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Compte-rendus
LIBERER L’ISLAM DE SA GANGUE JURIDIQUE |
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La Quinzaine littéraire, N°897, 1er -15 avril 2005, p.17-18.
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Abdelmajid Charfi, L’islam entre le message et l’histoire, traduit de l’arabe par André Ferré,
Paris, Albin Michel, sept.2004, 230 p., 18,50 €.
Dans l’islam, l’inspiration prophétique initiale appelant à la libération d’une conscience
individuelle a été rapidement détournée en légitimation du pouvoir politique, puis formalisée
en corpus juridique intouchable. Un savant tunisien, croyant et éclairé, tente à l’aide des
sciences modernes d’en démêler l’écheveau.
Parmi les innombrables publications sur l’islam dont le public est abreuvé, le livre de
Abdelmajid Charfi mérite une mention spéciale. Cet universitaire tunisien nous y livre les
fruits de trente années de réflexion sur la question, son travail n’est donc pas le fruit des
soubresauts de l’actualité ni l’expression d’une complaisance entendue . L’auteur qui ne cache
pas son adhésion à la foi musulmane, mais estime que celle-ci l’incite à mettre en oeuvre sa
liberté de réflexion, a voulu appliquer les ressources des sciences modernes à l’islam
d’aujourd’hui. En effet, dit-il, dans des sociétés qui sont souvent affectées d’un retard culturel,
la parole est souvent monopolisée par des « docteurs » enfermés dans le cadre des sciences
traditionnelles et bien décidés à y rester, persuadés qu’ils sont que la seule adaptation possible
à la société moderne consiste en un retour à un islam mythique des origines, ancré dans un
contexte social et politique différent, et bien plus, façonné au service d’un conservatisme
social et politique. Bien au fait de la façon dont d’autres monothéismes ont traité, plus ou
moins bien, cette question de l’adaptation du religieux au monde moderne, il porte un regard
objectif sur ce qui est ordinairement considéré comme tabou : le texte du Coran, les sources
traditionnelles, pour en faire ressortir un message fondamental de liberté de penser dans le
cadre d’une foi ouverte. Bien d’autres avant lui qui ont tenté cette aventure ont suscité la
haine de ceux qui utilisent cette religion à des fins de domination, certains y ont laissé leur
situation, voire leur vie : les conditions actuelles permettront peut-être à ce message d’être
entendu. A cette fin l’auteur a tenu à ce que son livre soit d’abord publié en arabe à l’intention
de ceux qu’on enferme trop souvent dans un cercle de réflexion étroit. La traduction en
élargit l’accès à ceux qui, croyants ou non-croyants, sont en quête d’une voie et d’un outil
crédibles pour comprendre un islam que l’actualité leur présente sous un jour toujours plus
fantaisiste.
Un prophète inspiré mais comment ?
En ce qui concerne le fondateur de l’islam, l’auteur s’écarte de l’image hagiographique forgée
par la suite. Mohammed a bien pratiqué les cultes de la Mecque dans sa jeunesse, et c’est
progressivement qu’il s’est senti investi d’un message. Pour l’auteur le prophète le ressent
comme lui venant d’ailleurs, de Dieu par l’intermédiaire de Gabriel ou de son entourage, mais
ce sont des métaphores qu’il traduit en mots dans une langue arabe : « Gabriel a apporté les
significations et Muhammad les a comprises et les a exprimées dans la langue des Arabes
(p.42) », dit le grand exégète al-Suyûtî. Ce ne sont pas les mots qui sont divins comme
certains le prétendent encore aujourd’hui, mais les significations qu’ils traduisent. Par le fait
même sont à rejeter des siècles d’une interprétation littérale étroite qui constitue aujourd’hui
le lit de l’islamisme. Quant aux orientations de base du message, elles sont universelles, faites
d’un appel incessant à la foi et à la raison, à l’exercice de la responsabilité individuelle et à la
fraternité, dans des termes parfois adaptés à ces sociétés frustes dans lesquelles il introduisait
un minimum de loi, mais qui peuvent se traduire autrement dans d’autres contextes sociaux et
culturels.
