Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Articles
Abdelaziz BOUTEFLIKA, premiers pas d'un président
.
Maghreb-Machrek, La Documentation française, N°166, 1999, p.109-124

La personnalité du nouveau président de l’Algérie est bien connue pour son passé dans les années 70 aux cotés de Houari Boumediene. Elle n’en suscite pas moins bien des interrogations. L’homme, hanté par le mythe gaullien, rêve sans doute d’être celui qui aura tiré l’Algérie de la fondrière où elle s’est enfoncée. Ses proclamations, aux diverses étapes de son parcours, font entendre aux Algériens une parole inouïe à ce jour, et en même temps l’immense majorité d’entre eux demeure perplexe devant des affirmations qui ne semblent pas toujours s’accorder entre elles. Sera-t-il l’homme providentiel que l’Algérie attend ? Ou son passage sera-t-il un épisode de plus d’une histoire qui semble avoir perdu ses repères ? A ce jour, nul ne saurait le dire. Tout au plus est-il possible de marquer quelques jalons d’un processus qui s’est accélérée depuis le 15 avril 1999.

Abdelaziz Bouteflika s’est beaucoup exprimé. Depuis le 15 février 1999, où il a fait acte de candidature à la présidence, à ce jour, il a multiplié discours, déclarations, interviews, il a mené deux campagnes électorales, l’une pour l’élection présidentielle du 15 avril, l’autre pour le referendum du 16 septembre, campagnes marquées par des discours fleuves dans toutes les villes du pays, il a disposé de multiples tribunes internationales, notamment en juillet, au sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, et en septembre, à l’Assemblée Générale de l’ONU à New York. Rarement un homme qui s’est tant exprimé aura laissé planer autant d’incertitude sur son destin politique.
Certes une verve méditerranéenne éclate dans les propos d’un politique au passé brillant, mais qui sort d’une longue traversée du désert. C’est manifestement un politicien habile, rusé, mais aussi imprégné d’une conviction patriotique indéniable. Pour certains, ses déclarations sont contradictoires et ses promesses gratuites.

L’analyse que nous en ferons révèle une certaine cohérence sur les principaux thèmes. Par ailleurs, il faut bien constater qu’il se situe lui-même dans un contexte algérien marqué par de fortes contradictions. Il est partagé entre sa volonté d’exercer pleinement son pouvoir de chef d’Etat, en référence à ses modèles, de Gaulle et Boumediene, et la pression d’une armée qui l’a porté au pouvoir et n’a pas renoncé à l’emprise qu’elle exerce sur le pays depuis l’indépendance. Il est tiraillé entre une opinion islamiste, qui attend de lui, avec la paix, la réintégration, dans l’esprit de Sant’Egidio, de ceux qui se sont opposés à l’Etat, et une opinion qui rejette ce courant et qui s’exprime par le canal d’ associations de victimes du terrorisme. Il constate la scission du pays entre une société moderniste, bénéficiaire de la gestion antérieure du pays, souvent francophone, et une majorité qui a été marginalisée, vouée au chômage et à l’insalubrité des cités périphériques. Face à leurs attentes contradictoires, ou à leur incrédulité froide, il s’adresse tantôt à une partie, tantôt à une autre, convaincu qu’il est de pouvoir être le rassembleur. Les paroles sont souvent bien accueillies, mais les actes suivront-ils, et quelles décisions seront prises? Le fait que Bouteflika, depuis son accession au pouvoir suprême, tarde à constituer un gouvernement, révèle l’étendue de ces contradictions.

I. LES MEANDRES D’UNE POLITIQUE

Avant d’analyser les principaux thèmes abordés par le président, il faut rappeler brièvement leur contexte, celui des
discours et des mesures prises, ainsi que les réactions qu’ils ont suscitées dans l’opinion et ses divers courants.

Un président mal élu
Les Algériens ont toujours su que, quel que soit le nombre des candidats à une élection, et en dépit de toutes les dénégations, le candidat élu sera celui que l’armée aura choisi, ou du moins qui aura reçu sa bénédiction. Abdelaziz Bouteflika s’est défendu d’être le candidat de l’armée, personne ne l’a cru. A la veille du scrutin, les six candidats qui lui étaient opposés se sont retirés pour protester contre les fraudes manifestes constatées dans les opérations électorales entamées. Les consignes de vote du FIS dissous s’étaient partagées entre Taleb Ibrahimi et Bouteflika.
Les résultats officiels font état d’une participation de plus de 60%, des sources officieuses de 23%, mais, même selon ces dernières, Bouteflika est en tête des candidats. La face est sauvée, puisque Bouteflika avait affirmé qu’il n’accepterait le pouvoir que porté par une “majorité massive”.
C’est donc un président mal élu qui sort des urnes, l’opinion est sceptique, elle attend Bouteflika à ses actes.

Les premiers pas vers la concorde civile
Les premières mesures prises par Bouteflika, la mise en oeuvre des accords de trêve conclus avec l’Armée Islamique du Salut, engagés sous son précédesseur, ainsi que la promesse de libération des prisonniers politiques, font craindre à une partie de l’opinion une attitude trop conciliante envers les islamistes. La presse francophone se montre hostile. Le premier discours adressé à la nation, le 29 mai 1999, où le président s’exprime en un arabe très classique, suscite les mêmes réticences. D’autres mesures sont mieux acceptées, telle que celle qui régularise la situation de près de 800.000 jeunes Algériens qui n’ont pas répondu à l’appel du service militaire, et se trouvent de ce fait dans la situation d’insoumis. La tenue du sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine, à Alger, durant le mois de juillet, contribue à crédibiliser le nouveau président.

