Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Compte-rendus
ISLAM : COMMENT S’Y RETROUVER ?
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La Quinzaine littéraire, N°838, 16-30 sept. 2002, p.23-24

Olivier Roy, L’islam mondialisé. Seuil, 2002, 215 pages.
Bernard Lewis, Que s’est-il passé ? L’Islam, l’Occident et la modernité. Gallimard, le débat, 2002, 227 pages.

L’islam : comment s’y retrouver, et d’abord dans les publications. Après son essai précédent 1 qu’il ne renie pas, Olivier Roy exprime son point de vue après les évènements du 11 septembre 2001. Ces derniers constituent pour les éditeurs une manne dont ils usent et abusent.
Gallimard présente une traduction d’un ouvrage du célèbre orientaliste américain Bernard Lewis, sous le titre Que s’est-il passé ? qui suggère une réflexion sur le 11 septembre : le lecteur sera déçu, car l’ouvrage rassemble des conférences données entre 1980 et 1999. S’y ajoute la complaisance bien française qui transforme le titre anglais What Went Wrong ? en une interrogation engageante : en réalité l’auteur s’interroge, sans complaisance cette fois, sur ce qui a mal tourné dans l’histoire de l’Islam pour le faire passer d’une civilisation brillante au triste état dans lequel il se trouve aujourd’hui. Cette analyse de type culturaliste que l’érudition de l’auteur, spécialiste du monde turc, rend séduisante présente une civilisation devenue apathique, incapable de tirer parti de l’apport de l’Occident et de plus en plus engoncée dans l’autoritarisme de ses régimes et le conservatisme de ses théologiens. On peut être agacé par l’antipathie sous-jacente de l’auteur pour son sujet, accablé par l’accumulation d’échecs qu’il souligne, irrité par l’explication culturaliste peu prisée de nos jours, mais le savoir d’un tel historien doit être pris en considération.

Comment s’y retrouver pour les musulmans, quand la question pour eux devient « comment se retrouver », à travers les identités multiples : musulmane, nationale, ethnique, surtout quand l’émigration a coupé l’individu de toutes ces attaches et le laisse désemparé dans des sociétés où, en dépit des dénégations répétées, l’islam est associé à l’insécurité, voire au terrorisme. A eux, à tous, et en particulier aux responsables politiques qui ne cessent d’accumuler les faux-pas sur la question, le livre d’Olivier Roy apporte les éléments d’une réflexion approfondie, à ceux du moins qui supporteront son anticulturalisme forcené et le caractère péremptoire de ses affirmations (« il n’y a pas de démocratie sans droit à la bêtise »,dit-il p.210). Ce politologue, qui s’informe en permanence de l’évolution des sociétés musulmanes en leurs territoires, leurs hommes, leurs publications, leurs sites Internet, apporte les bases d’une réflexion neuve, qui permet de sortir du moule étriqué dans lequel nombre de sources médiatiques enferment leurs lecteurs et des préjugés qu’elles leur inculquent. La thèse qu’il développe, face à la réislamisation du monde, est que « la forme d’islamisation post-islamiste correspond non à un déclin de la religion, mais à une forme de laïcisation de l’espace dans lequel les pratiques religieuses se développent. La contradiction entre le retour de l’islam et l’échec de l’islamisme n’est qu’apparente. Le développement de l’islamisme a donc eu un effet paradoxal : celui de renforcer le champ politique au détriment du religieux. Ou plus exactement d’accentuer l’autonomisation du religieux par rapport au politique. La réislamisation se fait désormais en dehors du jeu du pouvoir (p.44). » Cette « réislamisation en trompe-l’œil » mérite quelques explications.
Elle est un effet de la mondialisation, qui se traduit par la diffusion massive des produits, idées, valeurs de l’Occident et elle est intimement associée à l’individuation, qui défait les attaches des individus à leurs environnements natifs et les relie à un univers imaginaire. Elle se déroule sur deux théâtres : en priorité, dans les milieux d’immigration en Occident, mais aussi dans les pays musulmans, où le même processus est à l’œuvre.

