérie, qui représente un cas extrême, partiellement reproduit en Tunisie et au Maroc. Le français langue de la réussite sociale Le français a été la langue du pouvoir depuis les origines et il le reste aujourd'hui. Chaque parent sait que la réussite scolaire de son enfant sera limitée s'il ne maîtrise pas cette langue. Les responsables politiques qui prônaient l'arabisation totale pour les autres plaçaient leurs enfants dans des filières bilingues, privées ou étrangères. L'obtention du baccalauréat en arabe ouvre peu de portes à l'université, les études prestigieuses s'y poursuivent en français. Par exemple, les sciences et les mathématiques, enseignées en arabe dans le cycle secondaire, le sont en français dans le supérieur. La connaissance du français (ou de l'anglais) conditionne aussi la poursuite des études à l'étranger. Il y a donc eu très tôt la conscience d'une hypocrisie sociale et d'un double discours sur l'arabisation. Il y avait effectivement une contradiction dans les objectifs. Les pouvoirs indépendants devaient rendre aux sociétés leur personnalité (et cela incluait, outre une place à l'islam, une valorisation de la langue arabe face à la langue française), et il fallait assurer le développement (et pour cela la langue française apparaissait la mieux placée vus les investissements antérieurs). La conséquence linguistique en était la nécessité d'un bilinguisme franco-arabe. Mais les pressions démagogiques ont souvent poussé, à travers l'arabisation, à réduire la part du français au bénéfice d'un enseignement de l'arabe non modernisé, ce qui a eu pour conséquence d'abaisser le niveau de l'enseignement. Ce double discours a induit chez les masses délaissées une association entre le français et les élites peu soucieuses de l'intérêt du pays et détestées comme telles. L'arabe langue du ressentiment Les responsables qui ont impulsé l'arabisation savaient qu'elles trouveraient dans la population une complicité par le fait de son lien à la religion. Certains le faisaient aussi par appartenance au nationalisme arabe, incarné par le parti Baath au Moyen-Orient. Il est certain que dans des pays dépersonnalisés par la colonisation, principalement l'Algérie, la réintroduction d'une langue arabe officielle était une nécessité. Le défaut fut plutôt dans son utilisation politique. Au lieu d'impulser une langue arabe modernisée, les politiques furent surtout soucieux de contrer le français, visant par là leurs concurrents francophones. Au lieu de bien former les enseignants, on en a fait des prédicateurs d'un islam conservateur, parfois en contradiction avec les droits de l'homme 9 . Ce sont ces enseignants qui deviendront en Algérie les fourriers de l'islamisme à partir des années 80, au moment où les enseignants de français seront la cible des terroristes. Dans la réaction qui suit ces évènements, le risque est grand de dévaloriser cette langue arabe qui est pourtant nécessaire à l'équilibre culturel et d'en faire la cause unique du "sinistre de l'école" qu'avait dénoncé le président Boudiaf. Les Maghrébins sont pourtant fiers de leur langue arabe, et elle a été restituée dans le paysage linguistique. La question est maintenant de savoir qu'en faire. La réduire à la simple fonction de traduire des ouvrages étrangers ne suffit pas. Elle devrait constituer la base d'un renouveau de la pensée arabe et d'une redécouverte d'un patrimoine culturel largement ignoré. Pour l'heure elle risque de n'être que la langue du ressentiment, face à l'échec de l'arabisation et à l'immense détresse ressentie par la "nation arabe". Le rejet des langues parlées L'arabisation s'est accompagnée d'une attitude hostile aux parlers arabes et berbères. En ce qui concerne l'arabe, chaque pays arabe est confronté à une diglossie, qui associe à une langue écrite enseignée à l'école un parler régional. L'arabe parlé avait traversé la colonisation et constituait une référence d'identité nationale. Pourtant pour sauvegarder la "pureté" de la langue classique, et pour créer dans le pays une seule langue "nationale", les promoteurs de la politique d'arabisation ont combattu l'utilisation des parlers dans l'école et les média. Cette attitude a été ressentie comme une attitude de mépris du peuple, exprimée en arabe par le terme hogra. L'évolution actuelle a conduit à dépasser cette attitude et à donner place à la langue maternelle dans la pédagogie. En ce qui concerne le berbère, la question est plus complexe. Le