Un renversement d’alliances
La loi sur la concorde civile est votée par le Parlement le 13 juillet, mais Bouteflika insiste pour la faire ratifier par un referendum (fixé au 16 septembre). Il apparaît ainsi que Bouteflika cherche une approbation populaire, une légitimation directement issue de la base. Ses déplacements dans différentes villes du pays seront un moyen d’acquérir ce soutien populaire.
Diverses interventions, où il s’exprime en français et dénonce la faillite de l’enseignement, sont accueillies favorablement par la presse francophone, mais soulèvent les critiques du mouvement islamiste modéré (associé au pouvoir), critiques qui vont s’accentuer sur un autre terrain, lorsque, à l’occasion des funérailles du roi Hassan II, le 25 juillet, Bouteflika échange une poignée de mains avec le leader israélien Ehud Barak. D’autres mesures, telles que le limogeage de 22 walis (préfets) le 22 août, donnent l’impression que Bouteflika a véritablement engagé une reprise en main de la situation. Les nombreux discours qu’il prononce durant la campagne de préparation au referendum du 16 septembre, suscitent l’intérêt d’une grande partie de la population. L’importance de la participation au vote apporte au président le soutien qu’il recherchait.

Des paroles aux actes
Une phase plus délicate s’ouvre au lendemain du referendum. : la concrétisation des intentions annoncées durant la période précédente. Les ralliements dans le cadre de la loi sur la concorde civile sont moins nombreux que prévus, alors que la fin de la période de grâce (13 janvier 2000) approche. A part quelques mesures ponctuelles, Bouteflika n’a pu engager aucune mesure de réforme structurelle. Le point crucial est la constitution d’un gouvernement qui pourrait en être l’artisan, mais son retard est le signe de difficultés occultes. L’épisode de la dépêche de l’agence Reuters (voir plus loin), annonçant, puis démentant, un conflit entre Bouteflika et les généraux, sème le doute dans les esprits. Il apparaît de plus en plus que Bouteflika n’a pas les mains aussi libres qu’il l’affirmait. Il a même annoncé que, s’il rencontrait des difficultés trop graves, il démissionnerait avant le 13 janvier. La machine qu’il avait mise en route avec tant de brio semble paralysée. L’opinion attend son président sur des actes. Un quotidien, Le Matin (17/10/99), rappelle ce qu’il avait promis :
Service national
« des dispositions pratiques seront incessamment arrêtées en vue du règlement de la situation des personnes âgées de 27 ans au 31 décembre 1999, à l’exclusion des sursitaires et des insoumis (…). Cette mesure touchera près de 800 000 jeunes. »
Relance de l’économie
« je me suis engagé à impulser l'économie et à lui insuffler un nouvel esprit, avec des moyens nouveaux que je rechercherai partout, particulièrement les moyens nationaux… La solution est à portée de la main, j’ai également la profonde conviction que persister dans la division et les dissensions n’aboutit qu’à des impasses.»
Logement
« La politique du logement, et particulièrement du logement social, doit être profondément réaménagée.Ensemble, nous devons venir à bout d’un gigantesque défi qui conditionne aussi gravement la stabilité sociale . »
Cadres incarcérés
« Pour les cadres jugés définitivement, leur situation sera appréciée au cas pas cas dans la perspective de faire bénéficier ceux qui le méritent d’une grâce. »
Justice
« J’ai tenu aujourd’hui à annoncer devant le Conseil supérieur de la magistrature la mise sur pied d’une commission nationale de réforme de la justice...J’ai dit réforme de la justice et non simple réforme judiciaire, car j’inscris cela dans la perspective globale de réhabilitation de l’Etat. »
Agriculture
« La clarification du statut des terres agricoles, qui conditionne le progrès global du secteur, pose un problème particulièrement délicat au regard des multiples considérations antagonistes qu’il convient d’aménager.»
Administration
« Je suis déterminé à lutter fermement, par tous les moyens, contre certains agissements de l’Administration qui lèsent et entravent l’initiative privée ; je serai intransigeant, dans le cadre de mes prérogatives, à l’égard des comportements de ceux qui continueraient de prétendre jouir des droits que leur procure la citoyenneté sans s’acquitter des devoirs qu’elle comporte. »
Corruption
« Je tiens à annoncer que le mouvement qui a touché récemment le corps des walis n’est qu’un premier pas vers ce que nous envisageons d’entreprendre pour redresser tous les secteurs sans exclusive.La dépravation doit disparaître de notre pays car que le mal devienne la règle et le bien l’exception, cela est inacceptable. »
Les femmes et le Code de la famille
“Le problème n’est pas au niveau de la foi ou des versets coraniques. Le problème est au niveau de la calcification de certains esprits et principalement d’une population algérienne qui n’a pas compris que 52% de la population, c’est des femmes. C’est une démarche pédagogique qui demandera un peu de temps. Je la ferai. C’est un pari qui ne me fait pas peur. De toutes les façons, je n’aurai pas peur : 52% c’est déjà une majorité pour gouverner un pays...” (Interview à France 2)

En octobre 1999, il a donné son appui à un colloque organisé par le Haut Comité Islamique, en vue de présenter des propositions pour la réforme du Code de la Famille. Le président du HCI s’est prononcé pour l’abolition de la polygamie, suscitant par là les critiques du parti islamisme MSP de Mahfoud Nahnah (Le Matin du 13/10/99).

II. LA PAROLE EN LIBERTE, OU LES GRANDS THEMES DU PRESIDENT

La concorde civile
Le rétablissement de la paix en Algérie est l’objectif premier de Bouteflika, celui qui conditionne la réussite de tous les autres. A cet effet, Il a mis en vigueur une loi, adoptée par le Parlement le 13 juillet, et ratifiée par referendum le 16 septembre.

