Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Compte-rendus
ISLAM, ISLAMISTES, MUSULMANS ET POLITIQUES AMERICAINS
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, La Quinzaine littéraire, N° 831, 16-31 mai 2002, p.20

Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’Islam. Seuil, 2002, 223 pages
Mohammed Talbi, Gwendoline Jarczyk, Penseur libre en Islam. Albin Michel, 2002, 426 pages.

Dans le sillage des événement du 11 septembre, Abdelwahab Meddeb, islamologue bien connu par ses publications, la direction de la revue Dédale et ses émissions sur France-Culture, tente d’instituer un langage de vérité sur « la maladie de l’Islam » : expression bien curieuse en vérité : qui a décidé que l’Islam était malade ? la gestation est-elle une maladie ? en quoi les « malades » auteurs des attentats ont-ils vocation à incarner l’Islam ? Mais puisque de maladie il est question, informons-nous du diagnostic : il y est question de causes internes et de causes externes. Dans les premières, l’auteur s’interroge sur le long cheminement, à travers l’histoire, d’une pensée conservatrice qui vient régulièrement étouffer les élans d’une pensée vivante, qu’elle soit rationnelle (les Mo’tazilites), religieuse (les grands mystiques), moderniste (les réformistes de Mohamed ‘Abduh). Une mention spéciale pour le courant wahhabite, enraciné dans Ibn Taymiyya, développé en Arabie Saoudite au XVIIIème siècle, relancé au XXème par la fondation de l’Etat d’Ibn Saoud, et propulsé par la richesse pétrolière en propagandiste de l’intégrisme. Cette recherche d’une sorte de vice interne à l’Islam, d’une fatalité inhérente qui conduirait le mouvement de la populace (‘amma) à toujours l’emporter sur une élite (khassa), d’ailleurs loin d’être toujours éclairée, a-t-elle des chances d’aboutir ? A.Meddeb est trop averti pour tomber dans cette forme de culturalisme, mais son exposé, tout gorgé de cette érudition qu’il affectionne, n’apporte pas de réponse à la question qu’il pose. Ne vaudrait-il pas mieux analyser à chaque époque le nouage du religieux et du politique et sortir de la vision stéréotypée de l’Islam qui nous est assénée de tous côtés. Il faudrait aussi se demander pourquoi, à notre époque ces grandes figures de l’histoire, ces penseurs hardis, ces guides mystiques, sont tellement absents de l’islam vécu par les masses, pourquoi une civilisation si riche en virtualités voit ses valeurs tenues sous le boisseau. N’est-ce pas aussi parce que ses élites qui pourraient les lui rapporter sous une forme crédible, intelligible dans leur langue, trouvent plus de satisfaction à briller au sein d’une opinion occidentalisée, laissant leurs sociétés se repaître de la littérature de « trottoir » que leur déversent sans scrupule les « semi-lettrés » qui leur servent de guides ? Mais il est aussi des causes externes : un Islam « inconsolé de sa destitution » dans l’époque moderne, l’humiliation de l’ère coloniale prolongée par l’impérialisme globalisant, qui font de chaque société musulmane une marmite bouillonnante prête à exploser face à un régime oppressif fort de l’appui occidental. Sans doute, mais on est là dans un autre domaine, sauf à constater que l’Islam, par son face-à-face historique avec l’Occident, se trouve représenter le seul bloc de valeurs susceptible d’être opposé à l’impérialisme mondial. Du moins les masses le croient-elles. Car cet Islam « offensif » est plus proche de son adversaire qu’il n’y paraît, et c’est là un des points forts de la réflexion de Meddeb. Certes la presse de l’après-11 septembre a mis à jour la profonde connivence des politiques américains et des mouvements intégristes jusqu’à ce qu’éclate la catastrophe. Mais l’auteur va plus loin et décèle une similitude entre américanisme et wahhabisme. L’identité américaine se fonde sur une double allégeance à la communauté (ethnique, religieuse) et à l’Etat : « Ce qui constitue l’être américain, ce sont d’une part la dualité de l’appartenance, d’autre part le rabattement de toutes les fois religieuses sur un sentiment unique. Peut-être cette structure est-elle partout transposable et autorise-t-elle le wahhabite à être un excellent et authentique participant à l’américanisation du monde(p.88). Un être « bifide », qui « archaïque dans sa foi, brillant technologue du marché », peuplerait l’Arabie saoudite comme l’Amérique, et pourquoi pas, peu à peu, le monde entier ?

C’est un autre Islam que nous révèlent les réponses de Mohammed Talbi à Gwendoline Jarczyk qui l’interroge. Mohammed Talbi est l’un de ces intellectuels tunisiens qui, dans un contexte politique difficile, ont su allier une pensée philosophique et historique indépendante du conservatisme dominant, et une position politique libre face à un pouvoir abusif. Mohammed Talbi a un long parcours intellectuel qui s’enracine au cœur des sources arabes, de l’histoire du monde arabe, et il apporte le témoignage d’une foi qu’il revendique en elle-même et dans le cadre du dialogue islamo-chrétien. Ceux qui partagent sa foi y trouveront ce dont ils peuvent rêver : un islam tolérant, ouvert, capable de prendre sa place sans complexe dans le monde moderne. Mais il faut lire aussi les pages où Mohammed Talbi raconte son long combat pour la démocratie et les droits de l’homme dans son propre pays, face à la dictature de Ben Ali : le témoignage d’un homme sincère, courageux, qui raconte comment il a surmonté sa peur, comment il doit lutter contre la lâcheté à l’intérieur, mais aussi contre les complicités extérieures qui voudraient faire croire que « la Tunisie n’est pas mûre pour la démocratie », comme le reste du monde arabe. Il y a de l’espoir pour l’Islam et pour la démocratie tant qu’il se trouvera des hommes de cette trempe.



Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

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