D’où vient ce renouveau de l’Islam ? Une première phase (les années 1970-1980) a l’Arabie saoudite comme agent principal. Dotée de moyens colossaux par les pétrodollars celle-ci a diffusé massivement dans les pays musulmans la forme d’islam conservateur (le wahhabisme) qui est le pilier de la monarchie. Elle faisait ainsi barrage contre ses principaux ennemis idéologiques et politiques : le communisme, le nationalisme arabe (baathisme) et le chiisme, institutionnalisé en Iran. Avec ou sans son appui, la majorité des pays arabes ont suivi la même politique, notamment l’Egypte, l’Algérie. Mais cette arme dangereuse s’est retournée contre ceux qui l’utilisaient : les mouvements islamistes ont débordé leurs commanditaires.
S’amorce ainsi une nouvelle phase qui va se dérouler sur deux plans. Des mouvements islamistes critiquent les pouvoirs musulmans corrompus et s’en détachent : c’est l’islamisme qui apparaît sous diverses formes dans la plupart des pays, particulièrement en Egypte, en Afghanistan, en Algérie, dopé par la révolution islamique de l’imam Khomeini. Ces mouvements islamistes se divisent en deux courants, généralement antagonistes : certains veulent rétablir la pureté de l’islam par la prédication (la da’wa), d’autres veulent imposer la société islamique par la lutte (le jihâd) pour prendre le pouvoir soit par des moyens légaux (c’est le cas du FIS en Algérie), soit par la violence (les GIA en Algérie). Ces mouvements minent la légitimité islamique des régimes en place : ceux-ci vont donc s’engager dans des politiques de réislamisation pour conserver leur pouvoir : ceci se passe en Egypte, en Algérie (code de la famille de 1984, arabisation totale en 1991). C’est ce qui se passe aujourd’hui encore dans la plupart des pays musulmans. La réislamisation est donc activée à partir de deux sources puissantes : sous la pression de courants islamistes qui les taxent de « mécréance » (kufr), des pouvoirs politiques se réclamant de l’islam multiplient les mesures inspirées de la loi islamique traditionnelle (chari’a). Ce faisant ils renforcent leur impopularité auprès de la partie de leurs opinions sensibles à la modernité, et auprès de l’opinion publique mondiale qui supporte mal ce conservatisme, surtout lorsqu’il va à l’encontre des droits de l’homme reconnus. C’est d’ailleurs une course sans fin car, comme le remarque Olivier Roy, ce que veulent les islamistes, c’est l’abolition de toute loi hormis la chari’a, ce qui représente la négation de l’ Etat. Les évènements consécutifs au 11 septembre ont mis à jour la contradiction dans laquelle se trouvent, à propos de l’islam, tous les pouvoirs musulmans, et principalement le Pakistan et l’Arabie saoudite : régimes impopulaires parce que dictatoriaux, ils ont besoin de l’appui des USA pour se maintenir, mais ils doivent combattre un islamisme qu’ils ont soutenu et en satisfaire les requêtes pour ne pas se décrédibiliser auprès de leurs opinions publiques, ce qui les entraîne dans un double jeu dont on ne peut prévoir l’issue.
Cette situation conduit les islamistes de nos jours à considérer que l’islam n’est respecté dans aucun pays, y compris ceux qui se disent musulmans. La tradition distinguait les pays où l’islam était majoritaire (dar al-islâm) et ceux où il était minoritaire (dar al-harb, pays de la guerre, à conquérir par l’islam). La patrie des musulmans était le premier, la vie dans le second plutôt déconseillée car faisant courir des dangers pour la foi. Les islamistes d’aujourd’hui considèrent qu’ils n’ont plus de patrie : autrement dit, leur patrie, c’est le monde : autre visage de la globalisation.