Concorde civile, plébiscite et ambiguïté
Le thème de la concorde civile est par excellence la question sur laquelle tous sont d’accord, mais personne n’y perçoit le même contenu. Le geste rassembleur du président trouve là à la fois sa réussite apparente et l’incertitude de son issue. C’est ce qu’illustre bien ce compte-rendu (El Watan du 16/09/99) du dernier meeting tenu par Bouteflika le 15 septembre 1999, à la veille du referendum, à la grande salle Harcha d’Alger :
«Une majorité de 51 % ne me convient pas. Je veux beaucoup plus», le ton du premier magistrat du pays n'admet aucune équivoque. Le peuple est pour ou contre la concorde civile, les demi-mesures ne sont pas de mise. «Si les Algériens votent contre la concorde civile, je prendrai les dispositions nécessaires pour abroger la loi y afférente». La salle clame aussitôt la paix. Le président de la République se montre alors rassurant. «Le dossier du FIS dissous est définitivement clos.» Il ne manque pas toutefois de jeter une fleur en direction des islamistes... «J'ai beaucoup de sympathie pour le mouvement islamiste. Si on n'avait pas mis devant moi une ligne rouge... .» Il aurait fait quoi? Le président ne le précise pas. Il place simplement cette «sympathie» sous le sceau de la démocratie, sans avoir l'air de se contredire. Il a pourtant bien soutenu à Tizi Ouzou, il y a une semaine : «L'islamisme politique n'a pas droit de cité.» Le public en délire ne relève pas l'anomalie. Les chefs islamistes sont, quant à eux, déconcertés par le discours à deux vitesses de Bouteflika. Il semble tout simplement vouloir donner le change à tout son beau monde. «Je veux changer le système, mais celui que je connais me convient mieux que celui que j'ignore.» Cette fois-ci, il fait du pied aux nationalistes et aux caciques du sérail. Peu après, il brasse large en affirmant haut et fort qu'il entretient de bons rapports avec toutes les personnalités politiques, «mis à part quelques membres du FLN et de l'ALN» et ce, tout en rappelant son appartenance à l'ex-parti unique et son passé glorieux au sein de l'Armée de libération nationale. La présence de nombreuses personnalités, toutes tendances confondues, à la salle Harcha, ne pouvait que confirmer ses dires...
Les familles des disparus, venues en force, attirent l'attention sur elles. Bouteflika permet à leur porte-parole d'accéder au micro. «Je représente 4 051 cas de disparus. Nous voulons un Etat de droit, nous voulons connaître la vérité sur le sort de nos enfants.» D'abord complaisant, le chef de l'Etat se met carrément en colère en tançant durement les familles des disparus. «Enterrez le passé, on ne sortira pas de la crise avec des pleureuses» leur crie-t-il presque à la figure avant de les exhorter à cesser de chahuter son meeting: «Asseyez-vous, taisez-vous, l'Etat ne fait pas de commerce avec vos enfants». Quand Mme Flici, présidente de l'Association nationale des familles des victimes du terrorisme monte sur l'estrade, la salle l'empêche de parler en la huant fortement. «Honte à vous, laissez-la s'exprimer et n'applaudissez pas si vous n'êtes pas d'accord» s'emporte Bouteflika. Il se montrera tout aussi sévère avec les intervenants qui ont, presque à l'unanimité, récité des litanies en faveur de la démarche présidentielle, sans omettre au passage de faire une petite doléance. «Vous ne demandez que vos droits, qu'en est-il de vos devoirs ?».

Le nombre des ralliements ne correspond pas aux espérances
Les statistiques relatives au nombre de ralliement sont contrôlées.Ils sont moins nombreux que prévu. La réticence des membres relevant des GIA vient du manque de garanties. Les ralliés voient leur cas juridique traité par des commissions paritaires, mais la question de leur réinsertion, matérielle et morale, n’est pas résolue. En certains cas, on prévoit de les réinstaller hors de leurs lieux d’origine, où la présence de “milices patriotiques” n’a rien de rassurant, sans compter avec les vengeances possibles. Divers échos indiquent que l’AIS de Madani Mezrag freinerait ce mouvement de ralliements, dans l’idée de peser d’un poids plus lourd dans la négociation sur son futur statut, toujours pas réglé. Pendant ce temps, attentats et rackets se poursuivent, comme si certains voulaient profiter des derniers moments pour accumuler des biens destinés à assurer leur aisance dans la future période de paix. Quel sera le sort de ces biens mal acquis ? La presse pose régulièrement ces questions, auxquelles nul ne peut répondre. Il faudrait ajouter à tout ceci l’incertitude sur la réussite de Bouteflika, voire sur son maintien au pouvoir : son retrait pourrait redonner vie tant à l’AIS qu’aux différentes structures du GIA, face aux milices patriotiques et aux services de sécurité (police, armée). Il n’est pas étonnant dans ce cas que le nombre de ralliés soit relativement faible. Mais les officiels affichent un optimisme de rigueur. La presse (El Watan, 7/10/99) fournit un premier bilan :
“La loi sur la concorde civile ne concerne pas l’organisation de Madani Mezrag. Elle a permis la reddition de 531 terroristes, dont 25 sont des femmes et 42 qui activaient à l’étranger...C’est ce qu’a déclaré hier le ministre de l’Intérieur lors d’une conférence de presse animée conjointement avec le ministre de la Justice, M. Ghaouti Mekamcha, au Palais du gouvernement: “ Au nombre de 531, il faudra ajouter les 463 membres de Katibat El Maout qui se sont rendus en juin dernier, avant la promulgation de la loi sur la concorde civile. M. Sellal a tenu à préciser que l’écrasante majorité des 489 repentis qui ont bénéficié de l’exonération des peines appartenaient au GIA, et que 25 d’entre eux sont des femmes. “

Une thérapie aux effets incertains
Pour des observateurs extérieurs (Site Algeria Interface http://www.algeria-interface.com), la confusion qui entoure la loi risque de la priver de l’effet thérapeutique espéré :
“Il y a ceux qui pensent qu'elle est la “ thérapie ” idéale pour aider au retour à la paix en Algérie. Il y a ceux qui jugent qu'elle est une “ trahison ” envers la mémoire des dizaines de milliers de victimes de la violence depuis 1992 et enfin, ceux qui estiment qu'elle n'est ni plus ni moins qu'une nouvelle "escroquerie" concoctée par un pouvoir qui veut se débarrasser d'une image de marque fortement ternie auprès de la communauté internationale...