berbère est globalement ressenti comme une survivance de la période antéislamique et comme une islamisation inachevée. A cette hostilité radicale sont venus s'ajouter dans le cas de l'Algérie des luttes de clans présentes dès les années 40 et accentuées par la suite. Les Kabyles notamment ont vu dans l'arabisation une menace pour la survivance de leur langue ( et de leur identité propre) et se sont mobilisés dès 1980. Ce combat a abouti progressivement à une reconnaissance de la langue berbère en Algérie. Une évolution similaire, plus paisible toutefois, a abouti au même résultat au Maroc. D'une façon globale au Maghreb, le poids du politique sur les langues tend à se relâcher. Un engagement trop fort des pouvoirs en faveur de l'arabe leur fait craindre la menace de l'islamisme. L'utilité du français – et de plus en plus de l'anglais – apparaît évidente et donc moins contestable. De plus le rapport au français échappe de plus en plus à la relation bilatérale à la France par le biais de la francophonie. Les réformes de l'enseignement mises en place peuvent donc l'être dans un climat plus serein que par le passé. LES RESSOURCES DES AMBIVALENCES Face à tous les déterminismes, la vie des langues est autonome, et elles évoluent d'autant plus qu'elles sont orales. Elles vivent non seulement côte à côte, mais elles échangent et s'interpénètrent. Elles le font par ce que les linguistes appellent le code switching, l'alternance codique : une phrase commencée en arabe moderne va se poursuivre en français, ou en arabe parlé. Elles échangent des termes, qui prennent une forme arabe ou berbère. Le dynamisme des parlers est extraordinaire : ils ne reculent devant aucun problème de terminologie, empruntent, habillent, selon les formes de leur langue, mais sans préoccupation académique. Cette vitalité s'exprime non seulement dans la rue, mais dans des productions culturelles : c'est ce que montre un ouvrage récent de Dominique Caubet 10 consacré aux artistes qui utilisent l'arabe maghrébin ou le berbère pour leur création dans les pays du Maghreb. Le locuteur maghrébin d'aujourd'hui évolue dans un univers multilingue. L'arabe international, enseigné à l'école, présent dans l'environnement et les média, est réactualisé par les télévisions orientales affranchies qui, telle Al-Jazira, se sont implantées dans les foyers au point parfois de faire détourner les antennes des chaînes françaises pour s'orienter vers elles. Le français est omniprésent. Il a certes régressé dans la connaissance académique, mais est diffusé par les chaînes de télévision françaises, dont la presse maghrébine quotidienne publie régulièrement les programmes. Il est présent dès l'enseignement primaire, et les réformes tendent à renforcer sa place. L'anglais, sous une forme élémentaire pour les jeunes ou une pratique plus élaborée acquise, s'inscrit vigoureusement dans le paysage. L'arabe parlé, dont on s'attendait à ce qu'il emprunte à l'arabe international, tend de plus en plus à arabiser des mots français ou anglais, et il en est de même pour le berbère. Comment ce multilinguisme est-il géré ? C'est l'objet de nombreuses enquêtes sociolinguistiques. Côté pédagogique les professeurs se plaignent de ce que, au sortir des lycées, les élèves ne maîtrisent bien ni le français ni l'arabe et ne disposent par conséquent d'aucun moyen fiable d'expression élaborée. Le bilinguisme scolaire aurait-il semé la confusion dans les têtes ? La cause en revient plutôt aux structures de l'enseignement. Le ministre Mohamed Charfi, auteur d'une courageuse réforme de l'enseignement en Tunisie en 1991, constatait à juste titre qu'il ne suffit pas de dessiner une réforme sur le papier, il faut surtout former des enseignants. Or les systèmes éducatifs maghrébins ont fait le plein d'enseignants issus de pédagogies dépassées. Ainsi l'enseignement de l'arabe a-t-il été longtemps – et peut-être l'est-il encore – pétri d'une pédagogie du "par cœur" qui laisse de côté tout souci d'éveil de l'élève et s'impose par la coercition physique. Ces maîtres sont aussi souvent porteurs d'une vision religieuse traditionnelle incompatible avec ce que les enfants reçoivent de l'univers moderne. Un multilinguisme spontané comme c'est le cas peut donc générer des psychologies à compartiments, qui gênent une structuration solide de la personnalité. Pour l'heure ce sont les langues maternelles qui constituent la colonne vertébrale de la langue de chacun, mais elle