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Compte-rendus
Germaine Tillion, une femme face à la barbarie |
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La Quinzaine littéraire, N°956, 1-15 novembre 2007, p.4-5.
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Le siècle de Germaine Tillion, Textes réunis par Tzvetan Todorov, Editions du Seuil, 2007,
828 pages, 30 €.
Germaine Tillion, Combats de guerre et de paix, Editions du Seuil, 2007, 384 pages, 21€.
Centenaire depuis le 30 mai 2007, Germaine Tillion aura traversé un siècle marqué
par la barbarie et participé à tous ses combats. Deux livres viennent marquer cette date et
rendre hommage à celle qui demeure une figure emblématique du XX° siècle.
Le premier ouvrage rassemble des textes de proches de Germaine Tillion, des articles
écrits par elle-même et des interviews auxquelles elle a répondu. Le second, intitulé Combats
de guerre et de paix, réédite en les complétant trois ouvrages parus, A la recherche du vrai et
du juste, L’Afrique bascule vers l’avenir, et Les ennemis complémentaires.
La personne et l’oeuvre de Germaine Tillion sont maintenant célèbres tant du fait de
ses propres publications que des biographies de Jean Lacouture, Tzvetan Todorov, Nancy
Wood , des nombreux articles de presse, et tout récemment d’un remarquable site internet1.
Elles sont largement reconnues, comme l’attestent les multiples décorations qui lui furent
attribuées : comme si, tout en lui rendant justice, celles-ci tentaient d’exorciser la culpabilité
surgie des catastrophes dont elle témoigne.
Sans tenter d’être exhaustif, rappelons seulement que Germaine Tillion, après des
études d’ethnologie, a effectué plusieurs séjours dans les Aurès en Algérie entre 1934 et 1940.
De retour à Paris au Musée de l’Homme, elle organise un réseau de résistance qui aboutit à
son arrestation par la Gestapo le 13 août 1942 (en même temps que sa mère) : elle est internée
en France et déportée le 21 octobre 1943, au camp de Ravensbrück dont elle sera sauvée le 23
avril 1945. Elle réintègre le CNRS, tout en se consacrant à la mémoire et au sort des déportés.
Elle ne tarde pas à s’associer aux enquêtes sur les camps de concentration, y compris ceux de
l’URSS. A la demande de Louis Massignon, elle revient en Algérie en 1954 pour une enquête
sur les populations, puis, chargée de mission auprès de Jacques Soustelle, elle crée les Centres
sociaux. Durant la guerre d’Algérie, elle multiplie les démarches et interventions pour sauver
des victimes de la répression et tenter de mettre un terme à la violence, comme ce fut le cas
dans sa célèbre rencontre clandestine le 4 juillet 1957 avec Yacef Saadi, responsable du FLN
à Alger . Publications, enseignement, colloques, missions se succèderont jusqu’à sa retraite en
1977 et au-delà. Ses principales publications, Ravensbrück et l’Algérie en 1957, ont fait
l’objet de plusieurs rééditions toujours complétées et remaniées. Le Harem et les cousins paru
en 1966 représente sa principale contribution à l’ethnographie méditerranéenne et à la cause
de la femme et elle fut prolongée par Il était une fois l’ethnographie2, qui rassemble des
éléments de sa thèse de doctorat disparue à Ravensbrück.
Deux tragédies : Ravensbrück, l’Algérie
Le séjour dans ce camp de la mort fut une terrible épreuve qui la marqua
profondément. Elle ne sait comme elle y survécut, disant elle-même : « Si j’ai survécu, je le
dois, d’abord et à coup sûr, au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes
et, enfin, à une coalition de l’amitié – car j’avais perdu le désir viscéral de vivre. » (Siècle
p.105)
Elle tient par son énergie, par son attention aux autres, par sa volonté de comprendre,
de prendre de la distance, par sa capacité à entrer en relation, par son humour. De ce long
cheminement avec l’horreur et la mort, Germaine Tillion témoigne dans un livre,
Ravensbrück, dans un souci de justice et de vérité. De cette tragédie, elle passe à une autre :
celle des camps de déportation en URSS. Elle en avait appris l’existence avant bien d’autres, à
Ravensbrück, par son amie Margarete Buber-Neumann3 (Siècle, p.262), venue d’un camp
stalinien à celui-ci. Elle apprendra à Moscou en 1992 qu’une autre de ses compagnes de
détention, comme bien d’autres semble-t-il, ne connut que vingt-quatre jours de liberté après
sa libération de Ravensbrück, avant d’être envoyée au goulag pour dix ans.