En réalité, ce texte, annoncé comme l'instrument du grand virage de l'Algérie, du définitif tournant vers la paix n'a pas connu le véritable grand débat public qu'il aurait nécessité. La loi sur la concorde civile n'a pas été l'occasion de faire participer les Algériens, usés par sept ans de violence terrifiante, à la réflexion sur leur propre thérapie contre les traumas qu'ils ont subis. L'opinion publique algérienne n'a pas eu la permission, à l'occasion de ce "grand moment d'histoire", d'user de la parole publique, d'intervenir, de critiquer, d'amender…Sur cela, le nouveau président n'a pas dérogé à la règle de ses prédécesseurs : les citoyens ne sont pas conviés à participer à la réflexion sur les décisions d'avenir qui les concernent, ils sont convoqués à sanctionner des "traitements" ficelés ailleurs. C’est pourquoi beaucoup d'Algériens, même s'ils ont "voté oui à la paix", ne peuvent répondre avec précision aux questions : que contient la loi ? Avons-nous amnistié des criminels ? Que se passera-t-il après l'ultimatum du 13 janvier? Raison aussi sans doute d'un grand malaise diffus, qui étreint les cœurs de citoyens de plus en plus nombreux aujourd'hui, comme chancelants, pressentant l'imminence d'un nouveau sinistre. Signe que, de ce côté déjà, la "thérapie collective" a vraisemblablement échoué. “

Les relations avec l’armée

Le chef suprême des armées
Appelé à préciser sa position face à l’armée lors d’une interview (Grand Jury RTL-Le Monde, 12/09/99), le président déclare :
“Je suis le chef de tous les Algériens et d’abord je suis le chef suprême des armées.”
A un journaliste lui demandant s’il n’est pas l’otage de l’armée, il répond :
“ Moi, je suis un homme du peuple et je m’appuierai sur le peuple par-dessus les partis et par-dessus tout ce qui est de nature à aller à l’encontre des aspirations populaires profondes… Et il est tout à fait clair que ce que j’ai apporté de nouveau est que j’ai un problème très grave qui concerne la nation tout entière. Je m’adresse au peuple algérien tout entier et je suis le serviteur du peuple algérien à l’exclusion de toute autre force super organisée...”
Il reconnait le rôle essentiel joué par l’armée (Paris-Match, 9/09/99) :
“ A l’indépendance , en 1962, ceux qui avaient porté les armes se croyaient désignés pour diriger le pays, à travers le Front de libération nationale...
Dans la situation créée il y a dix ans, la guerre civile, je me félicite que l’armée ait été là pour tenir, sauver l’Algérie. Tout s’est écroulé! Je le dis bien, tout s’est écroulé sauf l’armée nationale populaire.”

Des tensions entre Bouteflika et les généraux ? L’affaire Reuters
A maintes reprises, Bouteflika a rendu hommage à l’armée, signifiant qu’il en reconnaissait le loyalisme, réfutant ainsi le soupçon d’une “tutelle” du commandement militaire sur la présidence. Or, le 11 octobre, l’agence de presse Reuters publie une longue dépêche, indiquant que les généraux auraient refusé le gouvernement que proposait Bouteflika. Reproduite par l’agence algérienne APS le matin du 12 octobre, elle est démentie le soir en ces termes :
“De sources bien informées, nous sommes autorisés à dire que la dépêche de l’agence Reuters sous le numéro 1794 datée d’Alger le lundi 11 octobre 1999 n’a été reprise par l’APS que pour permettre de démasquer les inspirateurs de cette dépêche, qui n’ont ni de près ni de loin un quelconque rapport avec la politique nationale.”

Voici les principaux passages de cette dépêche, reproduite par la presse algérienne (Le Matin, 13/10/99)
“Alger, 11 octobre. Les généraux qui comptent dans les coulisses de la vie politique algérienne auraient dénié au Président Abdelaziz Bouteflika le loisir de former un nouveau gouvernement composé d'hommes bien « à lui », a-t-on appris lundi de source gouvernementale. Sous le sceau de l'anonymat, on a confié à Reuters de même source que le chef de l'Etat, élu en avril dernier après avoir été poussé par une fraction de l'armée, avait présenté à ces influents militaires une liste de personnalités issues de son propre entourage. « Mais elle a été rejetée par les généraux qui ont insisté pour qu'il choisisse ses ministres au sein des partis politiques qui l'ont soutenu lors de la présidentielle », a-t-on précisé, expliquant ainsi le retard dans la formation du nouveau gouvernement...
Bouteflika qui n'a de cessé depuis avril de prouver qu'il n'entend pas être un chef de l'Etat manipulé, pas même par l'Armée, l'avait ensuite remise au lendemain du référendum sur sa politique de « concorde civile nationale » qu'il a organisé à la mi-septembre pour mieux asseoir son pouvoir...
Le désaccord entre la Présidence et les généraux est la raison principale à l'origine de ce délai, explique-t-on, toujours de même source, sans se prononcer sur la durée et l'issue de ce bras de fer. « La pratique veut que les militaires influents cooptent les hauts responsables de l'Etat. Mais cela est manifestement incompatible avec le caractère de Bouteflika et la conception qu'il se fait de l'exercice du pouvoir », ajoute-t-on...
L'ancien ministre des Affaires étrangères avait pu s'imposer grâce aux partis où les militaires disposent d'une influence notable, notamment le FLN, ancien parti unique, et le RND, le parti « présidentiel » fondé pour soutenir l'action de Zeroual, mais repris en main par une direction soutenant celui en qui l'opposition voyait alors le simple pion de l'Armée.”