Un message détourné par le politique
A. Charfi explique que la suite historique donnée au message initial n’était pas fatale, mais
qu’elle a été déterminée par des conditions politiques bien précises. Tout commence au
lendemain de la mort de Muhammad qui n’a rien prévu pour sa succession. Les jeux pour le
pouvoir iront en s’accentuant par la suite, jusqu’à dégénérer dans les grandes luttes fratricides
de la Fitna. Le message est détourné en moyen de légitimer ceux qui s’arrogent le pouvoir.
L’auteur est peut-être le premier musulman à oser affirmer que ces conquêtes – souvent
présentées comme la gloire de l’islam sinon la preuve de la véracité de son message - furent
en réalité une catastrophe pour la nouvelle religion. Elles apportèrent un afflux d’esclaves, de
richesses, de territoires qui générèrent une corruption généralisée et un climat de violences
(Les historiens de notre temps en diront probablement autant du pétrole pour les sociétés
arabes contemporaines). Elles constituaient surtout un démenti cinglant au message d’égalité
en consacrant la domination de l’élite sur la masse et de l’homme sur la femme. L’auteur
ajoute qu’elles n’étaient pas le seul moyen possible d’expansion de l’islam, puisque celle-ci
s’est réalisée et se poursuit bien mieux par des moyens pacifiques dans le monde non-arabe.
Un islam asservi
Cet empire arabe a nui à la religion en ce sens qu’il ne l’a pas servie mais asservie. Le pouvoir
politique a utilisé à cet effet la corporation des juristes (fuqahâ’) chargée de maintenir le
peuple dans le conformisme, à seule fin de pérénniser son pouvoir en l’habillant de la
légitimité islamique. En place de la fonction de « pasteur » préconisée par Muhammad, « les
fuqahâ’ reconduisirent un modèle impérial dont ils chantaient les louanges, voyant dans le
prince un être exceptionnel qui n’avait point de comptes à rendre. En échange de cette
allégeance, ils avaient la haute main sur la réglementation de la vie sociale et sur les
relations entre les individus et entre les groupes, grâce à un rituel immuable (p.170) ».
Cette situation qui a traversé les siècles se poursuit encore aujourd’hui où les fonctionnaires
de l’islam (mufti et autres) nommés par le pouvoir en sont les soutiens fidèles, se gardant bien
de lui rappeler les exigences de l’islam en matière de droits de l’homme même lorsque leur
violation est évidente comme c’est le cas dans la plupart de ces régimes.
Des écrits pétrifiés
En s’arrogeant un monopole de l’interprétation des textes au détriment d’un libre accès
individuel au texte du Coran, les juristes ont figé certains corpus en fonction non seulement
des situations où ils se trouvaient, mais aussi des options idéologiques auxquelles ils
souscrivaient. Si certaines des institutions qu’ils consacrèrent autrefois, comme l’esclavage,
sont aujourd’hui reconnues obsolètes, ce n’est pas le cas de toutes. L’auteur cite le cas de la
polygamie comme type de mauvaise approche du texte coranique par les juristes : « On en
trouve un exemple flagrant dans leur interprétation du verset 3 de la sourate al-Nisâ’. En
effet, d’une part ils ont nettement forcé le sens de la phrase en séparant la conditionnelle « Si
vous craignez d’être injustes envers les orphelins » de la principale : « épousez deux, trois ou
quatre femmes ». Ils contreviennent ainsi aux règles les plus élémentaires de la grammaire et
de la logique. D’autre part, en autorisant quatre femmes dans tous les cas, ils n’ont pris en
considération ni le sentiment de la femme, qui doit partager son mari avec d’autres, ni la
différence d’âge éventuelle entre les époux, ni l’inégalité sociale qui pénalise la femme, ni le
sort des enfants et leur éducation dans une atmosphère de querelle entre les coépouses.
Surtout, ils ont ignoré tous les versets qui fondent une éthique du mariage selon la perspective
coranique : confiance mutuelle entre les conjoints, tendresse, miséricorde, douceur et justice.