Réislamisation et quête identitaire
Le passage à l’Ouest entraîne une coupure dans la religiosité musulmane, une perte de l’évidence du fait de la rupture avec la communauté ethnique, de l’absence d’autorités religieuses reconnues, et de la perte de la coercition et du conformisme social : de tradition la religion devient une question de choix et de foi, c’est-à-dire une question individuelle. Quelle norme désormais adopter ? A cette demande d’identité religieuse, s’offrent deux réponses. Pour un courant d’islam libéral, le but est d’assurer à chacun le salut et le bonheur. Cet humanisme musulman reprend les valeurs de l’individu dans le cadre de la mondialisation. L’autre réponse est celle qu’Olivier Roy nomme le néo-fondamentalisme : cet islam pour musulman vivant en émigration (mais pouvant aussi bien convenir à ceux qui vivent dans les pays musulmans) accentue les coupures et l’individuation. Il renie tous les liens antérieurs : liens de l’origine ethnique ou nationale, de la langue, mais aussi de formes particulières de pratique religieuse, régionale. Pour ce néo-musulman (born again muslim), la religion est un code qui se définit par le licite et l’illicite, et non plus une culture. Bien plus, il refuse toute culture, tant d’origine qu’occidentale. L’islam nouveau relie l’individu à une communauté imaginaire, la oumma, par un lien universel qui est la pratique de ce code. Celui-ci fourmille de prescriptions précises concernant l’ensemble de la vie concrète : nourriture, port de la barbe, vêtement, prière, comportement (comme ne pas serrer la main des femmes). Elles sont diffusées par des écrits, des sites Internet, des prédicateurs autodidactes : un des livres les plus lus en France est celui de Qaradawi . Ces pratiques correspondent à un affichage de marqueurs sociaux destinés à isoler des communautés strictement religieuses, refusant toute recomposition néo-ethnique, de même qu’elles limitent fortement les relations sociales avec les non-musulmans. Mais par ce code-kit de prescriptions praticables partout, ce néo-fondamentalisme entre de plain-pied dans le processus de globalisation : c’est l’islam du fast-food assorti de halâl.
Ces analyses vivifiantes d’Olivier Roy, dont il faut lire le détail, mettent à jour deux lignes d’évolution de l’islam. Dans les Etats musulmans, un islamo-nationalisme tente d’intégrer des traditions religieuses à une identité nationale pour en tirer une légitimation. Dans ces Etats, et encore plus en émigration, cette idéologie est rejetée au nom d’un néo-fondamentalisme, dont la version jihâd a échoué avec l’opération du World Trade Center faute de stratégie globale, mais dont la version da’wa prospère en se coulant dans la mondialisation et en utilisant ses modèles. Mais a-t-on dit ainsi le tout de l’islam ? Certes, pour certains le but est atteint : « la réislamisation peut poser des problèmes de sécurité et de société, mais elle n’est pas une menace stratégique. (p.204). » On peut aussi comprendre l’agacement de l’auteur devant la surabondance des discours incompétents et simplistes. Mais la prédominance des politologues dans les écrits sur la question, qui correspond aux préoccupations stratégiques de l’heure, laisse perplexe et on a peine à imaginer que des courants culturels forts comme l’islam ne laissent pas de traces plus profondes dans l’évolution des sociétés, comme c’est le cas pour les fondements chrétiens de l’Occident. Qualifier toute extension de la réflexion au-delà du palpable et du contemporain de « visions culturalistes et essentialistes » est un point de vue réducteur que ne partageront ni les historiens ni les anthropologues ni ceux qui ont approfondi la connaissance de la civilisation née de l’islam. Cette remarque n’atténue en rien l’intérêt de l’ouvrage d’Olivier Roy, qui représente sur son terrain une référence indispensable.

1 L’échec de l’Islam politique, Seuil, 1992, 249 pages.


Gilbert GHrandguillaume

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