Langues, identités, enseignement, idéologies

En Algérie, la question des langues - dans l’opposition français -arabe et arabe-berbère - est importante car elle renvoie à de multiples conflits et met en jeu la question des identités. L’alternative arabe-français, dans la politique d’arabisation, oppose non seulement deux langues, mais deux conceptions de la société, et deux groupes socio-politiques aux intérêts divergents. Elle oppose deux systèmes d’enseignement, dans un contexte où la faillite du système scolaire est régulièrement dénoncée. La loi de généralisation de l’utilisation de la langue arabe a été rendue effective depuis le 5 juillet 1998. D’autre part, la reconnaissance de la langue berbère (tamazight) comme langue nationale est l’objet d’une revendication de la population kabyle, comme symbole de son identité. Dans sa pratique comme dans ses discours, Bouteflika ne pouvait éluder cette question, encore moins satisfaire toutes les parties. Titulaire du baccalauréat français (1955) et du brevet d’arabe, il tient du moins à montrer que, s’il s’exprime souvent en français, ce n’est pas par ignorance de l’arabe, comme beaucoup d’Algériens de sa génération.

Le 29 mai, Bouteflka s’est adressé à la nation pour la première fois depuis son élection. Il l’a fait dans une langue arabe classique tellement recherchée que de nombreux Algériens, même instruits en cette langue, ne pouvaient comprendre : en témoigne cette réaction (El Watan, 31/05/99) :
“Le discours tant attendu du président de la République, prononcé pendant près de deux heures samedi en soirée, n'a pas été à la portée de tous les Algériens. A qui M. Abdelaziz Bouteflika a-t-il voulu s'adresser ?... Faire un beau discours, ponctué de grands mots et de verbes châtiés, c'est bien. Encore faut-il que celui-ci soit accessible à la majorité. Sinon comment définir son utilité et mesurer son impact si les mots n'ont pas atteint leur destinataire ?
...C'est la première fois dans l'histoire de l'Algérie indépendante que le premier magistrat du pays fait montre d'autant d'érudition. Un étalage hors de portée que seuls les plus érudits des érudits ont compris du premier coup, sans le concours de dictionnaires ou autres «qamous».
Bouteflika lui-même, dans son interview à Paris-Match (9/09/99), ironise sur cette situation contradictoire : en quelle langue doit-il parler ? Interrogé à propos de l’enseignement du français, il répond :
“Je n’ai absolument aucun complexe.La langue arabe est la langue officielle et nationale de l’Algérie. Quand je m’exprime en français, il y a des gens qui écrivent dans la presse que je ne suis pas tout à fait en règle avec la Constitution. Mais quand je parle en arabe, en arabe classique, des amis très proches me téléphonent et me disent :”Tu as fait un très beau discours. Nous étions très fiers, mais nous n’avons rien compris.”

A l’occasion de la Journée de l’Etudiant (19 mai 1999), le président s’exprime à coeur ouvert auprès des étudiants de l’Université d’Oran, sur les diverses questions de la langue, de l’enseignement, de la nécessité d’entrer dans le monde moderne avec les moyens appropriés. Cette longue conversation est retransmise par la télévision algérienne. De larges extraits en sont publiés dans la presse (Le Matin, 22/05/99) :
«Il me chagrine de voir que l’universitaire algérien est sans valeur en France, en Egypte, en Angleterre ou en Amérique. Là est l’origine de la préoccupation. Nous allons décider de mettre sur pied une commission spécialisée qui examinera la question de l’enseignement du primaire au supérieur pour répondre à la questione : sommes-nous capables ou non de poursuivre la démocratisation de l’enseignement ?»

«Nous sommes à l’orée d’un nouveau millénaire au cours duquel l’humanité connaîtra des mutations jamais connues, depuis Eve et Adam, dans la conquête de l’espace, l’informatique, la robotique et l’Internet. Devrons-nous rester drapés dans nos gandouras, djellabas ou burnous au cours de la prochaine décennie ? Nous devons nous adapter car nous croyons fermement en notre identité du moment que nous nous accordons sur notre arabité, islamité et amazighité. Cela doit être clair dans nos esprits.»

«Nous sommes prêts à utiliser l’anglais si cette langue nous permet d’avancer plus rapidement dans le domaine de l’informatique », affirme Bouteflika qui est convaincu que pour « maîtriser les nouvelles technologies » de conquête de l’espace « nous ne devons pas nous replier sur nous-mêmes ». Ce discours qui rompt avec une certaine conception sacralisée de la langue arabe semble geler de facto l’ordonnance portant généralisation de l’utilisation de la langue arabe. L’article 36 de cette loi stipule que l’enseignement total et définitif en langue arabe dans tous les établissements de l’enseignement supérieur et les instituts supérieurs doit être effectif et généralisé au plus tard le 5 juillet de l’an 2000. Pour le président de la République, s’il faut apprendre le japonais pour que l’élite algérienne puisse se mesurer aux compétences des autres nations, « nous apprendrons le japonais ».En revenant ainsi sur une loi qui a soulevé en 1996 un tollé chez les universitaires algériens, Bouteflika délivre un autre message...
« L’élite ne se mesurera plus par rapport à la population. Elle le fera par rapport aux élites des autres nations. Avec la mondialisation, les compétences ne peuvent être mesurées qu’aux standards internationaux. » Un objectif qui serait loin de la réalité, répond-il, car « le diplôme algérien qui était accepté à la Sorbonne, à Oxford et à Harvard (…) perd comme le dinar de sa valeur à l’orée de l’an 2000 ».