Dans la réédition de Ravensbrück en 1973 Germaine Tillion inséra en annexe, sous le
titre « Anciens SS en Algérie » le récit de Nelly Forget, employée dans les Centres sociaux en
Algérie, arrêtée et torturée par les parachutistes français : des Français exerçant contre les
Algériens les mêmes brutalités que les Allemands avaient infligées dans les camps et parfois
avec les mêmes mots. Dans ce récit, le seul à avoir manifesté un peu d’humanité à la victime
était un légionnaire allemand, ancien SS ( Combat, p.195 et Siècle p.162)…. Ce constat,
renouvelé à l’occasion de maintes exactions, Germaine Tillion le ressentit comme une honte
et comme une abomination. Dès 1954, elle avait revisité sa région d’enquête dans les Aurès
pour y constater un net effondrement économique et social qu’elle nommera
« clochardisation ». Bientôt s’y ajoutera le spectre de la brutalité et de la torture. Là encore
elle ne se décourage pas mais se dépense sans compter jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie en
faveur des victimes. Elle ne le fait pas au nom d’appartenances politiques, de choix
idéologiques, mais par humanité et soif de justice.
Cette attitude ne sera pas toujours comprise, loin de là.
L’incompréhension des « bien pensants »
Elle écrit à propos de David Rousset qui avait enquêté sur le goulag stalinien : « Pour
défendre le Juste et le Vrai, il faut parfois affronter de grandes souffrances pouvant aller
jusqu’à la mort (mais avec le soutien continuel et profond de rester ainsi les proches de nos
proches). Un autre courage est exigé quand Vérité et Justice exigent que nous affrontions
aussi nos proches, nos camarades, nos amis… » (Combats, p.223)
L’enquête qu’elle mène avec David Rousset sur le goulag lui vaut l’hostilité
déterminée des communistes, acharnés à en nier l’existence. Sa position lui vaut aussi les
critiques d’une ancienne compagne de camp, Hilda Synkova, députée communiste en
Tchécoslovaquie ( Combats p.210).
Elle sera encore plus blessée des attaques visant les positions courageuses qu’elle
prend en Algérie. La droite lui reproche de défendre le FLN, la gauche de ne pas l’aider. Bien
caractéristique à ce sujet est la position de Simone de Beauvoir, à laquelle Germaine Tillion
répondra tardivement (Combats p 723, Siècle p.221), qui écrit dans La Force des choses 4:
« Nous avons tous dîné chez Marie-Claire en mettant en pièces l’article de Germaine Tillon
(sic) que nous tenons, Bost, Lanzmann et moi, pour une saloperie. » L’article en question,
publié dans l’Express en septembre 1958, était le récit par Germaine Tillion de sa rencontre
secrète avec Yacef Saadi, réalisée au péril de sa vie, en vue de mettre en terme à la violence à
Alger : arrêt des attentats du FLN contre les civils en échange de la suspension de l’exécution
des militants condamnés à mort par les tribunaux français, obtenant ainsi une trêve civile
passagère.
