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Compte-rendus
L’AUTRE ALGERIE DE MOHAMED HARBI |
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Esprit, N°2, février 2002, p.220-223
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Mohamed Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques . Tome 1 : 1945-1962..La Découverte, 2001,420 pages.
Quel genre de livre Mohamed Harbi a-t-il voulu écrire ? Un auto-panégyrique comme ceux qui fleurissent chez les anciens de la lutte pour l’indépendance algérienne ? Des compléments aux nombreux documents qui n’auraient pas trouvé leur rubrique dans ses ouvrages antérieurs 1 ? Un témoignage sur ce que fut la vie d’un militant ? Ou simplement s’agit-il d’une autre façon d’envisager une biographie. L’auteur s’en explique lui-même : il veut « éclairer des devenirs »2 à partir, non d’un vécu particulier, mais d’un vécu collectif, en racontant une histoire, il veut raconter l’Histoire. Chacun pourra juger à quel point il y réussit.
Cette biographie s’étend de la naissance de l’auteur, en 1933, à El-Arrouch, dans la région de Skikda, jusqu’en 1962, date de l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Un autre ouvrage viendra compléter les années suivantes. Issu d’une famille de notables, M.Harbi ne fait pas l’expérience de la coupure des communautés algériennes et européennes ni celle du racisme colonial. D’un environnement familial plutôt réformiste, il passera à un engagement plus radical dans les rangs du MTLD, alors qu’il est encore lycéen. Il ira poursuivre ses études à Paris, où il se retrouvera parmi les militants étudiants. Il sera ensuite membre de la fédération de France du FLN, mais son esprit critique le conduit à prendre ses distances après l’assassinat d’Abbane Ramdane par ses collègues du FLN. Etudiant à Genève, il reprend une activité politique dans le sillage de Belkacem Krim dans le GPRA (au ministère des armées, puis aux relations extérieures) : il est alors au Caire. Exilé quelque temps en Guinée, il revient comme expert aux négociations d’Evian : il est témoin des déchirements du FLN lors de l’accession à l’indépendance en 1962. Ce simple rappel suffit à montrer l’importance du témoignage : un observateur en première ligne, toujours armé de son indépendance d’esprit et de son esprit critique, mais à même de raconter de l’intérieur ce qu’il a vu et ressenti, sans se sentir obligé de justifier quoi que ce soit.
Les lecteurs d’Esprit seront stupéfaits de découvrir une société algérienne très différente de celle qu’ils ont connue à travers certains Algériens occidentalisés, différente de l’image qu’en donnent les idéologues et les officiels : une Algérie communautariste, musulmane et plébéienne, dans sa grande majorité. C’est une société enfermée dans une mentalité tribale reformatée par un islam archaïque pour lequel le non-musulman est un être impur 3 . Cette société ne laisse aucune place à l’individu, ni à la liberté individuelle, encore moins à la démocratie, même si certaines consultations de notables en donnent l’apparence. Cette société ne peut concevoir l’indépendance que comme le départ des non-musulmans, sur le mode de la purification, mais aussi sur le mode de la prédation : prendre leur place, leurs biens. Elle a peu de contacts avec eux : elle en est séparée par la langue, et par le mépris dans lequel elle est tenue. Les rapports qu’elle entretient avec la classe évoluée algérienne (caïds, fonctionnaires divers, gros propriétaires) sont des rapports de clientélisme : elle en attend une protection, mais dans l’attitude du serf vis-à-vis du seigneur : c’est-à-dire qu’elle entretient des sentiments de haine et de revanche, un peu comme à l’égard des Européens.
Cette société est déshéritée sous plusieurs aspects. Elle l’est matériellement : majoritairement rurale, elle a été soit contenue dans des zones montagneuses, soit dépossédée de ses terres dans les plaines, et transformée en prolétariat rural. Elle est exclue de la scolarisation, et ce de fait n’a pu s’élever dans l’échelle sociale comme les grandes familles qui, sur la base de leur prestige traditionnel et de leur éducation accumulent fortune et influence. Elle est déshéritée politiquement : ceux qui l’utilisent comme masse de manœuvre n’ont aucun souci de son éducation politique ni de son ouverture aux idées modernes : au contraire ils savent que c’est son arriération qui la rend docile et manipulable.