“...En revenant sur le conflit entre arabisants et francisants qui ne serait, selon lui, « en rien linguistique ou civilisationnel » mais politique, Bouteflika casse un autre tabou : « La question de l’identité a été tranchée (…). Cela nous suffit et nous ne devons pas polémiquer. » « Il est impensable... d’étudier des sciences exactes pendant dix ans en arabe alors qu’elles peuvent l’être en un an en anglais. »
El Watan (22/05/99) commente :
“Le constat du chef de l’Etat est juste et courageux. On l’a entendu dire aux étudiants qu’il recevait ce qu’aucun haut responsable haut placé n’a eu la franchise d’exprimer publiquement devant une caméra : «Il n’y a jamais eu de problème linguistique en Algérie, juste une rivalité et des luttes pour prendre la place des cadres formés en français !»

La place du tamazight
Bouteflika, qui ne jouit pas d’une grande popularité en Kabylie, fiefs du RCD et du FFS, a déçu les attentes d’une population qui, à l’occasion d’un meeting à Tizi-Ouzou le 2 septembre, lui demandait de faire de tamazight une langue nationale et officielle : il répond (El Moudjahid, 3-4/09/99) :
“Il n’existe pas de tabou amazigh et je n’ai pas personnellement de complexe à ce sujet...Seulement il faut traiter chaque chose en son temps et dans un contexte national... Avec quelle langue parler si les flammes de la fitna dévorent la maison Algérie?” Il ne voit pour sa part “aucun inconvénient pour que tamazight ait son statut de langue nationale, seulement il faut soumettre la question à tout le peuple...Il ne faut pas jeter de l’huile sur le feu...”
Ce renvoi à un referendum sur la question berbère a été ressenti comme une fin de non-recevoir.

Les réactions des islamistes
Le fait que Bouteflika utilise souvent le français pour ses discours à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie a mécontenté les arabisants. Ce mécontentement s’est surtout exprimé après les funérailles du roi Hassan II, le 25 juillet 1999, lorsque Bouteflika a serré la main de Ehud Barak, premier ministre israélien. Ces deux sujets ont fait l’objet des critiques de Mahfoud Nahnah (El Watan, 29/07/99):
“Dans son allocution inaugurale de la session ordinaire du conseil consultatif national du MSP, Mahfoud Nahnah s'est montré d'une rare virulence contre le président de la République Abdelaziz Bouteflika, auquel le parti a pourtant accordé son entière caution.
Le leader du parti islamiste MSP a noté que le premier magistrat du pays recule considérablement dans la mise en œuvre du processus de l'arabisation, violant par là même la ConstitutionF... Il a avancé, en outre, qu'il y a recul également dans la préservation des constantes nationales. «L'Etat ne doit en aucun cas permettre qu'on porte atteinte à l'islam tel que constaté dans certains écrits de presse et par certaines personnalités politiques.»
Pour sa part, le bureau national de Nahda, réuni les 26 et 27 juillet exprime dans un communiqué (Le Matin, 28/07/99) :
“ sa profonde préoccupation quant au retour des attaques flagrantes et provocantes contre les principes de la nation et les constantes nationales, ainsi que le non-respect de la Constitution et des lois de la République, notamment les attaques contre l’islam en tant que religion et conviction dans les colonnes de quelques journaux,... alors que ce genre d’agressions contre la religion de l’Etat se cachait dans le passé derrière la revendication de la laïcité et de la séparation de la religion de la politique...
Il rappelle que la langue arabe est la langue nationale et officielle de l’Etat algérien et l’un des aspects de la souveraineté nationale. Il appelle à l’occasion au respect de la Constitution et à s’en tenir à la loi sur la généralisation de la langue arabe dans les discours officiels et dans l’exercice administratif.”

La lettre de Abdelkader Hadjar au président Bouteflika
Abdelkader Hadjar, député, l’un des plus actifs promoteurs de la politique d’arabisation au sein du FLN, a adressé une longue lettre à Bouteflika, lettre rendue publique dans la presse (El Moudjahid, 17/10/99) . Il y reproche la méconnaissance par Bouteflika des services rendus, et le critique vivement pour ses manquements à l’arabisation :
“L’Algérie a choisi, depuis l’Indépendance, la langue française comme outil de travail. Des
secteurs sensibles, tels la santé, l’industrie,l’économie et les finances n’ont pas encore à l’heure actuelle été concernés par l’arabisation. Et nous voyons l’état de détérioration dans lequel ils se trouvent. Permettez-moi Monsieur, de vous inviter à vous ouvrir sur les langues. Prenez la décision d’introduire, à partir de la prochaine rentrée scolaire, l’enseignement de la langue anglaise à partir de la première ou de la deuxième année élémentaire et vous nous verrez les premiers à défendre cette décision. Mais ne nous parlez pas des langues au pluriel alors que certains veulent seulement la langue française, avant la langue arabe et à son détriment. Si c’est ce qu’ils veulent alors nous les combattrons avec toutes nos forces...
...Il est une autre preuve : les partisans de la langue berbère ont plus d’une fois brûlé totalement
des villes et des villages au nom de leur revendication à officialiser le tamazight,comme ils ont boycotté l’école durant une année entière, ont-t-ils besoin de postes ?... La commission nationale (d’arabisation) était alors le fer de lance du combat contre les partisans de la francisation et de l’occidentalisation, cette rude bataille fut-elle pour des postes de responsabilité ? Nullement, il s’agissait d’un conflit âpre, sensible et complexe,une lutte pour la survie, non pour des intérêts.”
En rendant publique cette lettre privée, Bouteflika a choisi d’affronter, au-delà de son auteur, un courant interne au FLN (et peut-être à l’ALN) qui lui était hostile, tout en s’arrogeant le mérite de la transparence qu’il veut afficher. Après cet incident, Abdelkader Hadjar, désavoué par le FLN, a du démissionner de la présidence de la commission des Affaires étrangères.