Ils ont ignoré encore la raison véritable qui a autorisé la polygamie, à savoir la crainte d’être
injuste envers les orphelins, condition qui en limite la portée. Ils n’ont fait, ici comme en
d’autres circonstances, que justifier une pratique en vigueur dans la société et défendre des
valeurs contraires, répétons-le, aux valeurs coraniques et ayant pour seule garantie le
consensus et non une prétendue application du texte. Autrement dit, le problème n’est pas ici
de considérer le Coran comme l’une des sources de la législation, mais la façon de s’y
référer, de le traiter et de l’interpréter. S’agit-il d’une interprétation conforme à son esprit et
à sa logique interne, ou bien d’une interprétation littérale d’un certain nombre de versets
qu’on traite à sa guise, bien qu’on pense (ou qu’on prétende) traduire fidèlement la volonté
divine et la sagesse du Très-Haut ? (p.173-174) ».
C’est à partir de telles interprétations que l’islam est privé des moyens de sa valorisation :
« Le comble de tout cela, c’est que les musulmans ont conçu le message à l’image de leurs
passions, de leurs aspirations et de leurs intérêts, si bien que l’islam en est arrivé à être
synonyme de l’oppression de la femme, de sa dévalorisation et de son confinement derrière
les murs épais de sa maison. On rend l’islam responsable de dénier à la femme les droits
humains les plus élémentaires : l’enseignement et le travail. On se sert de lui pour affirmer
une identité mal assurée qui s’exprime à travers l’obligation faite aux jeunes filles de porter
le voile (p.120) », une « obligation » qui, précise l’auteur, s’appuie de façon abusive sur deux
versets (33,59 et 24,31) relatifs à des situations très spécifiques.
Une tradition fabriquée par des hadith forgés.
Il n’y a pas que le Coran. Dans son entreprise d’institutionnalisation de l’islam, qui a
abouti à un corset de prescriptions, de dogmes, de rites, la tradition s’est appuyée sur de soi-
disant « dits du prophète » dont il est reconnu par les docteurs eux-mêmes qu’un grand
nombre d’entre eux , sinon la plupart, ont été fabriqués tardivement pour venir confirmer les
positions voire les intérêts de tel courant politique ou idéologique. C’est sur de tels textes
(nommés hadith, dont l’ensemble constitue la sunna, la tradition) que se sont appuyés dans le
passé les juristes (fuqahâ’) et s’appuient encore aujourd’hui les traditionalistes, pour imposer
aux musulmans toutes sortes d’obligations ou d’interprétations, qui ne sont que reprises de ce
qui fut inventé autrefois, puis confirmé comme Tradition : « Le cas du hadith est vraiment
étonnant : il a conservé ce que le Prophète avait précisément interdit de consigner, en
demandant de ne mettre par écrit que le Coran ; ce qui lui enlève toute légitimité (p.192) ».
Or une grande partie des musulmans, fourvoyée par ses « guides », traite le hadith à l’instar
du Coran en le mettant sur le même pied que lui.
Devant une religion qui est un repère pour des millions de croyants, Abdelmajid
Charfi s’emploie avec courage et lucidité à démêler le bon grain de l’ivraie. Il en reconnaît
d’abord la diversité : il n’y a pas un islam, mais des islam qui se sont adaptés à des
populations et des conditions diverses. Le problème est pour l’auteur de permettre à chacun, à
une époque où la liberté de l’individu s’affirme, de trouver accès à des principes essentiels
compatibles avec la vie moderne. Mais quelle autorité a-t-il pour le faire ? Il n’y a pas de
papauté en islam, pas de clergé officiellement chargé de guider l’interprétation. Certes des
personnages tendent à occuper cette place : des mufti délivrant des fatwa. Mais, fonctionnaires
ou partisans, ils ne sont crédibles, comme tout musulman, qu’en fonction de leur savoir, non
de leur position. Or la société moderne, toujours avide de « références », a tendance à les
créditer d’une autorité qui généralement aboutit à verrouiller la tradition. N’a-t-on pas vu
récemment un ministre des cultes français aller consulter le mufti du Caire pour lui demander
son avis sur le port du voile par les musulmanes de France ? De telles aberrations sont
malheureusement fréquentes. En réalité chaque musulman doit compter sur lui-même, et le
renouveau ne peut venir que des esprits libres capables de libérer l’islam d’une histoire qui
pèse lourdement sur lui.
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