évolue dans des références contradictoires, du traditionalisme intégral au modernisme le plus débridé. C'est pourquoi apparaît de plus en plus la nécessité d'une pédagogie du multilinguisme, qui aille au-delà des oppositions passées et aide chaque enfant à se constituer une synthèse du monde dans lequel il est appelé à évoluer. C'est ce problème que certains spécialistes commencent à poser sous la forme d'un rapprochement des pédagogies d'enseignement de l'arabe et du français à l'école. Mais la question va bien au-delà. Cet univers multilingue que les langues mettent en place par leur coexistence demande à être prolongé par une conscience du multiculturalisme qu'il entraîne et de l'esprit d'ouverture et de tolérance qu'il nécessite. Le contexte linguistique réalise progressivement la sortie de l'ethnique et du segmentaire et ouvre directement sur la mondialisation. L'individu est arraché à la fusion d'avec son groupe pour se connecter à un espace plus vaste, demander à en être membre et à y être reconnu. A quel niveau se situe ce nouveau groupe ? Les frontières n'arrêtent plus le regard et le risque est grand de ne plus trouver de repère conséquent entre l'attache ancienne et l'univers rêvé. Quelle est la place du national de ce point de vue ? Il ne fait pas de doute qu'au Maghreb il affiche un retard important : les pouvoirs en place offrent des structures qui ne correspondent pas à ce que dessinent les réalités linguistiques. Des pouvoirs autoritaires, fondés sur des idéologies nationalistes figées, n'offrent pas les univers d'accueil que recherchent des citoyens venus d'horizons multiples, en quête de lieux où ils pourront faire preuve d'initiative, déployer leurs énergies, se confronter à d'autres. Le quotidien au Maghreb offre une image de désespoir pour une jeunesse qui, à travers la multiplicité des langues, sait qu'il y a d'autres façons de vivre, d'être reconnus, de travailler, d'être citoyens. De ce fait le multilinguisme ne fait qu'accentuer le décalage dans leurs esprits et provoque une désespérance chez un grand nombre d'entre eux. L'échelon national serait un relais nécessaire entre le local et le mondial, mais à condition d'être démocratique, à l'image du monde ouvert des langues. Certes comme les langues les individus ont leur part d'autonomie et parviennent à s'ouvrir une voie, mais leur trajet leur serait facilité si la nation se présentait comme un monde ouvert, non figé sur des traditions religieuses, politiques. A cet effet le monde des langues est particulièrement exemplaire : il incarne le modèle vivant d'une structure qui sait se modifier en permanence sans cesser d'être elle-même, être non pas prisonnière de ses références mais capable en permanence de s'y reporter. Cette avance des langues est un appel à la société à ne pas rester en marge du mouvement mais à s'y intégrer tout en restant elle-même.
1 Par Maghreb sont entendus ici les trois pays : Algérie, Maroc, Tunisie, dont la situation socio-linguistique présente une certaine analogie du fait qu'ils furent colonisés jusqu'en 1956 (Maroc, Tunisie) et 1962 (Algérie). 2 Profession de foi de l'islam "achhadu anna lâ ilâh illa Allâh wa anna Muhammad rasûl Allâh" soit "J'atteste qu'il n'y a pas d'autre dieu qu'Allah, et que Muhammed est son envoyé" 3 Il y a encore quelques années, en Algérie, dans les programmes scolaires officiels, on disait "la langue étrangère" pour désigner le français, et "les langues étrangères" pour désigner les autres… 4 Parmi les nombreuses études sur la question : Gilbert Grandguillaume, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Maisonneuve et Larose, 1983 et "Les enjeux de la question des langues", in Les langues de la Méditerranée, L'Harmattan, 2003, Khaoula Taleb Ibrahimi, Les Algériens et leur(s) langue(s), El Hikma, Alger, 1995, Mohamed Benrabah, Langue et pouvoir en Algérie, Séguier, 1999. 5 A ce sujet, mon article "Arabisation et démagogie en Algérie", Le Monde diplomatique, février 1997. 6 El Watan, 22 mai 1999 7 Mohammed Harbi, Une vie debout, Mémoires politiques, tome 1, 1945-1962, La Découverte, 2001. 8 Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Fayard, 2002. 9 Voir à ce sujet l'analyse lucide qu'en fait le tunisien Mohamed Charfi dans son ouvrage Islam et liberté, Le malentendu historique, Albin Michel, 1999. 10 Dominique Caubet, Les Mots du bled, L'Harmattan, 2004.


Gilbert GHrandguillaume

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