La réconciliation nationale : Juifs, Pieds-noirs, harkis
L’irritation des arabo-islamistes a aussi été causée par des propos conciliants de Bouteflika vis-à-vis des Juifs d’Algérie, qu’il considère comme partie de l’histoire de l’Algérie. Ce désir de grande réconciliation nationale le conduit à parler aussi des Pieds-noirs et des harkis, lors d’une interview sur France-Culture le 12 septembre, reproduite par El Watan (14/09/99) :
«Je ne peux considérer la France que comme un partenaire privilégié. Il y a ces liens de la culture. J’y crois, d’autant qu’en aucune manière je ne céderai à ceux qui veulent enfermer la culture dans une langue nationale quelle qu’elle soit....
Je pense que sans les décrets Crémieux, la communauté juive d’Algérie est d’abord algérienne. Elle est peut-être plus algérienne que moi. Elle a 4 000 ans d’histoire derrière elle. Ce sont les décrets Crémieux qui en ont fait une partie de ce qu’on appelle les Pieds noirs. Il est tout à fait clair que les passions se taisant et le sionisme s’atténuant, aussi bien Enrico Macias que Lilli Boniche pourraient se produire en Algérie à la grande satisfaction d’ailleurs des Algériens et les réconcilier avec eux-mêmes...
La communauté nationale, ici et ailleurs, se doit d’assumer ses enfants, tous ses enfants. Cette erreur, au demeurant tragique, a été commise à l’indépendance de l’Algérie. Elle ne sera pas commise avec moi. A l’indépendance nous avons traité le problème des harkis de façon collective. Nous sommes en train de payer la facture. Une partie des maquis, ce sont des enfants de harkis.»

La corruption

La corruption est l’un des grands thèmes abordés par Bouteflika. Il souligne qu’elle paralyse l’administration, perturbe le fonctionnement de l’économie et que, généralisée, elle est surtout le fait des puissants du régime. C’est sur cette base que 22 walis (préfets), sur 48, sont remerciés le 22 août. Il annonce en octobre une autre mesure d’épuration de l’administration préfectorale. Mais la corruption est aussi un problème politique, car la dénoncer revient à mettre en cause les rouages supérieurs du pouvoir. Chacun se demande jusqu’où les généraux le laisseront avancer dans cette direction : y a-t-il là-aussi une “ligne rouge”, comme il l’a mentionné dans ses discours ? Outre de nombreuses publications sur le sujet, le site du Mouvement Algérien des Officiers Libres,http://www.ANP.org) ne cesse de dénoncer certains généraux comme le noeud du pouvoir occulte et de la corruption.

A l’occasion de l’installation de la première femme wali (Nefissa Zerhouni) à Tipaza le 31 août, Bouteflika dénonce, une fois de plus, la corruption, en mentionnant explicitement les services de sécurité et des douanes. Rendant compte de cette manifestation, El Watan (1/09/99) analyse les mécanismes de la corruption, mal endémique du pays :

“Lundi à Tipaza, Bouteflika a dénoncé en des termes sans équivoque l’action destructrice des clans d’intérêts qui tiennent d’une main de fer l’économie du pays. C’est la deuxième fois qu’un homme ose pareille chose alors qu’il est au cœur du pouvoir. Le défunt Boudiaf l’a déjà fait en utilisant la formule «mafia politico-financière». Dès qu’il est passé de la parole aux actes, on sait ce qui lui est arrivé. Bouteflika est conscient des dangers qui le guettent, mais il a décidé d’assumer, comme il l’a dit lui-même, les conséquences de ses actions. C’est pourquoi il n’a pas hésité à citer les services de sécurité et les douanes, entre autres, comme moyens d’intervention de ces groupes politico-mafieux. C’est également pourquoi il a frappé dans le corps de l’Administration (22 walis radiés) ainsi que dans celui de la justice. En réalité, toutes les institutions sont gangrenées. Comme il n’y a pas un seul pôle d’intérêts mais plusieurs, les puissances (ou ce que l’on appelle sous le vocable de «pouvoir réel») qui ont gouverné jusque-là le pays ont trouvé une démarche plus ou moins consensuelle qui leur permet de cohabiter dans les opérations de mise à sac du pays. Cette cohabitation est à l’origine de la fameuse «politique des quotas». Celle-ci est utilisée pour procéder à la répartition des postes dans pratiquement toutes les institutions: portefeuilles gouvernementaux, hautes fonctions de l’administration ministérielle, places de wali, des responsables de la police et des douanes, des postes de magistrat etc, etc. Dans le créneau du commerce extérieur, le cercle des bénéficiaires des quotas est hermétiquement fermé. Avec la fin des monopoles étatiques, le commerce extérieur — on devrait plutôt dire les importations comme la vox populi qui parle de M. «import-import» — a été cédé à des monopoles privés. Ces derniers ont à leur tête de puissantes personnalités du régime. De ce fait, il est presque impossible de pénétrer la secte des importateurs. Tous les moyens sont bons pour dissuader les prétendants: cela va de la menace à l’attaque sournoise en passant par les obstacles douaniers et la disparition de cargaisons entières de marchandises. Ces pratiques sont maintenant tellement connues que l’on parle de M. «sucre», M. «café» et autre M. «céréales»... L’enjeu est, ici, colossal puisque l’essentiel de la consommation algérienne vient de l’étranger. Les grands agrégats du commerce extérieur indiquent l’ampleur des prétentions des barons de l’import-import. Comme l’appétit vient en mangeant, ils n’ont pas hésité à casser les secteurs plus ou moins encore productifs pour placer les produits qu’ils importent...
Pour pouvoir continuer leur détestable négoce, ils n’ont pas hésité à réduire au silence les laboratoires d’analyses et les services de contrôle de la qualité. Entre 1995 et 1998, la cohabitation de ces groupes d’intérêt a été dérangée par le poids pris par un clan sur les autres. En prenant trop de place sur l’échiquier des wilayas, en plaçant, grâce à Adami, trop de magistrats, en faisant systématiquement la chasse aux cadres (sur l’initiative du gouvernement) afin d’étendre davantage son hégémonie sur les entreprises étatiques, le courant du pouvoir mené par Betchine qui s’appuyait sur Zeroual cassa le sinistre consensus sur lequel était basée la répartition de la rente. Les clans entrèrent dans une guerre ouverte qui se calma avec la démission du président de la République. Les vainqueurs qui ne sont pas moins impitoyables que le groupe de l’ex-conseiller présidentiel sont maintenant face à Bouteflika. Si ce dernier s’appuie effectivement, comme il l’affirme, sur la population, les lions de l’ombre se transformeront assurément en chats de gouttière.”