L’intérêt de la biographie de M.Harbi est qu’il est situé sur ces deux versants de la société algérienne et qu’il en a une conscience politique. Sa famille est riche, influente, son père est libéral, son environnement politique d’origine est réformiste (UDMA, et Ouléma 4 ). Mais son militantisme le fait activer dès le lycée dans les rangs du MTLD 5 . Comme beaucoup d’Algériens, il est conscient de cette « fracture sociale » de la société algérienne, il sait qu’elle est dissimulée en permanence, il y a toujours de bonnes raisons pour faire comme si elle n’existait pas : parce que c’est l’union sacrée de la lutte, plus tard parce qu’il faut faire face à l’ennemi étranger…Dans son livre, Mohamed Harbi lève ce tabou, et c’est son grand mérite.
La conséquence est le double langage qui circule autour de l’Algérie. L’élite algérienne connaît la société archaïque, mais elle la dissimule, elle la refoule en elle-même et dans son discours. A l’extérieur, elle présente une autre face de l’Algérie : moderne, démocrate, tolérante, prête à faire alliance avec les libéraux du monde entier pour défendre les mêmes valeurs, et avant tout l’indépendance de l’Algérie : bref, l’Algérie, c’est la France, plus l’indépendance. Dans cette optique, qu’il s’agisse de discussions publiques entre Algériens ou entre Algériens et Français, certaines questions ne sont jamais posées : celle de l’Islam, de la langue, de la femme : bref des questions qui auraient pu révéler la fracture. Le prétexte est facile : priorité absolue à la lutte pour l’indépendance. C’est ce discours qu’entendent les Occidentaux qui s’engagent pour la cause de l’Algérie. Ils mettront des années à admettre qu’il ne correspond pas à la réalité 6 .
Un autre discours est adressée à la couche déshéritée, sans culture politique, un discours qui épouse les contours de sa mentalité. L’indépendance consiste à restaurer l’Islam dans sa terre, à chasser les non-musulmans, à restaurer la justice de l’Islam, à prendre la place et les biens de ceux qui la méprisent, à punir les collaborateurs de la France (les harki, mais aussi, plus discrètement, ceux des grandes familles enrichis dans la francophonie…). Ce langage est adressé à une masse plébéienne, qui lutte pour une Algérie communautariste, musulmane, traditionnelle, arabisée. C’est elle qui porte le poids de la lutte, qui craint d’être dépouillée de sa victoire par les compromis de l’autre classe, ces « familles caïdales », déjà en place par la culture et la richesse. Elle voit en eux des Algériens éduqués, francisés, peu religieux, finalement très ressemblants aux Français, et elle les tient en suspicion…une suspicion qui dure jusqu’à ce jour.
Derrière l’écran de fumée de ce double langage, se passe le jeu politique réel, et c’est ici que le témoignage de Mohamed Harbi est capital. Il est le premier à lever le voile de l’intérieur. Mais en même temps il le fait sur le ton du militant convaincu. Par delà les règlements de comptes habituels dans ce domaine, il montre l’arrière-plan social et culturel
algérien, et aide ainsi à comprendre la situation en profondeur, surtout pour ceux qui ont découvert l’Algérie dans les années 90.
Le mouvement nationaliste naît dans les années 30. Messali Hadj l’implante d’abord dans l’immigration algérienne : une population en prise directe avec son milieu d’origine, les zones rurales d’Algérie. Son mouvement (Etoile Nord-Africaine, puis PPA, puis MTLD et finalement MNA) aura donc son enracinement dans la société plébéienne, ce qui explique son radicalisme. Un autre courant, réformiste, s’exprime dans la société algérienne évoluée : son emblème est Ferhat Abbas. Ayant bénéficié de la colonisation, elle veut améliorer sa position, tout en se méfiant de ces gens « de sac et de corde » 7 dont elle connaît et redoute la violence revendicatrice.
