Gilbert GHrandguillaume

Anthropologue arabisant,
spécialiste du Maghreb et du Monde arabe.

Nedroma, l'évolution d'une médina Arabisation et politique linguistique au maghreb Sanaa Hors les murs
Bibliographie Compte-rendus Entretiens Préfaces en arabe   باللغة العربية

Compte-rendus
COMMENT LIBERER LA FEMME
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, La Quinzaine littéraire, N°745, 1er-15 septembre 1998, p.21-22.

Pierre Bourdieu , La domination masculine Editions du Seuil, collection Liber, 150 pages

Sur quoi repose la domination masculine? Celle-ci est-elle une donnée naturelle ou une construction historique? Telle est la question que pose Pierre Bourdieu dans cet ouvrage de sa collection Liber. Question fondamentale à laquelle on pourrait ajouter une autre : l’approche par le pouvoir permet-elle de penser le féminin ?
Pour entrer dans cette étude, le lecteur devra dépasser l’habituelle complexité du style et l’agacement que suscitent l’autoréférence et l’érudition de l’auteur. Ce double péage acquitté, il accédera à la stimulante richesse d’un texte qui vise à faire “par l’ethnologie une véritable socioanalyse”. Dans cette recherche du dévoilement d’un inconscient historique, Pierre Bourdieu fait un détour par la société kabyle (celle du “Sens pratique”) où il se lit en quelque sorte à découvert, pour explorer celui des sociétés modernes occidentales, à partir de réflexions et d’études de cas choisies de part et d’autre de l’Atlantique. Sans prétendre résumer un ouvrage aussi dense, soulignons-en les grands axes, qui se situent dans la droite ligne des travaux antérieurs du sociologue du Collège de France.

UNE DOMINATION NATURELLE
La domination masculine, universellement pratiquée, est généralement présentée comme un fait naturel, enraciné dans la différence des sexes. En réalité, cette domination est le produit d’une construction historique établie à partir d’”éléments identiques”. Ainsi nous pensons cette domination avec des catégories de pensée qui sont elles-mêmes le produit de cette domination. Sur la base de la différence physiologique constatée, s’établit un système de classification universelle, opposant en tout domaine le masculin au féminin comme le haut et le bas, le chaud et le froid, l’actif et le passif, le pénétrant et le pénétré, le valorisé et le dévalorisé, le fort et le faible.
Pour construire cette “archéologie objective de notre inconscient”, Pierre Bourdieu utilise la tradition kabyle, où s’affiche une “vision phallonarcissique”, une “cosmologie androcentrique” commune à toutes les sociétés méditerranéennes. Il montre alors dans le détail comment cette société projette sur l’opposition masculin-féminin la mise en oeuvre de son capital symbolique (l’honneur) en réinterprétant les données de la vie sociale et symbolique selon cette opposition de base. C’est le pouvoir et l’honneur des hommes qui nécessitent que les femmes travaillent à la maison, et cela est justifié par le fait qu’elles sont faibles et ne sauraient affronter les ennemis : la nature a bien fait les choses... L’originalité de Bourdieu est ici de démonter “le mécanisme de l’inversion de la relation entre les causes et les effets”(p.32), qui aboutit à présenter comme naturelle cette construction sociale : ce sont les différences visibles entre les corps masculin et féminin qui deviennent le garant indiscutable des valeurs fabriquées. Conception redoutable, puisque “elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une construction sociale naturalisée”(p.33).

UNE DOMINATION PARTAGEE
Ce “travail de construction symbolique” est en réalité la mise en oeuvre d’une violence symbolique qui, en tant que naturelle, imprègne autant les femmes que les hommes. Les femmes sont ainsi entraînées à juger de leur condition selon les critères de l’idéologie masculine dominante, induisant leur autodépréciation : Pierre Bourdieu montre, statistiques à l’appui, à quel point la majorité d’entre elles adopte pour se juger elles-mêmes, en toute inconscience, le point de vue des hommes : ainsi les deux tiers des femmes françaises déclarent refuser un homme moins grand qu’elles (p.45), manifestant ainsi leur attachement aux signes de la “hiérarchie sexuelle”...