III. QUELLES PERSPECTIVES ?

Abdelaziz Bouteflika semble avoir en mains les atouts nécessaires pour reconstruire le pays : une popularité à l’intérieur, une crédibilité internationale. Pourtant l’avenir reste incertain : le gouvernement des réformes n’est pas constitué, ceux qui avaient pris les armes contre l’Etat tardent à les rendre, la pression des problèmes divers (économie, enseignement, logement) ne cesse de monter, dans un contexte où le chef de l’Etat dit que “les caisses sont vides”.
La grande inconnue consiste à apprécier de quel pouvoir réel il dispose. Le rapport qu’il entretient avec la hiérarchie militaire (et maintenant, ses divers courants ou clans) sera déterminant. Quatre types d’issues sont envisageables : ou bien Bouteflika se lassera de lui-même s’il constate qu’il n’a pas les mains libres pour agir comme il l’entend : il a laissé entendre qu’il pourrait ainsi se retirer avant le 13 janvier, date fixée pour la fin de la période où les ralliements sont acceptés. Ou bien le pouvoirlui sera retiré : l’issue tragique de Boudiaf semble improbable, vu sa stature internationale, mais une pression telle que celle qui s’exerça sur son prédécesseur Liamine Zeroual. Ou bien il restaurera au profit des généraux un regime boumediéniste autoritaire. Ou bien il restaurera l’Etat et fondera la démocratie, mais par un chemin semé d’embuches, de contradictions, , suivant ainsi les traces de de Gaulle pour lequel il a exprimé son admiration à maintes reprises.

Le rapport à l’armée contient plusieurs dossiers délicats. Nous avons souligné celui de la corruption : pour le laisser agir en ce sens, les généraux voudront au moins s’assurer l’immunité, comme ce fut le cas en Amérique latine. Un autre dossier est celui des relations avec le Maroc. La réussite politique de Bouteflika nécessite une entente avec ce pays, et des pressions internationales s’exercent en ce sens. Mais la question du Sahara occidental demeure insoluble : l’armée algérienne, qui enregistra des échecs sur ce terrain, y voit son prestige engagé, et ne veut pas lâcher prise. Bouteflika, né à Oujda, est soupçonné de vouloir faire des concessions sur ce terrain, et ses tentatives de rapprochement avec le Maroc sont régulièrement sabotées. Un troisième écueil est constitué par les relations avec les mouvements “terroristes” : AIS et GIA. L’application de la concorde civile réclame des concessions difficilement acceptables par une armée qui, comme l’armée française autrefois, a conscience d’avoir remporté la victoire sur le terrain.

Le rapport avec les divers courants politiques suscite moins de problèmes, dans la mesure où peu d’entre eux représentent de véritables forces sur le terrain La plupart des partis reconnus ont éclaté face à l’attitude à adopter vis-à-vis du nouveau président. La tendance au ralliement (même opportuniste) l’a souvent emporté, et Bouteflika entend jouer sur le rapport direct aux masses (discours, referendum) pour marginaliser les partis.

L’attitude de ce qui fut le FIS est tout aussi imprécise. Un flottement sur l’attitude à avoir s’est fait sentir. Des appuis lui sont venus de ce côté, tant pour la présidentielle que pour le referendum de septembre. La difficulté pour les instances du FIS à se prononcer est à la mesure des déclarations divergentes du président. Le fait que Rabah Kebir ait appelé à voter oui au referendum ne le conduit pas à un accord généralisé. Dansun communiqué (site du FIS, http://www.ribat.org), il appelle à une solution qui
“a l'avantage de fournir un sentiment de justice et de non-duperie à toutes les parties et d'ouvrir les portes au
rétablissement de la cohésion sociale et de la concorde civile, ce qui nous a conduits à appeler le peuple Algérien à voter oui en faveur du projet de paix et de réconciliation proposé par le Président de la République....Nous considérons toute réconciliation qui tend à résoudre la crise en endossant au FIS les erreurs et les scandales de l'autre partie ou en adoptant des falsifications flagrantes....comme une réconciliation trompeuse quine peut conduire à la solution de la crise.”

Par ses discours, Bouteflika s’est démarqué de l’image du pouvoir FLN honni par les Algériens. Mais le passé du président, les liens qu’il conserve avec nombre de ses anciens ténors (Cherif Messadia, Larbi Belkheir,...) nuit à la crédibilité de ses propos. Il est de ce fait difficile d’apprécier quelle image de lui est perçue par la société. Il est certes porteur d’espoir, mais il est surtout attendu sur ses actes, qui pourront seuls venir à bout d’une incrédulité encore bien répandue. Le président est bien conscient de ces difficultés, lui qui déclarait à Europe I (rapporté par Le Matin, 6/11/99) :
“...je dois avouer que les problèmes de l'Algérie sont finalement plus difficiles que je ne le pensais. J'avais une vision trop optimiste. Je n'avais pas une vision objective de la situation. Maintenant que je suis dans le bain, j'ai une vision beaucoup plus claire de la gravité des problèmes à résoudre. La classe politique de ma génération est complètement dépassée. La génération montante ? C'est tomber de Charybde en Scylla… »



Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Tel. 33.1.60 23 62 88
Mail : gilbertgrandguillaume@yahoo.fr