La lutte pour l’indépendance est déclenchée en 1954 par une élite dissidente du mouvement de Messali Hadj, le FLN, qui va lutter à la fois contre la France et contre le MNA. Il s’impose par la violence comme le seul représentant du peuple algérien. La direction du FLN, d’origine plébéienne, symbolisée par le triumvirat Krim, Boussouf, Bentobbal. Elle va se développer comme pouvoir militaire, prenant appui sur les wilayas de l’intérieur, et chassant les civils du FLN (notamment Abbane Ramdane). Dans un second temps, elle sera elle-même éliminée par les militaires de l’armée des frontières, les colonels, dont Boumediene : ceux-là sont encore plus proches de la plèbe et des pratiques violentes. Toutefois, les exigences de la représentation internationale les obligent à rester dans l’ombre et à mettre en avant les éléments issus de la bourgeoisie algérienne : Ferhat Abbas, Benkhedda. Mais le pouvoir de ceux-ci n’est que de façade, et sa réalité, comme celle de la société algérienne, éclate durant l’été 1962, lorsque ceux qui avaient cru à la démocratie sont invités à aller voir plus loin : les accords d’Evian sont morts-nés.
La même situation va se reproduire après l’indépendance : pour gérer le pays, ces militaires vont avoir besoin de la couche évoluée qualifiée francophone, tout en tenant à l’adresse de la majorité plébéienne un langage d’arabisation, d’islamisation. Tandis que la couche bourgeoise sera culpabilisée, la couche plébéienne sera toujours aussi exclue. La politique d’arabisation censée la promouvoir ne fera que la marginaliser davantage, et l’enfoncer dans un obscurantisme culturel, religieux, social, politique. Le courant islamiste, prompt à utiliser le langage de la déréliction sociale ne fera qu’accentuer ce mouvement sous le voile de l’illusion libératrice. Ce qui est toujours refusé à cette couche plébéienne, c’est l’éducation sociale, culturelle et politique qui serait la base de sa promotion.
Que dans ce contexte la violence soit le moyen ordinaire de gestion des conflits politiques, le lecteur le constate à chaque page du livre : une violence qui n’est pas congénitale ni trait culturaliste, mais élément d’une culture tribale archaïque non seulement résiduelle d’une ancienne structure, mais entretenue et utilisée par ceux dont la fortune politique s’est édifiée sur ce socle tribal présenté comme identité authentique.
Ce qui frappe aussi dans ces lignes, c’est le témoignage de l’homme. On est loin de l’auto-apologie, sa petite histoire éclaire la grande, mais on perçoit la présence de l’homme qui aurait eu une vie bien plus facile s’il s’était montré complaisant comme les autres. Il s’interroge sur le coût d’une telle vie : économique évidemment, mais aussi social : les amitiés sacrifiées à la rigueur éthique et idéologique, la vie familiale compromise. Il faut lire et relire ces pages si instructives pour qui veut comprendre l’Algérie, et attendre avec impatience la suite, car ces mémoires s’interrompent en 1962….
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1 Notamment « Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie, C.Bourgois, 1975 et Le FLN, mirage et réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Jeune Afrique, 1980.
2 Harbi, page 6
3 à l’image de certaines tribus d’Arabie décrites par Thesiger, Le Désert des déserts, Plon, 1978, ou d’Afghanistan aujourd’hui.
4 UDMA, Union du Manifeste Algérien, dirigé par Ferhat Abbas, et Mouvement des Ouléma, dirigé par Ben Badis : les deux courants exprimaient un réformisme et étaient principalement implantés dans la société bourgeoise réformiste.
5 Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, dirigé par Messali Hadj : parti plus radical, axé dès l’origine sur la revendication d’indépendance, et implanté principalement dans les milieux populaires de l’immigration ou de la société rurale en Algérie.
6 Paul Thibaud parle du « déguisement occidental » de la révolte algérienne : voir « Le combat pour l’indépendance algérienne : une fausse coïncidence », par P.Thibaud et P.Vidal-Naquet, Esprit, Avec l’Algérie, janvier 1995, p.142-sq.
7 En 1960, Ferhat Abbas dit à Harbi : « Tu es un fils de grande famille. Nous sommes avec des gens de sac et de corde… », Harbi, p.329. |
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