LA FEMME OBJET DE L’ECHANGE
La théorie de Lévi-Strauss, selon laquelle “les hommes échangent les femmes” fit hurler autrefois les féministes... Le célèbre anthropologue ne pensait certes pas à mal, puisque pour lui, les hommes, en échangeant des femmes, échangeaient des signes : un échange que l’institution humaine, fondée sur la prohibition de l’inceste, rendait nécessaire. D’autres auteurs ont vu cet échange dans une perspective plus matérielle, tant il est vrai que la typologie générale masculin-féminin a aussi le versant sujet-objet, agent-instrument. Entre ces deux théories de l’échange des femmes comme signes ou comme marchandises, Pierre Bourdieu introduit l’”ambiguïté essentielle de l’économie des biens symboliques” (p.54) : cette économie “transforme divers matériaux bruts, au premier rang desquels la femme... en dons (et non en produits), c’est-à-dire en signes de communication qui sont indissociablement des instruments de domination”(ibid.) Dans cet échange agonistique généralisé que sont les stratégies masculines en quête d’honneur et de pouvoir, les femmes sont des objets d’échange à qui les hommes demandent surtout de ne pas chercher à faire figure d’agents (même lorsque cela paraît assez évident, comme dans la gestation...)
Une telle soif de domination n’est certes pas de tout repos...S’il y a violence sur les femmes, il y a aussi violence entre les hommes. “Le privilège masculin est aussi un piège et il trouve sa contrepartie dans la tension et la contention permanentes, parois poussées jusqu’à l’absurde, qu’impose à chaque homme le devoir d’affirmer en toute circonstance sa virilité (p.60)”. La virilité est une position périlleuse : à droite il faut affronter les hommes, à gauche il faut se défier des femmes “fortes de toutes les armes de la faiblesse” : magie certes, mais surtout peurs surgies de fantasmes non évoqués ici.
Dans une seconde partie, intitulée “L’anamnèse des constantes cachées”, l’auteur reprend les divers processus par lesquels cette vision masculine peut s’inscrire dans un inconscient individuel et collectif à travers le dressage des corps : l’inculcation de la masculinité comme noblesse, de l’être féminin comme être perçu par l’homme, faisant appel à la romancière Virginia Woolf pour accéder à une “vision féminine de la vision masculine”. Une troisième partie s’intéresse aux facteurs de permanence et aux facteurs de changement, la reproduction des valeurs masculines se perpétuant dans la diversité des situations historiques, par l’appui des institutions éducatives : la famille certes, mais surtout l’école, l’Etat, l’Eglise et tant d’autres : de vastes champs sont ouverts aux luttes féministes.