A cette « intelligentsia parisienne aux propos théoriques et souvent démagogiques », à
ces intellectuels « encravatés », elle exprime les mobiles qui la font agir hors de l’esprit
partisan : « Il se trouve que j’ai connu le peuple algérien, et que je l’aime ; « il se trouve »
que ses souffrances, je les ai vues, avec mes propres yeux, et « il se trouve » qu’elles
correspondaient en moi à des blessures ; « il se trouve » , enfin, que mon attachement à notre
pays a été, lui aussi, renforcé par des années de passion. C’est parce que toutes ces cordes
tiraient en même temps, et qu’aucune n’a cassé, que je n’ai ni rompu avec la justice pour
l’amour de la France, ni rompu avec la France pour l’amour de la justice. C’est aussi pour
cela, précisément pour cela (je veux dire : parce que je ne parle pas par ouï-dire), que je
déteste donner des leçons de morale. J’ai dû, par contre, en subir beaucoup trop. » (Combats,
p.725)
L’empathie comme mode de connaissance
Germaine Tillion est différente de l’intellectuel universitaire typique. Comme le dit
Olivier Mongin, « elle ne s’est jamais cachée derrière les contraintes du travail savant ou
l’objectivité de la recherche pour se retirer du monde et taire ses convictions » ( Siècle
p.260). Si elle connaît les théories, elle ne cherche pas à les plaquer sur la réalité. Elle part de
l’observation concrète, situe bien l’observateur et l’observé, tout en instaurant une relation de
proximité fondée sur l’empathie. L’ethnographie, c’est cela : d’abord connaître l’autre, puis
chercher à comprendre, tout en sachant que l’explication n’est pas définitive. C’est cette
attitude intellectuelle de base qu’elle transposera plus tard dans le contexte de Ravensbrück et
qui lui permettra d’y survivre. Avec son ouvrage Le Harem et les cousins, elle passera à la
théorisation sur le thème de l’endogamie. Même dans ce cas elle a quand même un objectif
concret : car ce qu’elle a observé derrière les concepts, c’est l’avilissement des femmes, un
avilissement dont toute la société est responsable, aussi bien les femmes que les hommes.
C’est le thème central de ses interrogations. Pour un tel objectif l’action concrète a sans doute
beaucoup plus d’importance que l’affinement des concepts, thème sur lequel bien des
interviewers viennent l’importuner. Heureusement, dans ce cas comme dans les situations
dramatiques qu’elle a traversées, elle dispose d’une arme souveraine : l’humour, cette force
qui permet de prendre du recul par rapport au réel et à soi-même. Des multiples exemples qui
en sont fournis dans les deux livres, citons celui-ci : au moment de son arrestation à Paris en
1942, dans le bureau de l’officier de la Gestapo qui s’apprête à l’interroger, elle se souvient de
cette histoire : « Une petite histoire m’est revenue en tête. Deux Africains sont assis au bord
du Niger. Ils n’osent pas traverser à cause des crocodiles. L’un dit : « Ne t’en fais pas. Dieu
est bon. » L’autre répond : « Et si Dieu est bon pour le crocodile ?» Ca a achevé de me
structurer, car j’ai pensé : aujourd’hui, Dieu a été bon pour le crocodile. » (Siècle p.178).
L’épisode le plus connu est toutefois le Verfûgbar aux Enfers qu’elle composa à Ravensbrück
pour tourner son enfer en dérision.
Pourquoi la barbarie ?
Germaine Tillion, même et surtout dans les situations les plus critiques, a toujours
cherché à comprendre et cette volonté est l’acte humain par excellence, qui lui garantit sa
nature voire son existence. Derrière ses vécus les plus divers selon les lieux et les temps, se
profile toutefois cette question lancinante : pourquoi la barbarie et comment y faire face, une
barbarie qui semble faire retour dans un monde qui se considérait comme civilisé, et qui s’est
présentée à elle sous la forme hideuse des camps d’extermination. Dans sa première version
de Ravensbrück, elle a d’abord cru que c’était une exception allemande, que ce serait
impossible en France. Puis est venue la guerre d’Algérie et dans la seconde version de
Ravensbrück l’illusion s’est dissipée : « J’ai cédé comme beaucoup à la tentation de formuler
des différences… : ils ont fait ceci, nous ne le ferions pas… Aujourd’hui, je n’en pense plus un
mot, et je suis convaincue au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri d’un
désastre moral collectif. » (Siècle, p. 162)
Derrière cette personnalité souriante, affable, c’est tout le tragique de ce XX° siècle
qui est évoqué, une barbarie qui ne cesse de se prolonger jusqu’à nous et à laquelle nous
n’avons toujours ni réponse ni remède.
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1 www.germaine-tillion.org
2 voir La Quinzaine littéraire, N° 780 du 1er mars 2000.
3 Margarete Buber-Neumann, Prisonnière de Staline et d’Hitler, Seuil, 1988.
4 Simone de Beauvoir, La Force des choses, Gallimard, 1963, p. 462 |
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