UNE DIFFERENCE DES SEXES TOUJOURS PROBLEMATIQUE
En refermant ce livre, on ne peut qu’approuver la solidité de cette construction rationnelle, qui n’est pas que “the race for theory” que P.Bourdieu reproche à d’autres (p.113). On ne peut que partager ce souci qu’il a, par sa socioanalyse, de démonter des schémas aussi partiaux, aussi oppressifs. Il reste toutefois une interrogation, qui empêche la conviction d’être totale, l’adhésion d’être entière : la question est-elle traitée au fond ? La femme peut-elle trouver sa place par cette voie ? Quel est cet inconscient dont P.Bourdieu nous apporte le dévoilement ?
En effet, en poursuivant dans la ligne d’analyse choisie par l’auteur, quelle perspective s’offre aux femmes ? Une fois levée l’hypothèque de la mystification, il leur restera à participer, sur un pied d’égalité, à la course au pouvoir qui est le lot de l’humanité ? Une fois réduite cette construction sociale, la femme sera-t-elle un homme? C’est là que le lecteur réalise brusquement que le contexte de la domination, du pouvoir, est une vue spécifiquement masculine de la différence des sexes : elle caractérise l’un, le plus “noble”, mais l’autre, qu’est-il ? La féminité est-elle une non-virilité ? Certes, en définissant celle-ci, à la suite de Freud et de tant d’autres analystes masculins aujourd’hui, comme la privation du phallus, Pierre Bourdieu fait l’impasse sur la nature réelle du féminin, comme s’il était, par un curieux retour des choses, pris dans l’idéologie qu’il dénonce. On peut douter, dans ce cas, de l’effet libératoire, pour les femmes, de sa socioanalyse.
Une réponse à ces questions nous est fournie par la psychanalyste Françoise Dolto, dont une partie des oeuvres a fait l’objet d’une réédition par les soins de la psychanalyste Muriel Djeribi. En réaction contre les analyses partielles de Freud, Françoise Dolto récuse l’opposition entre l’homme “qui en a” et la femme “qui n’en a pas” et cela, non en fonction de critères théoriques, mais à l’écoute de ses patientes féminines. La base en est la représentation du sexe chez le garçon et chez la fille. Face au pénis du garçon, la fille n’a pas “rien”, mais “un trou et un bouton” : on est déjà extrait de l’alternative “avoir/ne pas avoir”. Bien plus, elle distingue un pénis centrifuge (celui du garçon) et un pénis centripète (celui que la fille veut accueillir) . “Contrairement à ce que pensait Freud,....le dépit du pénis centrifuge est vite dépassé....Dans tous les cas de santé affective, l’honneur d’avoir une vulve, avec au sexe “un trou et un bouton” est pour les fillettes indiscutable.” Chez chaque sexe, il y a une dynamique complémentaire, mais réelle : “Relié à cette éthique inconsciente des deux sexes, il y a, en français, le sens incompatible pour une fille au sens qu’il a pour le garçon, celui du mot “tirer”. Pour la fille, c’est tirer à soi, pour le garçon c’est tirer...”pan...pan...!”.Il y a une dynamique centripète chez la fille, reliée au mot “tirer”, et une dynamique centrifuge chez le garçon.”

Les psychanalystes ne cessent de répéter que la différence des sexes est une propédeutique de la différence. C’est cette conscience de la différence, et donc de la limite, qui permet d’échapper à l’illusion de la toute-puissance, et à la folie du pouvoir. Ce contenu positif de l’inconscient féminin ne peut s’épanouir que dans la complémentarité, et non dans sa réduction, même sous prétexte d’égalité, à l’agressivité inquiète qui caractérise l’autre sexe. Il y a certes un fantasme masculin de “conter l’origine sans passer par les femmes” , de prendre la place de la femme dans la procréation, comme Pierre Bourdieu le mentionne (p.56), de ne plus faire que “un vienne de deux”, jusque dans le récent mythe de Frankenstein . En dépit de tous les « bien-disants », la femme tire de la procréation une sérénité dont l’homme est dépourvu : « La femme, toujours sûre de sa maternité, alors qu’un homme ne peut savoir sa paternité que par le dire de sa femme, est sans nécessité de donner son nom à l’enfant. L’enfant sait qui est sa mère, mais quant à son père, il ne le sait que par sa mère. La femme, pour être femme, n’a pas besoin que les autres, dans la vie, le lui disent constamment.» Ce qui montre bien la possibilité d’une évolution qui ne serait autre que la paranoïa du pouvoir, ancrée dans la vision masculine du sexe. La libération de la femme ne peut se réaliser en profondeur que dans la reconnaissance de la complémentarité des sexes.

Françoise Dolto, Sexualité féminine. La libido génitale et son destin féminin, Gallimard, 1996, et Le féminin, Gallimard, 1998
Françoise Dolto, 1996, p.91
ibid.,p.168
Nicole Loraux, Les enfants d’Athéna, Maspéro, 1981, p.13.
Monette Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, Ed. François Bourin, 1989
Françoise Dolto, 1996, p. 175.


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